La campagne de Syrie: une blessure morale – Les chemins de la Mémoire numéro 221 – Décembre 2011 – Laetitia Vion

Armée Française du Levant

La campagne de Syrie: une blessure morale – Les chemins de la Mémoire numéro 221 – Décembre 2011 – Laetitia Vion

 

Moins connus que les succès militaires des FFL à Bir Hakim en 1942, les combats de la campagne de Syrie, entre mai et juin 1941, virent s’affronter, non sans déchirement, des français vichystes du Levant contre leurs compatriotes qui avaient choisi de suivre le général de Gaulle dans son combat pour la France libre.

 

La campagne de Syrie, ou opération Exporter, voit l’invasion par les Alliés de la Syrie et du Liban, alors sous contrôle du gouvernement de Vichy. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la Société des Nations avait en effet confié aux français un mandat au Levant afin de conduire progressivement la Syrie et le Liban vers l’indépendance. Au printemps 1941, les raisons de cette campagne qui va plonger ces territoires dans la guerre sont multiples. Le général Dentz, nommé haut-commissaire en Syrie après s’être rallié au maréchal Pétain, est chargé de maintenir l’ordre et l’intégrité de ces territoires. De son côté, le général de Gaulle voit dans ces terres un vivier d’hommes susceptibles de rejoindre les premiers éléments des forces de la France libre qu’il commence à constituer. Si les britanniques semblent initialement hésitants quant à une telle opération, la situation irakienne, où une révolte contre l’autorité anglaise est soutenue par les allemands, finit par les décider. Surtout, ils voient dans l’autorisation donnée par le général Dentz aux allemands de ravitailler leurs avions à l’aérodrome d’Alep le signe d’une collaboration active et militaire. Après avoir pris connaissance du projet de l’amiral Darlan, alors chef du gouvernement, de permettre l’utilisation de bases aériennes et navales, et la livraison de matériel de guerre à l’armée allemande, les britanniques décident d’une opération militaire en Syrie.

L’invasion du Levant français est menée sous le commandement britannique du général Wilson, avec les troupes alliées britanniques, indiennes, australiennes, et françaises. La 1re division légère de la France libre, qui compte 5400 hommes, se rassemble en Palestine, au camp de Kastina, sous les ordres du général Legentilhomme. Elle est constituée de militaires et de civils engagés après l’armistice de 1940, de légionnaires et de troupes coloniales d’Afrique du Nord et d’Afrique noire qui ont suivi leurs officiers.

L’opération est lancée le 8 juin 1941 : la 7e division australienne se dirige le long de la côte de Saint-Jean-d’Acre vers Beyrouth, soutenue par les tirs de la Royal Navy, tandis que la 1re division FFL et la 5e brigade indienne pénètrent en Syrie en direction de Damas. Le général Dentz sollicite l’intervention de l’aviation allemande, avant de se rétracter. La Luftwaffe intervient finalement entre le 15 juin et le 8 juillet, mais hors de la zone de combat terrestre, infligeant des dommages aux forces navales britanniques. Au cours de combats fratricides, les soldats des FFL doivent affronter d’autres français, vichystes, comme à Kissoueh pour la prise du Djebel Maani. Dès le 15 juin, Dentz organise une contre-offensive qui, sans parvenir à faire évoluer la situation, cause de nombreuses pertes aux deux camps. A partir du 17, et à la fin d’une campagne ratée en Lybie, de nouvelles forces sont engagées du côté allié. Les gaullistes et les britanniques entrent finalement à Damas le 21 juin, mais, Dentz refusant le cessez-le-feu, les affrontements se poursuivent jusqu’au 12 juillet.

Après 34 jours de combats, les pertes humaines sont importantes : 4700 morts et blessés parmi les soldats du Commonwealth, 156 tués chez les Français libres et 1066 chez les soldats de l’armée du Levant. L’armistice est signé à Saint-Jean-d’Acre le 14 juillet, remettant aux britanniques le mandat sur les pays du Levant. Le général Catroux, représentant de la France libre, n’est pas autorisé à signer, Dentz refusant de traiter avec les gaullistes. Les français de Syrie ont désormais la possibilité de se rallier à la cause alliée ou d’être rapatriés en France. 6000 d’entre eux font le choix de s’enrôler dans les Forces françaises libres, tandis que la grande majorité préfère rejoindre la métropole. Cette opération au Levant est l’illustration tragique de cette période des années 1940-1941 où deux France se sont opposées. Le dilemme des officiers a atteint son paroxysme dans la campagne de Syrie. Pour Dentz, désobéir à Vichy en refusant le combat signifiait la rupture de l’armistice et donc le risque d’invasion de la zone libre et de la mainmise des allemands sur l’Afrique du Nord. Pour de Gaulle, cette opération était nécessaire pour rallier l’armée du Levant forte de 37000 hommes à son combat pour la France libre. Animés d’un grand sens du devoir, mais nourrissant des convictions opposées et s’accusant mutuellement de trahison, ces hommes ont été jusqu’au bout de leur engagement.

