La résolution 425 du Conseil de sécurité de l’ONU et la participation française à la FINUL 1978 (Joseph Hokayem)

FINUL, Guerre civile libanaise (1975-1990), Guerre du Liban (1975-1990), Travaux de recherche personnels

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Contexte historique

 

Dans la nuit du 14 mars 1978, en riposte à une opération de fedayin palestiniens infiltrés à partir du Liban le 11 mars, et qui fait 37 tués près de Tel-Aviv, Tsahal envahit le Liban-Sud. Baptisée « Opération Litani », l’opération ne vise ni l’armée libanaise ni la Force arabe de dissuasion (FAD). Son but déclaré est de liquider les bases de fedayin à partir desquelles ces derniers lancent des attaques contre Israël.

 

C’est ainsi que plus de 25000 hommes soutenus par des blindés envahissent par trois axes le Sud-Liban. L’invasion terrestre est soutenue par des attaques navales contre les ports de Saïda et de Tyr, ainsi que par des raids aériens tout le long de la route côtière menant au Liban-Sud, et tenue principalement par les différentes factions palestiniennes.

 

Le 15 mars, Ezer Weizmann, ministre de la Défense israélien, affirme qu’Israël n’a pas l’intention d’occuper le Liban-Sud, tandis que le chef d’état-major de Tsahal, Mordechaï Gour, déclare vouloir établir une ceinture de sécurité le long de la frontière avec le Liban. Il assure que ses forces n’attaqueront que des objectifs situés dans une bande frontalière de 10 kilomètres de profondeur et n’atteindront pas le Litani. Pour confirmer toutes ces déclarations, le Premier ministre Menahem Begin annonce qu’Israël va créer un no man’s land dans une bande de 10 kilomètres de profondeur et 80 kilomètres de longueur. Radio Tel-Aviv annonce quant à elle que cette bande, nettoyée de toute présence palestinienne, sera remise aux milices chrétiennes dont Israël compte faire une véritable armée.

 

Le lendemain, l’offensive se poursuit pour réduire les dernières poches de résistance et détruire les batteries qui tirent sur la Haute Galilée. Les israéliens se heurtent à une résistance inattendue dans l’Arkoub, où se déroulent des combats au corps à corps. Le 17 mars, les combats gagnent en intensité et s’étendent.

 

Le 18 mars, les israéliens attaquent au nord des 10 kilomètres de profondeur initialement fixés et avancent vers le pont de Khardali sur le Litani. L’aviation bombarde Nabatiyeh, le château de Beaufort et Ansar où les fedayin ont aménagé une piste d’atterrissage de fortune. Le 19 mars, l’aviation fait usage de bombes à fragmentation pour la première fois.

 

Résolution 425 du Conseil de sécurité et création de la FINUL

 

Le 19 mars 1978, suite aux derniers événements tragiques qui secouent le Liban-Sud, le Conseil de sécurité de l’ONU se réunit et adopte la résolution 425, qui ne condamne pas Israël, mais lui demande « que soient respectées l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance politique du Liban dans ses frontières internationalement reconnues, qu’Israël cesse immédiatement son action militaire à l’intérieur du Liban et retire sans délai ses forces de tout le territoire libanais ». La résolution décide également, à la demande du gouvernement libanais, de créer une Force intérimaire des Nations-Unies pour le Liban (FINUL).

 

La FINUL a pour missions de : « confirmer le retrait des forces israéliennes » et « aider le gouvernement libanais à assurer la restauration de son autorité effective dans la région ». C’est une mission doublement impossible car si l’armée israélienne se replie effectivement derrière la frontière, elle laisse derrière elle une « ceinture de sécurité », c’est-à-dire une série d’enclaves chrétiennes, solidement armées et assurant la protection de la zone de sécurité contre les incursions palestiniennes. Quant au fait de restaurer la souveraineté libanaise dans le sud, cette mission n’est applicable qu’à la seule condition de résorber l’Etat dans l’Etat que représente l’implantation palestinienne. Or, rien dans le mandat de la FINUL n’autorise les Casques bleus à entreprendre une action de ce genre.

 

Suite à son implantation géographique, la FINUL fait face, dans sa zone géographique, à la milice chrétienne locale alliée d’Israël, aux forces israéliennes, aux palestiniens, et enfin aux milices chiites dont notamment le Hezbollah. Cette force est ainsi placée dans une situation rendant impossible l’application des missions qui lui sont assignées. Sa présence est cependant un élément stabilisateur et est appréciée par les populations vivant dans un état de guerre permanent.

 

Les modalités de fonctionnement de la FINUL sont définies le 20 mars 1978 par la résolution 426 qui en fixe les effectifs à 4000 hommes initialement, qui seront portés à 6000 hommes par la résolution 427 du 3 mai 1978.

 

Début d’application de la résolution 425 et déploiement des premiers éléments français de la FINUL au Liban

 

Les 20 et 21 mars 1978, les israéliens stoppent leur avance et consolident leurs positions. Ils continuent le bombardement du Arkoub et de Tyr, entraînant la riposte des palestiniens qui pilonnent des localités israéliennes. Ce n’est que le 28 mars 1978 qu’Arafat ordonne un cessez-le-feu général, après avoir reçu des menaces israéliennes de reprendre l’offensive.

 

Le bilan de l’invasion israélienne est évalué côté libanais à 1168 morts dont 50% sont des civils. Les palestino-progressistes déplorent 150 à 200 morts selon l’OLP, 250 à 400 morts selon Israël. Les pertes israéliennes s’élèvent à 20 morts selon Tel-Aviv, 450 morts et blessés selon les palestiniens. Selon la Croix-Rouge, 80% des localités du Liban-Sud ont subi de sérieux dommages et sept ont été quasiment détruites. 285000 Sudistes ont dû subir l’exode.

 

Le détachement français mis à la disposition de l’ONU pour faire partie de la FINUL (mars 1978)

 

Le premier contingent français participant à la FINUL est composé d’éléments du 3e RPIMa basé à Carcassonne, ayant à sa tête le Colonel Jean Salvan. Il est composé d’un élément de commandement et de 3 Compagnies de Combat. Il est renforcé par des éléments de reconnaissance du 17e Génie, des éléments du 1er Escadron du Régiment d’Infanterie et de Chars de Marine (1er RICM), d’une section de réparation du matériel, …

 

Les premiers éléments français arrivent le 22 mars à Beyrouth. Ils sont suivis de près par le reste du contingent, le 23 mars. Dès leur arrivée, ils font l’objet d’un accueil particulièrement chaleureux. Le lendemain, ils reçoivent l’ordre de se porter au plus tôt dans la région de Tyr, avec pour instructions de n’entreprendre aucune action sans obtenir l’accord de toutes les parties intéressées et en agissant avec souplesse, patience et modération, l’emploi des armes devant être réservé à la légitime défense.

 

Le Colonel Salvan fait établir sa base d’opérations dans la caserne de Tyr, auparavant occupée par un petit détachement palestinien. La FINUL refuse l’engagement d’un combat contre les palestiniens pour se saisir du pont de Kasmiyé. En effet, ce pont commande la seule route par laquelle les palestiniens peuvent acheminer du matériel vers la poche qu’ils conservent à Tyr. Pour cette raison, ces derniers refusent de le céder à la FINUL. Dans ces conditions, le contingent français décide de verrouiller la poche de Tyr.

 

Le 26 mars, les premiers postes sont mis en place. Pour se familiariser avec le terrain, et prouver à toutes les parties en présence leur présence, les parachutistes français poussent des patrouilles à pied ou motorisées dans toutes les directions. Ceci va leur permettre de découvrir très rapidement des dépôts importants d’armes, de mines et de munitions accumulés par les palestiniens au fil des années.