ESSAI SUR LA DOMINATION FRANCAISE EN SYRIE DURANT LE MOYEN AGE PAR E. G. REY 1866

Croisades

ESSAI SUR LA DOMINATION FRANCAISE EN SYRIE DURANT LE MOYEN AGE

 

PAR E. G. REY

 

1866

 

 

Il y a près de dix ans, un premier séjour en Orient me révéla toute l’importance des croisades beaucoup plus complètement que ne l’avait fait la lecture des historiens, et je n’hésitai pas alors à diriger toutes mes recherches de ce côté.

Chargé par Son Excellence M. le ministre de l’instruction publique de l’annotation complémentaire des Lignages d’outre-mer de Dufresne du Cange, j’ai commencé la publication de ce grand travail, qui fait partie de la Collection des documents inédits relatifs à l’histoire de France.

Je prépare en ce moment l’étude des forteresses élevées en Syrie et à Chypre du temps des croisades.

J’essayerai dans un autre ouvrage, consacré aux divisions territoriales et administratives des colonies chrétiennes d’Orient, de combler une partie des lacunes si nombreuses qui existent dans la géographie de la Terre Sainte du moyen âge.

Un laps de temps relativement assez long s’écoulera encore avant l’entier achèvement et la publication de ces divers ouvrages ; je me décide donc à tracer ici en quelques pages le programme que je me suis donné la tâche de remplir.

 

 

I

 

 

Dans le cours de mes deux derniers voyages en Syrie, un fait m’a frappé qui intéresse l’histoire générale de l’Europe et la nôtre en particulier : c’est l’esprit d’organisation politique apportée en Orient par les croisades ; c’est l’établissement d’un système social non seulement dans la Palestine dont nous avons la carte et les annales, mais au-delà encore dans les vallées inconnues et inexplorées qui semblaient être restées en dehors de la grande entreprise occidentale en Orient. Là pourtant, dorment dans l’oubli des monuments qui sont les vestiges de notre domination et portent l’empreinte d’une pensée française.

Les Assises de Jérusalem nous révèlent comment la société féodale fut transportée en Orient. Les diplômes et les chartes sortis des chancelleries de Jérusalem, de Tripoli, d’Antioche, sont des témoins irrécusables et singulièrement curieux à consulter. Enfin les Lignages d’outre-mer de Dufresne du Cange, dont la publication a été entreprise par le ministère de l’instruction publique, jettent de nouvelles lumières sur cette œuvre nationale et lointaine de nos pères. Mais moi-même, en dépouillant ces archives, j’étais forcé de reconnaître, je l’avoue, que l’étude longue et sérieuse de ces documents n’est que la moitié de la tâche qu’il faut accomplir, qu’elle se trouve toujours incomplète par quelque endroit et qu’enfin on a eu raison de dire : « La connaissance des lieux serait nécessaire si l’on entreprenait d’écrire une véritable histoire des croisades[1] ».

Un doute subsiste en effet sur la portée réelle et la valeur positive des croisades quand on juge l’esprit de l’entreprise par ses résultats. Plus les documents écrits sont nombreux, plus on est tenté de croire qu’une illusion un peu ambitieuse et irréfléchie emportait nos ancêtres vers la Terre Sainte, s’il était vrai que les parchemins seuls gardent la trace de leurs espérances.

Or la domination française en Syrie est écrite sur le sol par les monuments militaires et religieux qui portent le double caractère de la société du temps. L’étude des lieux par le géographe et l’archéologue justifie la conception politique des chefs et concorde avec les documents diplomatiques des chancelleries. Partout sur son passage le voyageur rencontre, avec une émotion extrême, la preuve muette mais encore vivante de l’unité de l’œuvre. J’ai entrepris cet examen en 1859 comme un voyage de découvertes. J’étais conduit en quelque sorte par un pressentiment. Je l’ai renouvelé en 1864 après m’être initié de plus près encore à l’étude des archives chrétiennes et des historiens arabes. Aujourd’hui, en réunissant ce que j’ai vu et ce que j’ai lu, en achevant du même coup de rassembler mes notes et de publier les Lignages d’outre-mer, je me persuade que l’histoire de la domination française en Syrie est un des faits les plus intéressants à connaître pour quiconque n’est pas indifférent aux destinées de son pays, et je dégage de mes notes pour les soumettre au public, comme spécimen de mes travaux, quelques considérations générales et les preuves essentielles qui ont rapport à cette question.

 

 

II

 

 

Les croisades en Terre Sainte ne sont pas, à proprement parler, un événement. Croire qu’il a suffi de la parole éloquente d’un moine ou du repentir d’un seigneur pour susciter ces grandes expéditions n’est plus possible. C’est un mouvement d’opinion très énergique, mais très réfléchi et mûri longuement, qui a été dirigé un jour par des chefs intelligents, et la pensée de conquête qui s’y remarque a été fortifiée par une pensée d’organisation.