 

La caserne de Tyr et les divers postes d’observation sont harcelés quotidiennement par les palestiniens, entraînant une réplique vigoureuse à chaque fois que le tir est ajusté. Le caporal-chef Godiris est le premier parachutiste français à tomber, le 24 avril 1978, au cours d’un de ces tirs de harcèlement.

 

Le 2 mai 1978, en fin d’après-midi, un petit convoi de ravitaillement français tombe dans une embuscade, à 4 kilomètres à l’est de Tyr. En même temps, une centaine de combattants palestino-progressistes attaquent la caserne de Tyr. En début de soirée, en allant négocier un cessez-le-feu avec les palestino-progressistes, le Colonel Salvan, l’Adjudant Santini et le Caporal Meresse sont pris dans une embuscade, sous un feu nourri d’armes automatiques. Santini est tué sur le coup, Salvan et Meresse sont gravement touchés. Le bilan de la journée pour le contingent français est lourd : 3 morts, 13 blessés et le commandant du contingent mis hors de combat. Mis dans l’incapacité de continuer à assumer son commandement, le Colonel Salvan est remplacé par le Lieutenant-colonel Viard.

 

Des incidents, provoqués aussi bien par les milices chrétiennes sous instigation israélienne que par les palestino-progressistes, se produiront jusqu’à la fin du séjour du premier contingent français au Liban. Le 3e RPIMa sera remplacé par des éléments du 8e RPIMa appuyés d’un escadron du 1er Hussards.

 

En conclusion, nous pouvons dire que le problème du Liban moderne est d’assurer la coexistence d’une chrétienté homogène, enracinée, décidée à conserver sa foi et son mode de vie, avec un Islam remuant, obsédé par l’unité arabe, fasciné par les révolutions de la périphérie. C’est à cette œuvre que les Casques bleus de la France ont contribué par leur dévouement et leurs sacrifices malgré leurs faibles moyens et le secteur restreint qui leur était imparti.

 

Texte de la résolution 425 du Conseil de Sécurité de l’ONU du 19 mars 1978

 

Le Conseil de sécurité,

 

Prenant note des lettres du représentant permanent du Liban (S/12600 et S/12606) et du représentant permanent d’Israël (S/12607),

 

Ayant entendu les déclarations des représentants permanents du Liban et d’Israël,

 

Gravement préoccupé par la détérioration de la situation au Moyen-Orient et ses conséquences pour le maintien de la paix internationale,

 

Convaincu que la présente situation entrave l’instauration d’une juste paix au Moyen-Orient,

 

1-Demande que soient strictement respectées l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance politique du Liban à l’intérieur de ses frontières internationalement reconnues.

 

2-Demande à Israël de cesser immédiatement son action militaire contre l’intégrité territoriale du Liban et de retirer sans délai ses forces de tout le territoire libanais.

 

3-Décide, compte tenu de la demande du gouvernement libanais, d’établir immédiatement sous son autorité une Force intérimaire des Nations unies pour le sud du Liban aux fins de confirmer le retrait des forces israéliennes, de rétablir la paix et la sécurité internationales et d’aider le gouvernement libanais à assurer la restauration de son autorité effective dans la région, cette force étant composée de personnels fournis par des Etats membres de l’Organisation des Nations unies.

 

4-Prie le secrétaire général de lui faire rapport dans les vingt-quatre heures sur l’application de la présente résolution.

 

Bibliographie

 

-Alain Gresh et Dominique Vidal, Les 100 clés du Proche-Orient, Ed. Hachette Littératures, Coll. Pluriel, 2003.

 

-Georges Corm, Le Proche-Orient éclaté : 1956-2000, Ed. Gallimard, Coll. Folio histoire, 2001.

 

-Jean Daniel, La guerre et la paix Israël-Palestine. Chroniques : 1956-2003, Ed. Odile Jacob, 2003.

 

-Karim Pakradouni, La paix manquée. Le mandat d’Elias Sarkis (1976-1982), Ed. FMA, 1983.

 

-Jean Sarkis, Histoire de la guerre du Liban, Ed. PUF, 1993.

 

-L’Orient-Le Jour, quotidien libanais francophone, de l’année 1978.

Le Liban entre la paix américaine et la paix israélienne – Nouveau Magazine numéro 1330 du 29 janvier 1983

Guerre civile libanaise (1975-1990)

C’est sur un ton ironique que la nouvelle de l’obus tombé à Khaldé, lundi dernier, à trois cents mètres du Lebanon Beach Hotel, quelques minutes avant l’ouverture du neuvième round des négociations, a été transmise par la CBS à des millions d’auditeurs à travers le monde.
John Dan, le journaliste américain, se basant sur les renseignements qu’il avait pu recueillir, a relevé que « les progrès techniques et les équipements électroniques récents avaient « des yeux et du flair » pour reconnaître la nature des engins les plus sophistiqués, mais que cette fois nul n’a été capable de déterminer le genre de ce modeste obus tombé dans les parages du lieu où se tiennent les négociateurs israéliens, libanais et américains ».
Ainsi, certains prétendirent qu’il s’agissait d’un mortier, tiré on ne sait d’où ; d’autres ont parlé d’un bazooka, toujours d’origine inconnue, mais les troisièmes ont affirmé que c’était un obus de Katioucha en provenance de Hay el-Sellom, quartier de la banlieue Sud de la capitale, connu pour sa misère et traditionnellement habité par des déshérités gauchistes, communistes et autres « istes » du même genre.
De là à conclure, non sans une certaine logique d’ailleurs, qu’en fait c’était un message adressé par les soviétiques aux américains et à leurs alliés, il n’y avait qu’un pas. Il fut d’autant plus vite franchi que l’URSS confirme son retour en force dans la région et sa présence au Liban en la personne d’un membre du Conseil soviétique à Beyrouth, M. Mohammad Asimov, qui avait personnellement condamné les négociations.
Mais la situation dans laquelle se trouvent aujourd’hui, et après le neuvième et le dixième round, les négociations, est suffisamment déplorable en elle-même. Les comptes rendus faits au Liban, en Israël et aux Etats-Unis sont explicites, même si les architectes des négociations tentent de faire croire à une campagne artificiellement orchestrée.
Deux facteurs sont pourtant symptomatiques :
1) Les négociations ne progressent que sur des questions de forme : ainsi, un ordre du jour a été établi et la décision a été prise de former des sous-commissions.
2) Les propositions faites par Philip Habib ne sont pas acceptées.
Entre ces deux tendances, apparaît une marge très étroite dans laquelle Washington et Tel-Aviv se disputent la part du lion dans la paix libanaise. Dans son entretien avec M. Percy, président de la commission des Affaires Etrangères au Congrès, Philip Habib a mis l’accent sur l’importance et l’urgence du problème posé par Israël quant aux postes d’alerte avancés tant au Barouk que sur les hauteurs de Nabatiyeh et de Maghdouché. Israël insiste pour en conserver le contrôle, et le Liban s’y oppose violemment, considérant qu’ainsi l’occupation serait maintenue, puisqu’Israël pourrait de cette manière surveiller aussi bien le Liban que son propre territoire. Dans ce cas, les retombées arabes et internationales du maintien de cette occupation seraient catastrophiques pour le Liban.
De leur côté, les Etats-Unis voudraient placer ces postes d’alerte sous le contrôle d’une organisation internationale à laquelle ils participeraient. Dans les deux cas, libanais et arabes ne sont pas d’accord, et de toute manière les deux propositions sont catégoriquement rejetées par l’URSS dont l’opinion ne peut être négligée, et qui continue à occuper une place de choix dans la région, quoi qu’en disent ceux qui prétendent le contraire.
A Percy, Habib a également confié que Tel-Aviv rejetait tout conseil relatif aux meilleures méthodes à appliquer pour aboutir à la paix avec le Liban. Israël est surtout soucieux de gagner du temps afin de pouvoir consacrer sa propre stratégie en dehors de toute pression. Mais Habib a marqué le coup en insistant sur la nécessité pour l’Administration américaine d’agir rapidement et de ne pas laisser passer l’occasion.
Que peut donc faire l’Administration américaine à cette étape, elle qui a pris trois engagements successifs pour sortir du Liban les troupes étrangères sans réussir à en remplir un seul ?
A ce sujet, le journal Wall Street, qui suit de près l’affaire libanaise, écrit sous le titre « Les acquis économiques », que plus d’un responsable dans l’Administration américaine serait d’accord aujourd’hui, après s’y être opposé par le passé, pour donner une leçon économique et financière à Israël au cas où celui-ci n’assouplirait pas sa position dans les négociations de paix avec le Liban d’abord, et la région ensuite. Ce souhait est celui de hauts responsables directement concernés par les intérêts vitaux des américains au Moyen-Orient et en Afrique. Ils ont enfin compris que les atermoiements américains et le silence des Etats-Unis face aux caprices israéliens portaient préjudice à ces intérêts.
Le Wall Street ajoute qu’il est possible que le refus du président Reagan de recevoir Menahem Begin avant que les négociations avec le Liban n’aient avancé et avant que le problème des colonies ne soit réglé, s’inscrive dans le cadre du durcissement américain, mais on ne peut compter uniquement sur une telle supposition.
Et là, le journal conclut : « Certains indices ne peuvent tromper que les braves gens. Menahem Begin agit dans les négociations de paix en cours exactement comme quelqu’un qui veut pousser Ronald Reagan à refuser de le rencontrer, ou du moins à reporter le rendez-vous prévu fin février à Washington. Car M. Begin ne veut pas accélérer un processus qui entraînerait la progression de l’initiative américaine au Moyen-Orient. Que peut-il donc se passer dans ce laps de temps ?
A Beyrouth, certains observateurs prennent pour acquises les prétentions israéliennes qui veulent faire croire que Tel-Aviv n’est pas responsable de la détérioration des négociations. C’est Israël qui réclame la paix, disent-ils ; c’est lui qui demande un Liban libre de toute pression étrangère.
Dans l’optique de ces observateurs, Israël voudrait imposer lui-même sa paix, mais ne peut pas le faire étant donné le raidissement libanais et l’attitude américaine qui découle des intérêts des Etats-Unis dans la région.
De là, surgissent les craintes qu’une nouvelle opération militaire ne vienne brouiller les cartes et redonner le dessus à la solution militaire sur la solution politique. Plusieurs facteurs justifient ces craintes :
-Le retour des experts soviétiques dans la région.
-La présence des SAM-5.
-L’escalade des attaques palestiniennes contre les positions israéliennes dans la Békaa.
-L’intensification des survols israéliens au-dessus des positions syriennes et palestiniennes.
-Les allusions israéliennes relatives à la possibilité d’inspecter les fusées placées au Liban, celles-ci ne menaçant pas le seul Israël, mais toute la présence américaine dans les eaux territoriales libanaises et chypriotes.
-Les renforts militaires israéliens du côté de la frontière syrienne.
L’opération militaire aurait un objectif précis – étendre la présence israélienne dans la montagne, surtout à Dahr el-Baïdar et en direction de Chtaura et de la Békaa, et tenter de détruire les missiles – et deux résultats politiques :
-Activer les négociations de paix globale, une fois éliminé le nouvel élément de pression soviétique.
-Faire avancer les négociations libano-israélo-américaines qui traversent une phase difficile.
Cette double éventualité prend racine dans le précédent de Beyrouth-Ouest où la solution politique a pris le pas sur la solution militaire, mais seulement après le blocus et le bombardement de la capitale.
Toutefois, ces mêmes analystes sont convaincus que, dans ces conditions, le grand perdant serait Washington qui cherche à sauvegarder sa crédibilité auprès des pays de la région. On s’attend donc à une nouvelle initiative américaine, si tant est que le tableau ainsi tracé soit exact. Philip Habib reviendrait donc dans la région, mais seulement après que les Etats-Unis aient bloqué toute possibilité d’opération militaire.

Puissants, certes, mais différemment (par Scarlett Haddad) – Nouveau Magazine numéro 1330 du 29 janvier 1983

Armée Israélienne (Tsahal), Armée Libanaise, Armée Syrienne, Guerre civile libanaise (1975-1990), Guerre du Liban (1982) "Opération Paix en Galilée", Palestiniens

Où en est la présence palestinienne au Liban, après la tornade israélienne ?

C’est une question à laquelle nous aimerions tous trouver une réponse, loin des haines ou des enthousiasmes délirants. Ce n’est pourtant guère facile, tant notre histoire des dernières années a été déterminée – douloureusement, est-il besoin de le préciser – par les fedayin de l’OLP qui se sont égarés (et plus) sur nos terres.

Cinq mois après l’évacuation des combattants (et de leurs armes lourdes) de Beyrouth, un bilan s’impose. Il est loin d’être rassurant.

 

Dans les milieux officiels, on affirme que seules les armes lourdes palestiniennes ont été saisies au cours des perquisitions effectuées par l’armée libanaise, et même par les israéliens lors de l’invasion de Beyrouth-Ouest. Les armes individuelles sont toujours entre les mains des palestiniens présents dans la capitale. Tous les dépôts et les caches secrètes existent encore, même dans les régions occupées par les israéliens et dans les camps de Beyrouth. Ni l’Etat ni Tsahal ne sont parvenus à les trouver. La présence palestinienne, dans toutes ses structures humaines et militaires, persiste partout au Liban, et la révolution palestinienne conserve jusqu’à ce jour toute son efficacité, ses cadres organisés, ses cellules et ses organisations.

L’invasion israélienne n’a permis que le retrait des armes lourdes généralement utilisées par les armées. L’infrastructure palestinienne, l’institut de recherches palestinien, le bureau officiel de l’OLP, la société Samed – qui opère sous une couverture humanitaire, s’occupant d’œuvres sociales, de productions artisanales et même industrielles, comprenant des cadres formés d’hommes et de femmes, aidée par des institutions étrangères en coordination avec la révolution palestinienne – poursuivent librement leur travail.

Au Sud, les israéliens eux-mêmes ont participé à l’installation des palestiniens en leur fournissant les moyens de reconstruire leur campement en dur. Actuellement, selon les statistiques de l’UNRWA, les réfugiés palestiniens détenteurs de cartes délivrées par cette institution depuis 1948 et leur donnant le droit à une aide matérielle, sont au nombre de 240000. Curieusement, aucun décès n’a été enregistré et systématiquement, des palestiniens non inscrits auprès de l’UNRWA remplacent ceux qui disparaissent. De plus, ce chiffre officiel compte un certain nombre de libanais qui, grâce à des appuis politiques solides, ont pu se faire inscrire en qualité de réfugiés palestiniens, pour obtenir une aide matérielle.

Les palestiniens détenteurs de cartes de réfugiés sont traités par l’Etat libanais au même titre que les libanais. Ils peuvent obtenir des passeports palestiniens. Ils sont soumis aux règles qui régissent le sort de tout étranger au Liban, concernant les visas d’entrée et de sortie. D’ailleurs, actuellement, même les diplomates doivent se soumettre aux nouveaux règlements établis pour l’entrée et la sortie du Liban.

Les israéliens auraient facilité le contact entre les palestiniens vivant au Liban et ceux vivant à l’intérieur des territoires occupés.

Seul le rôle de l’information palestinienne a disparu. Les responsables et les commandements des organisations ont quitté le Liban, mais ils préparent de nouveaux cadres et de nouveaux commandements qui poursuivent le travail clandestinement.

On peut aujourd’hui, sans risque de se tromper, affirmer que la situation des palestiniens au Liban est la même qu’en 1970, où ils avaient commencé à s’armer. Toute la campagne qui a été menée contre l’armée au moment où elle a effectué ses perquisitions, était orchestrée par les communistes surtout et par certains partis musulmans. De fait, l’armée a agi envers les palestiniens comme envers les libanais, ramassant les armes et arrêtant tous les repris de justice à quelque nationalité et à quelque communauté qu’ils appartiennent.