Les croisades entreprises en Europe, les croisades intérieures, celles de l’ordre teutonique en Prusse, de Simon de Montfort en Languedoc et des rois espagnols chez eux, n’offrent pas le même caractère ou ne l’ont pas au même degré.

En Prusse et en Espagne on combat pied à pied, la lutte est successive ; on se replie ou l’on avance selon les temps. En Languedoc on n’ose pas concevoir immédiatement l’idée de rendre français les pays de langue provençale qui sont chrétiens. Là, les chevaliers arrivent au printemps pour combattre pendant quarante jours les hérétiques albigeois, mais ils ne veulent pas s’établir sur les terres de Raymond, comte de Toulouse.

On les en prie, ils s’y refusent : témoin le comte de Nevers et le comte de Saint-Pol qui déclarent, quand l’abbé de Cîteaux leur offre des terres, ne pas avoir la convoitise de l’autrui.

« Puis il leur dit que dans la contrée par les croisés conquise, il veut qu’il y ait tout de suite (pour gouverneur) un seigneur d’élite. Il propose au comte de Nevers de l’être ; mais (celui-ci) ne veut à aucun prix consentir ; le comte de Saint-Pol non plus, qui fut élu ensuite. Ils disent que si longtemps qu’ils puissent vivre, ils ont assez de terre dans le royaume de France, où naquirent leurs pères, et n’ont aucune envie de la terre d’autrui. Et (l’on croirait que) dans tout l’host, il n’y a pas un (baron) qui ne se tienne pour trahi s’il accepte cette terre[2] ».

L’homme qui accepta la terre d’autrui fut un ambitieux, Simon de Montfort, qui, ne pouvant égaler les grands feudataires, voulut à tout prix se tailler des domaines proportionnés au rang où son ambition tendait à s’élever.

Les croisades en Terre Sainte ne présentaient pas les mêmes obligations restrictives de seigneur à seigneur, elles ne permettaient pas des expéditions à courte échéance, elles exigeaient, ou du moins elles supposaient, un but plus absolu et des prévisions plus précises ; enfin elles devaient réunir comme des forces diverses et faire converger sur un même point les intérêts et les croyances de ceux qui y consacraient une partie de leur vie.

Les causes des croisades sont de trois ordres : religieuses, militaires et commerciales ; elles intéressent également toutes les idées des peuples.

L’idée religieuse qui date de loin a été incessamment entretenue par la coutume des pèlerinages aux lieux saints, coutume ininterrompue durant tout le moyen âge ; depuis le jour où Constantin devenu empereur a embrassé la foi du Christ, mis fin aux persécutions et inauguré politiquement la suprématie de l’Eglise, il part de toutes provinces romaines des pèlerins qui tracent la route future des croisades. Plus tard, quand la barbarie et l’empire se fondent ensemble sous la main créatrice de Charlemagne, l’unité morale de la chrétienté prend chez les guerriers germains une couleur chevaleresque. Les compagnons du chef, les pairs, entrevoient le monde oriental comme le but mystérieux des entreprises extraordinaires ; et au-delà de Rome où Charlemagne s’est fait couronner, Jérusalem semble déjà marquée comme la métropole à reconquérir.

L’imagination populaire s’empare de ce rêve magnifique que la foi encourage, et bientôt l’écho de ces pensées retentira dans les chansons de gestes, dans les poèmes du voyage de Charles Magne à Jérusalem, de Raoul de Cambrai, de Girard de Viane et surtout de Roland : c’est l’auteur de la Chanson de Roland qui fait intervenir Dieu même pour entraîner la France en Orient :

« Charle est couché dans sa chambre voûtée ;

Saint Gabriel de par Dieu lui vint dire :

Charles, convoque encor ta grande armée,

Va conquérir la terre de Syrie.

Tu secourras le roi Vivien d’Antioche

Dans la cité que ces payens assiégent ;

Là les chrétiens te réclament et crient ».

 

On s’excite à la croisade. Les incursions de l’islamisme en Europe irritent encore les colères et les aspirations de la foule.

Dès le commencement du XIe siècle, les plus grands seigneurs du temps subissent l’action de cet enthousiasme dont nous venons de signaler la trace dans les chants populaires ; on compte parmi les pèlerins qui se rendirent alors en Terre Sainte, Hélie Ier, comte de Périgord ; Gui, comte de Limoges ; Thierry, comte de Hollande ; Conrad de Luxembourg ; Robert de Flandre ; Guillaume IV, comte de Toulouse ; Robert Ier de Normandie, et une foule d’autres. Mais c’était là une simple avant-garde. La foi toute seule pouvait enflammer les cœurs ; elle ne suffisait pas à déterminer une entreprise bien concertée.