Dans la Békaa, un centre d’entraînement pour les palestiniens est installé au vu et au su de tous, et nul, en-dehors des cadres palestiniens, ne peut y avoir accès. C’est dire que loin d’être brisée par l’invasion israélienne, la machine palestinienne demeure, pesant à sa manière sur le cours des négociations israélo-libanaises. L’OLP est tout à fait consciente de la carte qu’elle détient et elle n’est pas près de la lâcher. Israël exige, comme première condition de son retrait, le départ du Liban de tous les combattants palestiniens. Le sachant, l’OLP ne s’y résoudra qu’en contrepartie de garanties pour le futur, concernant l’autonomie de la Cisjordanie ou une fédération jordano-palestinienne.

Mais qui peut, à l’heure actuelle, fournir des garanties aux palestiniens ? C’est pourquoi, sans vouloir jouer aux oiseaux de mauvais augure, on ne peut que douter du prochain retrait des combattants palestiniens du Liban. Celui-ci est plus que jamais lié au règlement global du problème de la région.

Par leur présence au Liban, les palestiniens sont donc une partie que l’on ne peut ignorer. Grâce à leur potentiel militaire au Nord et dans la Békaa, ils peuvent exercer des pressions sur l’Etat libanais et sur la Syrie.

Quant à leur action clandestine au Sud et en montagne, elle leur permet de menacer Israël et, par là-même, les Etats-Unis. En dépit donc des efforts libanais pour dissocier notre crise de celle du Moyen-Orient, toutes deux se trouvent plus imbriquées que jamais. La lenteur américaine, ainsi que celle des autorités libanaises, ont permis aux palestiniens de reprendre leur souffle et de consolider leur présence au Liban : ils ont eu le temps de perfectionner leur organisation, de bien cloisonner leurs diverses institutions, et ils ont toujours accès aux armes et aux explosifs, tandis que leurs services de renseignements sont toujours aussi actifs. De même, ils sont en contact avec toutes les organisations de gauche et d’extrême gauche.

Au Nord et dans la Békaa, ils comptent aujourd’hui 18000 combattants, dont 6000 sont revenus après s’être retirés de Beyrouth.

Au Sud, ils travaillent par petites cellules clandestines, dissimulés dans les champs. Par ailleurs, si, à Beyrouth, l’infrastructure militaire a été détruite, les palestiniens peuvent encore y mener une guerre de déstabilisation.

Puissants, les palestiniens le sont donc toujours au Liban. Mais de manière différente…

Palestiniens au Liban, rien n’a changé (Scarlett Haddad) – Nouveau Magazine numéro 1330 du 29 janvier 1983

Armée Israélienne (Tsahal), Armée Libanaise, Armée Syrienne, Guerre civile libanaise (1975-1990), Palestiniens

On les avait dits brisés, frappés à mort et dégoûtés du Liban. Mais huit mois après l’invasion israélienne, les palestiniens sont encore là, reprenant, lentement certes, du poil de la bête. L’OLP tentaculaire a rétabli ses ramifications sur tout notre territoire. Sa machine militaire est plus puissante que jamais au Nord et dans la Békaa, en dépit du joug syrien. Au Sud et à Beyrouth, son infrastructure demeure, son potentiel déstabilisateur aussi. Après s’être cru définitivement délivré de la menace palestinienne, le Liban redécouvre avec amertume que rien n’est encore dit. Qu’il nous semble loin ce jour malheureux pour les uns, merveilleux pour les autres, où nous avions vu partir les combattants palestiniens, le cœur lourd derrière leurs dérisoires signes de victoire ! Déchirés par des querelles internes, déçus par bon nombre de leurs frères, ils n’en retrouvent pas moins leur cohésion lorsqu’il s’agit de se réinstaller au Liban. Nous les avons rencontrés au camp de Beddawi, devenu une véritable zone militaire, alors qu’à Sabra et à Aïn el-Héloué ils ne devraient plus être que des civils. Nous nous sommes entretenus avec leurs responsables, pour aboutir à une conclusion : en ces jours fiévreux de négociations, il faut encore compter avec la présence palestinienne au Liban.

 

Les palestiniens sont devenus méfiants. Il est déjà midi et nous attendons encore, à Tripoli, l’autorisation de pénétrer dans le camp de Beddawi. On nous renvoie sans cesse d’un responsable à l’autre. Enfin, accompagnés d’un « guide », nous nous dirigeons vers le camp. Pour cela, il faut passer par Bab el-Tebbané et Baal Mohsen. Nous atteignons l’entrée du camp. A droite, la zone militaire sévèrement gardée. A gauche, un combattant à la tenue impeccable nous fait signe de passer. Nous sommes en plein cœur de Beddawi, un camp de plus de 9000 personnes, où toutes les maisons sont en dur. D’étroites ruelles défoncées font du camp un véritable labyrinthe. Ici, il n’y a pas d’immeubles. Rien que de petites constructions d’un ou deux étages, en béton. Les seuls bâtiments imposants sont ceux des écoles (il y en a cinq à Beddawi) et celui de la coopérative.

C’est l’heure du déjeuner et les ruelles sont plutôt désertes. De temps à autre, une jeep bourrée d’éléments armés passe en coup de vent. Quelques petites filles jouent dans le sable et la boue. Pour elles, l’école est terminée. Comme il n’y a pas assez de bâtiments, on s’est arrangé ainsi : le matin, c’est le tour de l’école élémentaire des filles. L’après-midi, les garçons prennent la relève.

Notre guide nous mène tout droit vers le bureau du « Kifah el-Mousallah ». Tout est délabré, triste et glacial, en dépit de minuscules chaufferettes électriques. C’est de nouveau l’attente. En vain. Les responsables ne sont pas là. Certains sont à Damas, d’autres en réunion dans la zone militaire. « Passez donc la nuit ici, et vous pourrez les voir demain matin », nous déclare aimablement notre guide. Mais nous préférons commencer par une tournée dans le camp. Tout a été dit sur les camps palestiniens. Mais curieusement, celui de Beddawi est moins miséreux que les autres. Ici, pas de cabanes en tôle. A peine 40 tentes pour les réfugiés venus du Sud et de Beyrouth, que les responsables ont d’ailleurs acceptés à contrecœur. Les 9000 personnes qui habitent le camp s’y sont presque toutes installées entre 1948 et 1950. Elles s’y sentent désormais chez elles. Mais cela ne les empêche pas de se sentir concernées par ce qui se passe ailleurs. La plupart des maisons ont chacune son mort, son combattant à l’entraînement ou son détenu à Ansar ou en Israël. Mais jusqu’à l’invasion israélienne, cela se passait loin, dans le Sud ou à Beyrouth. Aujourd’hui, les palestiniens de Beddawi prennent de plus en plus conscience de la menace qui pèse sur eux. Tout le camp semble en état d’alerte. D’autant plus que les 800 réfugiés ne sont pas avares en détails sur ce qu’ils ont enduré depuis le 6 juin dernier. Partout, on ne parle donc que d’une éventuelle confrontation avec Israël. D’ailleurs, tous les cinq mètres, on peut voir la bouche d’aération d’un abri.

Première étape de la tournée, l’école primaire de garçons. Son directeur, Loutfi Abdel-Ghani, nous reçoit d’abord avec méfiance.

-Nous avons 408 élèves et les cours sont de 13h à 17h. Dans notre école, tout est gratuit, même les livres. L’UNRWA fournit les finances et paye les traitements des instituteurs. Ces derniers habitent souvent Tripoli et ses environs. C’est pourquoi, lors des derniers événements, ils n’ont pas pu venir.

Les élèves sont-ils perturbés par ce qui se passe ?

Certainement. Le sentiment d’instabilité influe beaucoup sur leur capacité de concentration. Mais, en définitive, je crois que le niveau est acceptable. Nos programmes sont ceux fixés par l’Etat libanais et nous tentons de les suivre aussi fidèlement que possible. Malheureusement, nous manquons de manuels scolaires et de meubles.

Pourquoi ne les réclamez-vous pas ?

Nous l’avons fait. Mais nous attendons encore. Ils doivent venir de Beyrouth et, à cause des barrages et des douanes illégales, cela prend du temps. De toute façon, dans nos écoles, la situation est intenable. Dans certaines classes, nous avons cinquante élèves ! Vous rendez-vous compte ? C’est à se demander si ce n’est pas là une politique voulue de la part de l’UNRWA…

Que voulez-vous dire ?

Nous avons l’impression d’avoir été roulés sur tous les plans. Pensez donc que tout le monde négocie notre cause et que nous, nous n’avons pas le droit de le faire. Ah ! Il y aurait tant à dire. Mais, dans le fond, à quoi bon !

Autour du directeur se sont groupés quelques instituteurs. La conversation devient générale. Chacun parle de sa ville natale, en Palestine. Ils s’en souviennent à peine, d’ailleurs, et même s’ils déclarent à haute voix le contraire, au fond d’eux-mêmes, ils ont perdu l’espoir de la retrouver de sitôt. C’est pourquoi ils ont une telle amertume, une telle rancœur. Certains ont encore de la famille à Jaffa, Haïfa ou Jérusalem. Ils ont même été les voir, en passant par la Jordanie, vers 1972… Mais depuis, plus de nouvelles. Que pensent-ils des événements de Tripoli ?

-Nous souhaiterions que le calme revienne dans cette ville « hospitalière ».

-Nous le souhaitons tous. Mais y croyez-vous ?

Parfois, les silences sont plus significatifs que toutes les paroles…

-Vous savez, nous faisons de notre mieux pour tenter de rétablir le calme dans la ville. Mais ce n’est pas facile…

Dans la cour, c’est l’heure de la récréation. Les garçons s’en donnent à cœur joie. Ils jouent, bien sûr, à la guerre, avec force cris et disputes.

Nous nous dirigeons de nouveau vers le bureau du Kifah. Toujours pas de nouvelles des responsables. Entre-temps, nous visitons la coopérative et le centre de tissage et de couture financés par la société Samed qui appartient à l’OLP. Ils ressemblent à ceux du monde entier, sauf qu’ici, les éléments armés y circulent comme des rois et font leurs emplettes mitraillette à l’épaule.

16h. La délivrance apparaît sous les traits de « ikht » Samira, une solide jeune femme envoyée par les responsables pour nous piloter. Avec un sourire, elle s’excuse de son retard et, connaissant un à un les habitants du camp, elle nous mène vers ceux qui sont susceptibles de nous intéresser. Auparavant, une petite halte dans le cimetière ombragé où les femmes en noir viennent quotidiennement se recueillir. Nous nous retrouvons ensuite chez les réfugiés. 40 tentes alignées sous lesquelles vivent 800 personnes, pour la plupart de vieux couples et de petits enfants. Ils viennent pour la plupart de la Békaa. N’ayant pu supporter la dureté du climat là-bas, ils ont pris le chemin du Nord pour atterrir à Beddawi. Eternels errants, leur histoire est assez lamentable.

Khaldiyé fait partie de ces femmes auxquelles on ne peut donner d’âge. Mais en dépit des épreuves, sa voix vibre de passion lorsqu’il s’agit de raconter son exode. « J’étais à Tall el-Zaatar, dit-elle. J’ai fui pour m’installer à Damour. De là, j’ai fui une seconde fois pour me réfugier à Tarik Jédidé. Avec le départ des combattants, je me suis rendue dans la Békaa et me voici maintenant ici. Quelle sera ma prochaine étape ? Peut-être l’au-delà. Parce que sur terre, je ne vois pas où je pourrais encore aller ».

Comme il fait froid dehors, nous pénétrons à l’intérieur d’une tente. Plus de dix personnes sont groupées autour d’un petit feu. Il y a là des jeunes gens au regard sombre, des enfants effrayés et une vieille femme au visage patiné par les ans. Les jeunes étaient en train de jouer aux cartes. En nous voyant entrer, ils rangent tout précipitamment et nous « ordonnent » de ne pas prendre de photos. Accroupis sur une couverture, nous ne savons par quel bout commencer. L’hostilité est presque palpable.

D’où venez-vous ?

Nous étions tous à Nabatiyeh. Nous en sommes partis lors de l’invasion israélienne, il y a huit mois. Nous nous sommes rendus à Chatila. Nous autres, jeunes gens, sommes partis avant le massacre, mais ma mère était là-bas.

Pouvez-vous nous en parler ?

Un lourd silence, un soupir et une question :

A quel bord appartenez-vous ?

Je suis libanaise…

Que voulez-vous que je vous dise ? Cela a commencé dans l’après-midi de jeudi. Les blindés israéliens étaient près de l’hôpital Akka et à l’ambassade du Koweït. Nous sentions qu’il allait se passer quelque chose, sans trop savoir quoi. Nous avions l’impression d’être isolés, coupés du monde. Vers 14h30, un obus explose à Hay el-Arsane. Nous croyons d’abord à une opération de déminage, ou à une vendetta personnelle comme cela arrive souvent. A 18h30, les bombardements commencent véritablement. Les miliciens…

Quels miliciens ?

Si vous croyez que j’avais le temps de les identifier ! Les miliciens frappent donc à toutes les portes, sous la lumière des fusées éclairantes israéliennes. Dans la journée de vendredi, ils atteignent le milieu du camp et, samedi matin, ils sont à l’hôpital Gaza…

Chacun veut à ce moment raconter les horreurs qu’il a entendues, les détails qu’on lui a fournis. Que de fantômes haineux flottent dans l’atmosphère au cours de ces quelques minutes !

-Je me suis dirigée vers la Békaa et, hier soir, je suis arrivée à Beddawi. J’ai six enfants toujours vivants, grâce à Dieu. Je vis de l’aide que l’on me donne et je ne demande plus qu’une chose, mourir en paix avec ma famille.

Une autre femme s’approche alors de nous. Voyant le photographe, elle s’écrie : « Ah ! Vous venez photographier les réfugiés ? Priez pour ne pas connaître le même sort un jour ! ».

Vivant misérablement dans les tentes, sur une terre d’emprunt, les réfugiés ne cachent pas un certain mépris envers nous. « Vous ne savez pas profiter de ce que vous avez, s’exclame en hochant la tête une femme ridée. A peine êtes-vous seuls que vous commencez à vous battre… ».

Mais à quoi bon discuter de cela ici. Nous nous rendons chez les Saleh, qui habitent une maison en béton. Ils sont là depuis 1950 et ont largement payé leur tribu à la « Cause ».

Hasna raconte son histoire :

« Nous avons fui la Palestine en 1948. Nous nous sommes installés à Tibnine, pour venir ensuite ici et ne plus en bouger. Un de mes fils est mort il y a 13 ans, en Jordanie. Le second est prisonnier depuis 9 ans en Israël, et le troisième est mort dernièrement dans la Békaa. Il m’en reste trois et une fille. Je ne m’en plains pas. Grâce à Dieu, ils me font vivre et nous recevons de temps à autre, par le biais de la Croix-Rouge internationale, des nouvelles de mon fils. Je n’ai pas beaucoup d’espoir de le revoir vivant ».

Nous revenons au bureau du Kifah. Nous y rencontrons enfin le secrétaire général du comité populaire des camps du Nord, Ahmad Nachachibi. Il est aussi chargé de la section des réfugiés.