D’autres mobiles agirent sur l’esprit de l’Occident. Je viens de parler des normands : ils représentent le génie d’entreprise.

Ce sont les derniers envahisseurs, et la mer est leur chemin. A peine établis dans le Nord de la France, ils portent leurs courses sur la Méditerranée et s’emparent de la Sicile. Le succès de Robert Guiscard et de ses compagnons, qui paraît au premier abord un heureux coup de main, exerça une influence décisive sur l’esprit des cités et des nations qui touchaient à la Méditerranée. On pouvait donc, avec quelque hardiesse, se saisir de terres nouvelles, se tailler des royaumes au Sud et à l’Est de l’Europe, et s’y créer des monarchies indépendantes des rois suzerains. On pouvait prendre pied en Sicile comme les normands, ou dans l’Espagne arabe comme les Castillans à cette époque, et refouler l’islamisme en marquant d’avance les étapes de la conquête. Enfin on pouvait, à l’exemple d’Henri de Bourgogne, choisir pour ce dessein des pays d’une richesse proverbiale ; car les normands s’enrichissaient en même temps qu’ils se faisaient rois.

Marseille et les républiques maritimes de l’Italie furent plus touchées de cette dernière perspective que du reste. Le commerce avec le Levant faisait leur vie. Des côtes de l’Asie Mineure arrivaient les vins précieux, les belles pelleteries et les produits manufacturés, tels que les cotons, les toiles peintes, les étoffes de Damas. Ces objets de luxe rapportés par les vaisseaux de Venise et répandus en Europe entretenaient une idée du luxe asiatique qui séduisait le monde féodal et poussait le commerce à de nouveaux développements. Dans le même temps où l’on parlait des pèlerinages chrétiens et des conquêtes normandes, on montrait de loin les comptoirs des négociants vénitiens, comme Alexandrie, vaste entrepôt des marchandises de l’Inde, de l’Arabie, de la Perse, ou les comptoirs des Génois, des Pisans, des Amalfitains. Le luxe et l’activité commerciale qui régnaient à Amalfi ont inspiré à un poète du XIe siècle une description en vers citée par Muratori[3]. Un autre auteur contemporain n’en parle pas avec moins d’admiration.

« C’était chose merveilleuse, dit-il, que l’abondance de l’or, de l’argent et des marchandises précieuses qui s’y trouvaient. Toutes les places, toutes les maisons, dans les occasions solennelles, étaient tendues de draperies de soie, de brocard et de pourpre, avec des tapis de grande valeur, tandis que par les rues les précieux aromates de l’Orient brûlaient et embaumaient l’air ! ». Les marins et les négociants de ces villes de la Méditerranée étaient naturellement les précurseurs de la croisade dont ils devaient plus tard devenir les auxiliaires et les guides.

Mais, on le sait d’avance, ces guides ne sont pas de ceux sur lesquels on doit compter absolument. Intéressés par position et par calcul à aider à l’occupation de la terre sainte, ils sont inconstants par cela même qu’ils sont intéressés. L’ambition commerciale ne suffit pas plus à résoudre seule la grande question de la croisade que l’ardeur nomade et conquérante des normands, que l’enthousiasme religieux de la foule ou que les accents des poètes. Toutes ces causes sont essentielles et capitales ; aucune d’elles n’est déterminante.

Il manque un plan d’ensemble dans lequel viennent se réunir ces causes diverses comme autant de forces ; il faut qu’un homme ou qu’une nation propose ce plan, combine la coopération de tous, trace l’expédition, assure la conquête et règle d’avance la prise de possession. C’est la France qui paraît avoir apporté cette idée virile et définitive d’organisation.

 

 

III

 

 

Au moment où l’Europe était le plus vivement préoccupée des progrès des arabes et sous le coup d’une nouvelle invasion musulmane, à la fin du XIe siècle, son plan d’expédition fut proposé.

L’heure était bien choisie pour se faire écouter. La plus grande partie de l’Asie Mineure, la Syrie, l’Egypte, l’Afrique romaine, l’Espagne et la Sicile avaient déjà été subjuguées par l’islamisme qui sorti des sables brûlants de l’Arabie venait menacer Rome même.

Vainement paré du titre et d’un lambeau de la pourpre des Césars, Alexis Comnène, assis sur le trône chancelant de Byzance, appelait alors l’Occident chrétien à la défense de ce dernier débris de l’empire romain.

Le chef de la chrétienté et la France proposèrent le moyen le plus sûr de parer à cette invasion : c’était de la prévenir en portant la guerre au sein même de l’Orient, et d’y former des établissements considérables.