-Au Bared, dit-il, il y a 16000 personnes auxquelles se sont greffés 1500 réfugiés. L’OLP fournit les vêtements, les produits alimentaires. Nous avons même donné certains stocks à Rachid Karamé afin qu’il les distribue aux sinistrés à cause des derniers événements de Tripoli. L’UNRWA, de son côté, a fourni les tentes. Nous les avons d’abord refusées. Mais il n’y avait pas d’autre solution. De toute façon, ce n’est là qu’un arrangement provisoire. Nous cherchons les moyens de leur construire des maisons en béton.

Vous manque-t-il quelque chose ?

Oui. Des ustensiles de cuisine, des couvertures et des meubles. Nos responsables se sont rendus à Damas dans le but de combler les manques.

La nuit est maintenant tombée. Le camp de Beddawi se referme sur son mystère. A droite, les combattants s’entraînent inlassablement pour on ne sait plus quelle bataille. Le savent-ils d’ailleurs eux-mêmes ? Depuis si longtemps, ils ne vivent que pour combattre. Qu’importe l’identité de l’ennemi ! Sionistes, juifs, impérialistes, phalangistes… Ils mettent tout le monde dans le même panier. L’essentiel pour eux est de déverser cette insatisfaction profonde qui les mine. Même s’ils s’éloignent ainsi d’une Palestine chaque jour un peu plus inaccessible. Des tirs se font entendre à Tripoli. Aussitôt, tout le camp se met sur le pied de guerre. Des patrouilles s’organisent. Une manière de s’occuper… en attendant le grand affrontement qui ne viendra peut-être jamais.

Réforme chez les Mourabitoun – Nouveau Magazine numéro 1330 du 29 janvier 1983

Guerre civile libanaise (1975-1990), Mourabitoun

Depuis que le commandement des Mourabitoun a dissous son organisation militaire afin de se consacrer à la politique, le conseil de commandement a décidé d’accepter la démission de l’un de ses membres importants, le Dr Samir Sabbagh.

Ibrahim Koleilat, de retour de l’étranger où il se soignait, a tenu une série de réunions et pris un certain nombre de mesures imposées par les circonstances. Ainsi, le mouvement n’aura plus aucune activité militaire, l’heure étant aujourd’hui à l’action politique. Toutefois, pour demeurer présent, le conseil des Mourabitoun diffuse quotidiennement ou presque des communiqués dans lesquels il exprime son opinion sur différents problèmes et répond aux déclarations faites par les politiciens de tous bords.

On sait pourtant qu’un grand nombre de responsables ont présenté leur démission du mouvement des Mourabitoun sous le prétexte officiel de revenir à leurs affaires, abandonnées durant toutes les années de guerre. Rien n’a encore filtré sur les raisons réelles de ces dérobades massives.

Dans Beyrouth (sur)miné, gare à l’étincelle ! (par Bélinda Ibrahim) – Nouveau Magazine numéro 1329 du 22 janvier 1983

Armée Libanaise, Force Multinationale de Sécurité à Beyrouth (FMSB), Guerre civile libanaise (1975-1990)

Attention où vous mettez les pieds, vous risquez de buter sur une mine et de sauter !

Fumeurs, ne jetez pas vos mégots n’importe où, vous mettrez le feu aux poudres et ce sera l’explosion.

Dans Beyrouth transformé en entrepôt d’armes, de mines, d’explosifs et d’obus, tous accumulés en l’espace de huit ans de guerre (c’est dire quelle quantité !), le risque se trouve à chaque coin de rue. Les chiffres fournis par le 17e Régiment de Génie Parachutiste français  (17e RGP) spécialiste en déminage et sur place depuis quatre mois, sont effarants… Les mines mises « hors service » sont certes nombreuses, mais tout n’est pas encore fini !

 

Pour « libérer » certaines routes semées d’engins mortels, l’équipe spéciale des parachutistes français a eu beaucoup à faire : 37.1 hectares entièrement minés ont été complètement nettoyés, 99 bâtiments piégés ont été désamorcés, 3053 explosifs, 670 fusées, 376 obus lourds de différents calibres, 313 mines antipersonnel, 222 mines antichars, 1022 bombes à phosphore et un grand nombre d’engins pesant chacun 750 kg ont été mis hors service. Un bilan lourd (et surtout assourdissant !), sans compter les travaux de déminage effectués également par l’armée libanaise et par les autres soldats de la Force multinationale, les italiens et les américains.

Une multitude d’explosifs a été trouvée. De tout genre, de différentes origines et sources (le jeu des nations ?), fabriquées aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest (même la Chine et la Corée ont trouvé des clients). Où se trouvaient tous ces engins ? Il y avait bien sûr les apparents, ceux qu’on trouvait sur son chemin ; les moins évidents, enfouis sous terre, et les complètement dissimulés qu’on trouvait par (un malheureux) hasard dans des jouets, des bouteilles vides, des boîtes d’allumettes, des boîtes de conserves, etc. Et cela précisément au centre-ville : il suffisait de toucher à quelque chose pour qu’il y ait explosion.

Pour dire jusqu’où va le machiavélisme, on a trouvé une boîte parsemée de clous de manière à ce que, lorsqu’elle explose, ses éclats blessent les victimes sur un vaste rayon. Des mines enterrées et recouvertes de plastique (quel camouflage !) pullulaient. En bref, il semble que le nombre total d’explosifs mis hors d’usage équivaut en poids presque à la moitié de la bombe lancée sur Hiroshima – ce qui n’est pas peu dire –, et que le nombre total d’obus qu’a reçus Beyrouth durant sept ans aurait dû détruire non seulement Beyrouth, mais également deux autres villes de la même superficie…

Effrayant quand même ce bilan ! La tâche des démineurs n’a donc pas été aisée, vu la quantité, la qualité et la diversité des engins. Pour effectuer ces travaux de dépistage et de déminage, plusieurs procédés ont été utilisés, chacun dépendant de la nature de l’explosif trouvé. Le colonel Barbière, responsable des experts français se trouvant ici depuis 4 mois, nous a renseignés là-dessus.

Il existe en fait 3 procédés principaux. Le premier procédé, qui est aussi le plus dangereux, consiste à faire exploser l’engin sur place. Il concerne particulièrement les obus à gros calibre, dont le poids est énorme et qui sont difficilement transportables. Un exemple : un obus pesant près de 750 kg jeté par l’aviation israélienne est trouvé près de la position des Mourabitoun à Mazraa. Il était hors de question de l’emporter ailleurs ; on l’a fait sauter sur place, toutes précautions prises au préalable pour sauvegarder la vie des citoyens aux alentours. Le second procédé consiste à rassembler les engins de petits calibres ramassés dans différentes régions pour ensuite les faire exploser à la Cité sportive – qui se trouve, semble-t-il, être l’endroit le plus approprié pour ce genre d’opération, pour deux raisons : la première est que la Cité est presque entièrement détruite (il n’y a donc plus grand-chose à perdre), ensuite à cause de la présence d’une grande quantité de béton armé, qui réduit la force des explosions.

Quant au troisième procédé, il consiste à transporter les engins jusqu’au champ de Choueyfat pour les faire exploser. Mais la situation précaire qui prévaut dans la région n’est pas pour arranger les choses et, après les chutes d’obus qu’il y a eu, le fait de transporter des explosifs vers une région menacée pouvait mener à la catastrophe. L’opération se passe donc désormais à la Cité sportive également.

Comment se passe la chasse aux engins explosifs ? Le moyen utilisé est tout simple, la baïonnette que l’expert technique porte. Elle donne des indications précises dès qu’il y a un explosif sous terre et au-dessus. Naturellement, il existe d’autres moyens de dépistage beaucoup plus élaborés, mais la présence d’une quantité incroyable de fer et de métaux divers dans le centre-ville et dans la Cité sportive déroutait les machines et cela retardait le travail. La baïonnette reste donc – bien qu’étant un moyen élémentaire – la meilleure façon de découvrir les explosifs. Le déminage du centre-ville a pris d’ailleurs énormément de temps, les bâtiments étant tous piégés, et de la belle manière : il n’y avait pas un seul recoin qui ne menaçait de sauter au toucher !

Cent dix personnes parmi les français se sont attelées à cette dure tâche. L’équipe qui s’en occupe à la Cité sportive est formée de 10 personnes. Un travail dangereux certes, mais ô combien réconfortant, rassurant, « délivrant » ! Ca fait tellement longtemps que nous rêvons de nous promener au centre-ville sans crainte… Notre rêve semble donc se réaliser plus rapidement que nous ne l’avions cru.

Le côté Ouest de la place des Martyrs a été complètement nettoyé des obus et des mines qui s’y trouvaient, le côté Est est encore « sous ratissage ». La décision de permettre aux citoyens de s’y déplacer tranquillement ne revient donc plus qu’aux responsables libanais. Actuellement, la phase de reconstruction du centre-ville a commencé ; peut-être attend-on l’apparition des nouveaux souks pour en autoriser l’accès !

En attendant, l’équipe d’experts français en explosifs, qui était à Beyrouth depuis quatre mois, vient de se faire relever par une autre. Et la mission continue…

Mais si le déminage de plusieurs parties de la ville tire à sa fin, cela ne veut pas dire qu’on devrait de nouveau jeter les mégots de cigarettes mal éteints par terre. Il y a bien d’autres risques, tout aussi dangereux que les explosions et beaucoup plus naturels. Messieurs les fumeurs, gare aux incendies !

Vers une reconduction du mandat de la FINUL – Nouveau Magazine numéro 1329 du 15 janvier 1983

FINUL, Guerre civile libanaise (1975-1990)

En attendant de présenter une demande pour la reconduction du mandat de la FINUL, le gouvernement libanais a reçu de ses chancelleries à Moscou et à Washington les informations suivantes : tant pour les Etats-Unis que pour l’URSS, il n’est pas question d’accepter que soient modifiés la nature et l’élargissement de la mission des Casques Bleus, et par là même du nombre des soldats y travaillant.

Cependant, les deux Grands sont en désaccord sur la durée du mandat. Si Washington est favorable à un prolongement de trois mois, Moscou voudrait le pousser à six. De son côté, Israël veut mettre fin à cette présence et la remplacer par celle de l’armée libanaise, arguant de l’incapacité de la FINUL à tenir en main le Sud depuis 1978 à ce jour. Pour le moment, les autorités libanaises complètent leur dossier avant de présenter une nouvelle demande.

Tripoli, une ville libanaise à la dérive (Paru dans Libération du 7 janvier 1983 – par Sélim Nassib) – Nouveau Magazine numéro 1329 du 15 janvier 1983

Guerre civile libanaise (1975-1990)

Depuis dix jours, des affrontements très violents opposent à Tripoli, la seconde ville du Liban, milices syriennes et anti-syriennes. Notre envoyé spécial s’est rendu dans cette ville qui retrouve, en miniature, toutes les blessures de la guerre qui ont disparu à Beyrouth.

 

La grosse Mercedes crème toute crottée bondit, prend de la vitesse, s’engage à toute allure dans le rond-point, un espace nu, à découvert, cinq cent mètres. Akram continue d’appuyer sur le champignon. Il porte un drôle de chapeau fourré avec des oreillettes qui lui tombent sur les joues. Il crie, légèrement hilare, d’une voix de stentor : « Ici est le seul endroit dangereux. Regardez à droite ! C’est la colline de Baal-Mohsen. (En effet, à droite, un mur de petites maisons, rose, crème, gris bleu, qui en d’autres circonstances aurait paru aussi populaire que pacifique). Ici seulement, les francs-tireurs armés de leur fusil à lunette peuvent nous voir. Mais passé le rond-point, plus de danger ! A moins de recevoir un obus de mortier. Contre ça, on ne peut rien… ».

Cet espace du rond-point est interminable. D’une fraction de seconde à l’autre, sans même le temps du miaulement de la balle, l’une des vitres de la voiture peut s’étoiler. Instinctivement, les trois passagers que nous sommes se tassent dans leur siège. Notre militant chauffeur s’esclaffe : « N’ayez donc pas peur ! Vous devriez devenir musulmans ! Vous feriez confiance, alors, au destin… ». Les derniers mètres du champ de tir libre sont franchis sans encombre. Nous récupérons notre position assise ainsi que notre dignité. Ca y est : nous sommes à Bab el-Tebbané. Baal-Mohsen en haut, Bab el-Tebbané en bas : les deux quartiers ennemis de la capitale du Liban-Nord ; l’origine, l’abcès de fixation de la guerre de Tripoli. Pour simplifier : armée syrienne et partis prosyriens en haut, population tripolitaine encadrée de ses différentes milices en bas.

La voiture s’engage dans de petites rues éventrées par les obus et que les orages des derniers jours ont transformées en mares boueuses. Bab el-Tebbané, visage familier de la guerre, visage familier d’un quartier bombardé. Tout ce qui a disparu à Beyrouth-Ouest se retrouve ici en miniature : magasins défoncés, pans de murs écroulés, succession de rideaux de fer baissés, façades lépreuses couvertes d’inscriptions vengeresses, d’affiches jaunies représentant les tout jeunes martyrs de cette guerre du Nord. Le célèbre Kalachnikov a disparu de la capitale libanaise. Ici, il fleurit à tous les coins de trottoirs. De petits groupes de miliciens en treillis barbus, saturés de munitions, tantôt farouches et méfiants, tantôt bon enfant. Qui sont-ils ? « Les enfants du quartier, répond Akram. Que voulez-vous qu’ils fassent ? Ils défendent leurs rues. Tenez, moi-même, je suis baasiste (nous l’avons en effet trouvé au siège du Baas pro-irakien). Mais si vous grattez un peu, je suis avant tout de Bab el-Tebbané, je suis avant tout tripolitain. Si vous grattez un peu plus, sous la peau, je suis musulman ».

 

Nous nous arrêtons devant un immeuble de quatre étages qui ressemble aux autres, à la différence qu’il est plus solidement gardé. Les rafales de mitraillette et les explosions d’obus se font plus lointaines. Bandes noires (l’électricité est coupée), nous grimpons au troisième. L’antichambre est occupée par cinq hommes en armes que regarde une grande affiche où sont tracés, en calligraphie arabe, le nom de Dieu et de son prophète Mohammad. La fougue d’Akram nous introduit sans autre forme de procès dans le Saint des Saints, la pièce où se tient le commandement militaire du quartier. « Regardez ! » crie-t-il triomphalement en ouvrant la porte.

Sous nos yeux, une minuscule chambre de trois mètres sur trois, entièrement nue, entièrement entourée de matelas étroits posés à même la natte qui recouvre le sol. Assis en tailleur, sept ou huit hommes, la plupart en tenue militaire, faiblement éclairés par la lumière trop blanche d’un camping gaz. Le plus discret, le plus effacé d’entre eux, un homme qui n’a pas trente ans, petite barbe noire, trop soucieux : Khalil Accaoui, l’ancien héros de Bab el-Tebbané et de Tripoli, l’homme qui a osé tenir tête aux syriens, alors que ceux-ci, deux ans plus tôt, étaient au faîte de leur puissance.