On avait pu étudier ce projet pendant toute la durée du siècle, grâce aux pèlerins qui affluaient à Jérusalem, qui appartenaient à toutes les classes et qui observaient le pays. Ce n’étaient plus des individus isolés. En l’année 1054, on vit partir pour Jérusalem l’évêque de Cambrai accompagné de plus de 3000 pèlerins ; peu après 7000 autres y suivirent l’archevêque de Mayence.

Parmi ces pèlerins, les plus lointaines contrées de l’Europe étaient représentées ; il y avait des gens originaires de l’Irlande, des îles Faroer, des Orcades, de la Suède et de la Norvège, et nous savons que ces divers pays entretenaient alors des relations suivies avec la Syrie[4].

La France fut donc comprise de toutes les nations chrétiennes quand elle leur adressa un appel par la voix du pape Urbain II, et qu’elle leur soumit un projet positif et réalisable.

 

 

IV

 

 

Le plan de campagne qui semble avoir été arrêté avant le départ de l’armée en 1096, fut très habilement conçu. En voici l’exposé rapide :

S’appuyer sur l’empire grec pour ébranler la puissance musulmane en Asie Mineure ; pénétrer avec son aide aussi loin que possible à travers ce pays, se diriger vers le Taurus, puis s’ouvrir les armes à la main la route de la Palestine ;

Fonder, comme on l’a fait, la principauté d’Edesse et conquérir toute la Syrie avec une partie de l’Arabie Pétrée ; mettre ainsi le grand désert de Palmyre entre les Etats des califes de Bagdad et les colonies chrétiennes qui, séparant de la sorte l’Arabistan de l’Egypte, diviseraient le colosse de la puissance musulmane en deux parties, et resteraient défendues par des frontières naturelles contre les efforts de l’islamisme. Au Sud, l’Arabie Pétrée et le désert de Sin les séparaient de l’Egypte.

Ces obstacles semés par la nature concourraient puissamment à la défense du nouvel Etat en lui assurant cet avantage sur toutes les armées qui auraient tenté de l’envahir : qu’avant d’atteindre les frontières, elles auraient eu à supporter des fatigues et des privations sans nombre, et que parvenues là, elles se trouveraient en présence de troupes fraîches et pleines d’ardeur combattant pro aris et focis.

La marche suivie par l’armée chrétienne, les donations faites par l’empereur grec paraissent venir corroborer le peu que nous savons de ce plan.

 

 

V

 

 

La formation des principautés ne fut que l’application politique de ce plan militaire.

Au-delà du Taurus, entre cette chaîne de montagnes et la mer, les populations arméniennes qui appartiennent à la chrétienté viennent d’occuper, sous les premiers princes de la dynastie roupénienne, la Cilicie et le versant Sud du Taurus. Ce nouvel Etat, fortifié par l’arrivée des Francs, devient le royaume d’Arménie. Il assurera ainsi aux chrétiens pour frontière naturelle, vers le Nord, les montagnes du Taurus.

Edesse déclarée sous Baudouin principauté française, met au pouvoir des croisés la Mésopotamie jusqu’au Tigre. Elle fermera la route de ce côté aux armées que les princes mahométans de Mossoul et de Bagdad enverraient au secours des émirs musulmans de Syrie.

Cette province entièrement conquise, ainsi qu’une partie de l’Arabie Pétrée jusqu’à Etzion Gaber, devenait de la sorte entre les mains des Francs une colonie de premier ordre.

Les événements, la configuration du pays et la nécessité de donner à certains princes occidentaux venus en Syrie des fiefs proportionnés à leur rang, décident la formation des principautés d’Antioche et de Tripoli.

Le reste du pays subdivisé en fiefs secondaires, comme les comtés d’Ascalon, de Jaffa, de Césarée, la principauté de Galilée, etc., forme le domaine royal.

 

 

VI

 

 

Ces grandes divisions du territoire sont à peine terminées, que les Francs procèdent à l’organisation intérieure des principautés. Elle est immédiate, ou du moins elle est préparée d’avance.

Les nouvelles conquêtes se partagent en fiefs, se couvrent de châteaux, d’églises, de monastères, et sont soumises dans toute leur étendue à un système social qui embrasse la population indigène comme les conquérants.

Les institutions de la guerre et celles de la paix sont fondées ; la défense du sol est répartie, le droit de possession déterminé, le soin de la culture et des irrigations[5] assuré, les corvées, les droits d’herbage et jusqu’aux pêcheries maritimes et fluviales s’y trouvent réglementées[6].

L’organisation militaire est réglée par les 271e et 272e chapitres des assises de la haute Cour : le premier indique le nombre de chevaliers dus par chaque fief, et le second celui des sergents dus par les églises et les bourgeoisies pour la défense du royaume.

Nous savons en outre que les grands ordres militaires avaient à leur solde des chevaliers et des sergents[7] engagés dans les divers fiefs, moyennant une redevance annuelle, et qui en retour devaient le service militaire à la réquisition du grand maître de l’ordre.