Il a l’air un peu décontenancé par l’intrusion journalistique. Il nous invite à nous asseoir. Suivant la tradition islamique, il faut se déchausser avant d’entrer. Inutile d’attendre de grands exposés politiques de la bouche d’Accaoui. Il parle bas, d’un ton hésitant, et le chapelet de musulman croyant tourne entre ses doigts. Il dit qu’il ne sait pas au juste pourquoi, en ce moment, et depuis près d’un mois, l’armée syrienne a remis le feu aux poudres ; pourquoi le bombardement, longtemps circonscrit à Bab el-Tebbané, a débordé pour atteindre la plupart des quartiers de la ville ; pourquoi, en cette période de fêtes de fin d’année, le régime de Damas a décidé de paralyser la vie économique de la capitale du Liban-Nord ? Il dit aussi qu’il se bat parce qu’il ne peut faire autrement, parce qu’il est musulman et pieux et qu’il espère que les autres musulmans, ceux de Hama ou ceux d’Alep se réveilleront un jour… Etrange histoire que la sienne. Rien ne le prédisposait à jouer le rôle qu’il a joué. Son seul capital était l’auréole dont bénéficiait son frère qui, avant de mourir dans les geôles syriennes, était bandit d’honneur à Tripoli. Un jour de 1980, Khalil Accaoui décide de lutter contre l’occupation syrienne de sa ville. De son propre chef ; son mouvement s’appelle simplement « La Résistance Populaire ». Il s’implante solidement à Bab el-Tebbané, mais jouit bientôt d’une popularité sans limite dans l’ensemble de la ville.

Il faut dire que la domination syrienne s’exerce à Tripoli d’une façon beaucoup plus rude qu’ailleurs. Damas n’a jamais vraiment admis que cette ville frondeuse, qui a ses humeurs et son microclimat, appartienne à la République libanaise. Les vexations, les humiliations, les mesures arbitraires s’y sont succédé (« Vous ne nous êtes pas plus chers que la ville de Hama, Tripoli n’est pas autre chose qu’une rue de Damas… », aurait dit un colonel syrien à Farouk Mokaddem, chef d’un parti tripolitain, le Mouvement du 24 Octobre, au lendemain de la répression sanglante de Hama). Partout ailleurs, les partis de la gauche libanaise étaient officiellement alliés de la Syrie. Ici, ils ont été contraints d’adopter une position beaucoup plus nuancée. L’OLP elle-même a, de notoriété publique, aidé en sous-main Accaoui sans pour autant réussir à le contrôler.

En avril de cette année, l’armée syrienne décide de décrocher. Elle évacue l’essentiel de Tripoli. La gendarmerie libanaise est invitée à venir prendre le contrôle de la ville. Elle y est accueillie par des jets de fleurs et de riz. La victoire d’Accaoui semble totale.

Mais les syriens n’avaient évidemment pas renoncé, bien que le conflit ait pris dès lors une tournure nouvelle : celle d’une lutte confessionnelle. Le quartier de Baal-Mohsen dans lequel les syriens se sont retranchés est, en effet, peuplé d’alaouites. Or cette confession, une secte scindée du chiisme au 9e siècle, est celle des dirigeants de Damas alors même que la Syrie, tout comme Tripoli, est composée dans son écrasante majorité de musulmans sunnites. Résultat : quand les artilleurs professionnels des forces spéciales de l’armée syrienne tirent à boulets rouges sur le fief d’Accaoui, Bab el-Tebbané, et maintenant sur Tripoli entière – tous sunnites – les tirs partent du quartier de la minorité alaouite. Au Liban, le feu confessionnel s’allume pour moins que ça.

En outre, les événements récents ont singulièrement brouillé les cartes. Confronté coup sur coup à l’invasion israélienne, à l’élection à la présidence du chef du parti phalangiste, au désarmement unilatéral de Beyrouth-Ouest (à majorité musulmane), à la guerre du Chouf, aux négociations israélo-libanaises, Accaoui s’est trouvé complètement dépassé, déboussolé, perdu.

Alors, puisque les israéliens sont juifs, les maronites maronites, les chiites chiites, les druzes druzes, les alaouites alaouites, il est devenu ce qu’il ne croyait pas être : avant tout musulman sunnite. Sa résistance populaire s’est fondue dans un Mouvement d’Unité Islamique. Un front qui comprend deux organisations intégristes et qui aujourd’hui est dirigé par un chef religieux, Cheikh Saïd, qui roule en Mercedes noire. Il n’est plus resté à Accaoui qu’à s’enfermer à Bab el-Tebbané et à défendre militairement son quartier. « C’est vrai qu’il est honnête, me dira avec une pointe désapprobatrice Abdel Magid el-Rafihi, mais cet homme n’est qu’écume de la mer. Quand la situation redeviendra normale à Tripoli, chacun reprendra sa place et son importance réelle ». En attendant, la ville est livrée, quoi qu’en disent ses responsables, au démon  du confessionnalisme et de l’incertitude. Aux confins du Liban et de la Syrie, elle est tout entière dans l’impasse.

Dans les hôpitaux de la ville, avec des mines à tuer père et mère, des combattants en armes amènent sans interruption des blessés par les éclats d’obus. Les blessés de Baal-Mohsen, eux, sont évacués vers les hôpitaux de Zghorta, la ville chrétienne de Frangié, anti-phalangiste et allié aux syriens. Imbroglio libanais. Autour des lits d’hôpitaux de Tripoli, les familles se pressent, débordant de rage contre l’armée syrienne et ses alliés locaux. « Nous allons les faire disparaître ! », me crie, vengeur, depuis son lit, l’un des blessés.

-Vous allez faire disparaître qui ?

-Les alaouites !

La réponse est accueillie par un brouhaha de satisfaction par la vingtaine de personnes qui occupent la chambre d’hôpital. Chacun veut alors intervenir, pour dénoncer « les assassins » qui bombardent Tripoli, et critiquer le principal député de la ville, Rachid Karamé, ancien Premier ministre, qui ne prend pas de position suffisamment nette vis-à-vis de Damas et « reste dans son palais alors que le pauvre peuple est bombardé ». Une commerçante me tire de côté pour me confier que la ville est menacée de banqueroute, que le simple arrêt des affaires coûte 100 millions de livres par mois (160 millions de francs), sans parler des destructions, des morts (une centaine depuis un mois que les combats durent), des blessés (plus de trois cent), du rationnement de la nourriture, de l’essence, de l’électricité…

« C’est un complot » : voilà ce qu’on vous répétera aux quatre coins de la ville. « Israël entend garder une bande de quarante kilomètres au Sud-Liban. Alors, en bombardant Tripoli, la Syrie tente aussi de s’offrir une bande de quarante kilomètres du Nord-Liban ». Le reste du pays ? « Ce sera une principauté dirigée par les chrétiens ». D’autres rumeurs disent que le « complot » est simplement destiné à briser Tripoli, la plus authentiquement arabe des cités libanaises, pour que puisse s’établir une paix israélo-libanaise. D’autres encore soupçonnent l’Etat libanais, via son Second Bureau, de provoquer des troubles pour donner à l’armée légale un prétexte pour intervenir. La ville entière bruit d’informations et d’analyses aussi invérifiables les uns que les autres. En réalité, Tripoli est à la dérive et ne sait plus de quel côté se tourner.

Accompagné d’officiers syriens, Rachid Karamé revient de Damas où il s’est rendu pour vingt-quatre heures, afin d’y rencontrer le président Assad. Dans son salon transformé en sérail oriental, grouillant de politiciens et d’hommes en armes, il me dit qu’un cessez-le-feu a été décidé, qu’il est optimiste, très optimiste, et que la crise est virtuellement réglée. En fait, les conditions de Damas ont été débattues : division de Tripoli en deux, la première moitié étant placée sous le contrôle du Mouvement National (gauche) et du Comité de Coordination présidé par Karamé (cette moitié reviendrait de la sorte sous la tutelle indirecte de l’armée syrienne), l’autre moitié étant confiée à la gendarmerie libanaise…

Mais Karamé n’a pas le temps de proclamer le cessez-le-feu que les bombes recommencent à tomber sur Bab el-Tebbané. Il n’a pas le temps d’exposer les termes du diktat syrien que le déluge de fer s’étend aux autres quartiers de la ville. Loin de Beyrouth « pacifiée », tout se passe comme si le feu follet de la guerre s’était simplement déplacé vers une autre victime, une nouvelle ville martyre.