Durant les dernières années du royaume Latin de Jérusalem, ces grands ordres militaires deviendront possesseurs de la plupart des fiefs et des châteaux, qui, par leur position, sont des points stratégiques de premier ordre, et ils les transformeront en vastes places d’armes, pour garder les passages, dominer les provinces, en assurer la soumission, et au besoin servir de base aux opérations d’une armée tenant la campagne.

Le détail était prévu. Chaque possession territoriale devait en temps de guerre un nombre déterminé de cavaliers, nommé chevalée[8].

En temps de paix, elle prenait l’aspect d’un pays régulièrement administré et régi par une loi civile uniforme. Elle était comprise dans le cadre des subdivisions rurales.

Les subdivisions rurales ou casaux avec leurs redevances sont indiquées très nettement dans les chartes de donation ou d’échange remontant à cette époque et qui nous sont parvenues.

Chez les Latins, le nom de casal était donné à des villages ou à des fermes habitées par des syriens chrétiens et musulmans, des grecs, des turcs ou même des bédouins. La population se divisait en hommes liges devant le service militaire, et parmi lesquels il y en avait quelques-uns d’origine franque, et en vilains ou serfs ruraux. Le territoire du Casal de partageait en gastines et en charrues[9] ; sur leur nombre généralement on fixait les redevances dues par le casal à la seigneurie dont il dépendait.

Dès que la guerre réclamait les bras du cultivateur, on opérait dans le plus grand ordre l’appel de cette landwehr agricole.

Le continuateur de Guillaume de Tyr[10] dit que les quarante jours qui précédaient la cessation ou la rupture d’une trêve avec les sarrasins étaient employés à retirer les gens des casaux pour les faire rentrer dans les villes ou dans les forteresses.

Telle était, dans ses traits principaux, l’organisation militaire et rurale des principautés chrétiennes.

Les rapports des chrétiens avec les indigènes s’établirent promptement et avec la même sagesse politique. Ce que l’on a dit au siècle dernier de l’intolérance, du fanatisme et de l’aveuglement des Francs en face de l’islamisme est démenti par les faits. Ils vécurent ensemble non seulement dans les campagnes, mais dans les villes, dans les montagnes, dans les ports de mer et jusque dans les rangs de l’armée occidentale.

Il y avait alors à la solde des chrétiens de Palestine et combattant dans leurs rangs sous le nom de Turcoples, un grand nombre d’arabes musulmans, et la charge de grand tucoplier ou chef des Turcoples devint un des grands offices de cour.

Dans les monts Ansariés habitaient alors les Assassins ou Bathéniens de Syrie et leur chef désigné dans les chroniques sous le nom de vieux de la montagne. Durant le XIIe siècle et le commencement du XIIIe siècle, ils furent tributaires des Hospitaliers ; leurs possessions se bornaient alors aux environs de Massiad et à quelques châteaux de la haute montagne. Ces sectaires, ou plutôt cet ordre originaire de la Perse, comptait en Syrie un grand nombre d’adeptes que gouvernait le Daï el-Kabir ou grand prieur de l’ordre résidant à Massiad, et qui souvent fut en bonne intelligence avec les princes chrétiens ; il reçut à Massiad le comte Henri de Champagne en 1194 et le combla des plus riches présents.

Les historiens arabes eux-mêmes reconnaissaient assez souvent dans leurs écrits la bonne intelligence qui régnait dans les casaux entre les populations chrétiennes et musulmanes.

Enfin une dernière preuve nous reste de cette harmonie habilement ménagée entre les indigènes et les nouveaux venus : c’est la création d’une monnaie spéciale et pour ainsi dire internationale pour servir les intérêts unis de deux peuples alliés et la fusion de leurs affaires.

Les émirs ne tardèrent point à s’allier aux princes Francs, et par suite des transactions commerciales qui s’établirent entre les deux races, il fallut adopter des types monétaires qui pussent avoir cours dans tout l’Orient ; on frappa dans les ateliers d’Acre, de Tyr, d’Antioche et de Tripoli des monnaies imitées des dinars arabes avec des légendes chrétiennes en caractères orientaux devenues nécessaires aux populations indigènes des villes et surtout à celles des casauz.

Je m’arrêterais volontiers à ce dernier témoignage que tout le monde peut vérifier par une simple étude numismatique. Il démontre le résultat obtenu. Veut-on davantage ? Faut-il trouver quelque part, inscrite formellement, l’intention des chrétiens ? On peut la lire en toutes lettres dans les listes de donation des casaux. Là en effet on trouve énumérés non seulement ceux que possédaient les chrétiens, mais ceux qui étaient « entre les mains des infidèles[11] ». Rien ne paraît plus naïf et plus étrange tout d’abord que cette indication. Si l’on y réfléchit, rien n’est plus significatif.

Les chrétiens, en effet, ont marqué à l’avance leur terre, leur droit de conquête, leur plan d’occupation dans ce dénombrement qui va au-delà et en avant de la conquête[12]. Ils dessinent un cadastre préventif ; ils prétendent à une possession future ; ils anticipent sur l’organisation des principautés, parce qu’ils ont un plan préparé d’avance[13].

Il faut donc signaler très spécialement ces listes importantes, et y joindre les périples consacrés au littoral.

Grâce aux listes d’ailleurs, il est aujourd’hui facile de retrouver sous les noms arabes modernes ceux des villages des Francs et d’y retrouver sous la forme actuelle les désignations du moyen âge.

Par l’étude des périples de la côte de Syrie écrits durant cette période historique, j’ai relevé les noms qu’avaient pris alors presque toutes les pointes et tous les mouillages de ce littoral. Les uns étaient restés arabes, les autres avaient été latinisés, et même certains d’entre eux avaient reçu des noms purement français[14].

Mais j’aurai occasion d’ailleurs de m’étendre longuement sur ces divers sujets, dans l’étude que je prépare sur la géographie des croisades en lui donnant pour base le dépouillement des documents contemporains.

Ce que ne donnent pas les listes ni les périples, ce que le voyageur doit aller, non plus vérifier, mais découvrir, ce sont les châteaux. Les auteurs qui ont écrit de loin, les critiques qui décident rapidement sur l’histoire au nom de leurs préjugés, prononcent que la domination latine en Syrie fut nominale et éphémère. L’excuse de leur erreur est l’ignorance où nous sommes restés longtemps des traces laissées par les croisades, et parmi lesquelles il faut citer les châteaux au premier rang. Ils sont encore là, en grand nombre, les uns debout et intacts, les autres montrant leurs débris comme des témoignages.

Il faut s’arrêter à l’étude de ces monuments et voir quelle place ils occupaient dans le système. C’est la partie de ce travail sur laquelle je n’ai pas le droit d’être bref, puisque la description de ces positions militaires n’est pas ailleurs.

Les châteaux s’élevèrent au milieu du XIIe siècle environ, quand les Francs se trouvèrent maîtres de tout le littoral de la Syrie.

Les possessions chrétiennes comprenaient cinq régions distinctes : sur le littoral, le royaume d’Arménie, les principautés d’Antioche, de Tripoli et le royaume latin ; à l’intérieur la principauté d’Edesse, qui bornait à l’Est le royaume d’Arménie.

Malheureusement la conquête n’avait pas été complète en ce que les sultans d’Alep, d’Hama et de Damas avaient conservé leurs Etats. On peut donc marquer comme limite orographique à l’Est des possessions chrétiennes une ligne formée : au Nord, par les monts des Ansariés, qui séparent les principautés d’Antioche et de Tripoli de leurs voisins musulmans de Hama ; vers le centre, par la chaîne du Liban qui s’élève entre les chrétiens et les sultans de Damas ; au Sud, par le Jourdain et la mer Morte. Les colonies françaises se prolongeaient encore par la situation encore plus méridionale des forteresses de Karak et de Montréal ; le territoire qui dépendait de ces châteaux portait le nom de terre d’outre-Jourdain.

 

 

VII

 

 

Le midi de la Syrie formait le royaume proprement dit, s’étendant du Sud au Nord avec Jérusalem pour capitale, et dont Nazareth, Banias, Naplouse, Rame, Lydda, Hébron ou Saint-Abraham étaient à l’intérieur les principaux fiefs ecclésiastiques ou militaires.

Le long de la mer existait une série de ports où débarquaient les croisés : c’étaient Ascalon, Jaffa, Arsur, Césarée, Caïphas, Acre, Tyr, Saïette et Barut, habités particulièrement par des marchands italiens, généralement originaires de Venise, de Gênes ou de Pise, auxquels de nombreux privilèges avaient été concédés dans ces villes maritimes sous l’influence de la part prise par les républiques italiennes à la première croisade. Le désert formait la ligne Sud du domaine royal allant de l’Est à l’Ouest, de la mer Morte à la Méditerranée et que défendait une ligne de forts ou postes fortifiés commençant à Zoueïra, près de l’extrémité Sud du lac Asphaltite et comprenant Semoa, Karmel, Beto-Gabris, Gaza et le Darum que je crois avoir identifié avec Khan-Younes.

En arrière de cette première ligne se trouvaient les forteresses d’Iblin, de Blanche Garde, et du chastel Beroard.

Une vaste plaine régnant le long de la mer depuis le Darum jusqu’au mont Carmel et qui de nos jours encore est d’une étonnante fertilité, formait environ le tiers de la superficie du royaume ; le reste se composait de la région montueuse qui commence au-dessous  d’Hébron et se prolonge entre la plaine dont je viens de parler et la vallée du Jourdain, formant alors la limite orientale des établissements chrétiens ; jusqu’aux premières croupes du Liban, entre l’extrémité Sud de cette chaîne et le lac de Tibériade de nombreuses vallées pouvaient donner passage à une armée d’invasion venant de la Syrie orientale. Aussi une ligne de châteaux en occupe-t-elle les points principaux ; ce sont : les forteresses de Beaufort, de Châteauneuf, de Montfort, de Safad et plus au Sud du lac, celle de Beauvoir.

Longtemps les Francs possédèrent, comme place avancée, de ce côté, au-delà du Jourdain, la ville et le château de Banias.

J’ai dit plus haut que les crêtes escarpées du Liban séparaient au Nord-Est le royaume latin des Etats du sultan de Damas.

Habitées par des populations chrétiennes, ces montagnes formèrent une frontière naturelle à peu près inexpugnable et qui par conséquent n’avait pas besoin d’être gardée ; aussi ne trouvons-nous aucune trace de forteresses élevées de ce côté.

Au Nord entre Barut et Giblet, l’antique Byblos des Phéniciens, la profonde crevasse formée par la vallée du Nahr Ibrahim, l’Adonis des anciens, descendant des sommets les plus élevés du Liban à la mer, forme une délimitation naturelle au-delà de laquelle commence le comté de Tripoli qui s’étend sur les pentes Nord de ces montagnes, au pied desquelles se voient, au bord de la mer, les fiefs de Giblet, du Botron et de Nephin.

Au-delà de Tripoli, le massif libanais est prolongé par une ligne de montagnes formant avec lui un gigantesque quart de cercle.

C’est le Djebel Akkar, contrefort septentrional du Liban, qui vers l’Est formait la frontière naturelle du comté de Tripoli, et auquel est pour ainsi dire greffée, le continuant au Nord, la chaîne des monts Ansariés qui, elle aussi, servit de barrière entre les colonies franques et leurs voisins musulmans ; la domination des comtes de Tripoli sur certains cantons de la rive gauche de l’Oronte n’ayant été qu’éphémère et s’étant bornée à la possession de Mons Ferrandus, qui fut plutôt un poste avancé qu’un établissement.

Ici le travail de l’homme a suivi la nature ; une série de forteresses fut établie pour défendre tous les passages de ces montagnes.

Sur le Djebel Akkar s’élève le château du même nom que gardaient les hospitaliers de Saint-Jean.

Plus à l’Ouest, la forteresse d’Arcas, aujourd’hui ruinée, dominait également la vallée du Nahr el-Kabir, l’Eleutherus des anciens, et était occupée par les chevaliers du Temple.

Dans les montagnes des Ansariés le Krak des Chevaliers aujourd’hui Kalaat el-Hosn commandait le col par où communique la vallée de l’Oronte avec la vaste plaine qui s’étend entre ces montagnes et la mer ; c’était en même temps l’une des principales places d’armes de l’ordre de l’Hôpital.

Au Nord, les châteaux d’Areymeh, de Safita, du Sarc, de la Colée, etc., etc., gardaient les principaux points stratégiques et étaient reliés entre eux par une série de postes secondaires.

La principauté d’Antioche comprenait l’extrémité Nord de la montagne des Ansariés et le bassin inférieur de l’Oronte.

Bien qu’ayant subsisté presque jusqu’à la fin de la domination franque en Orient, cette principauté avait été fort amoindrie après la chute d’Edesse.

Elle était reliée à la principauté de Tripoli par le littoral, la partie des montagnes des Ansariés formant aujourd’hui les cantons de Kadmous et d’Aleïka étaient alors en la possession des Ismaéliens ou Bathéniens de Syrie, qui, bien que tributaires des Francs, avaient conservé leur autonomie. La domination chrétienne proprement dite se bornait donc de ce côté au littoral et à quelques châteaux occupant des positions stratégiques dans ces montagnes, et que les princes d’Antioche avaient cédés de bonne heure aux grands ordres militaires.

Vers l’Est, Alep demeurée au pouvoir des musulmans, et au Nord, le royaume chrétien d’Arménie limitèrent cette principauté pendant la plus grande partie de sa durée.

Quant à la principauté d’Edesse, elle ne subsista guère que cinquante ans, et son territoire n’a encore été que fort peu exploré. Si j’ai eu le regret de laisser beaucoup à faire après moi dans la principauté d’Antioche, je crois pouvoir affirmer que tout est à faire dans celle d’Edesse.

La chaîne des montagnes qui s’étend de Tripoli à Antioche séparant le bassin de l’Oronte de la Méditerranée est, à coup sûr, la partie du pays où se sont conservés le plus de monuments témoins de ces luttes héroïques ; là se voient les grandes forteresses des hospitaliers parvenues presque intactes jusqu’à nos jours.

La plupart des châteaux des croisades qui sont encore debout en Syrie appartiennent à deux écoles dont l’existence et le développement furent simultanés en terre sainte.

La première choisit, suivant l’usage occidental, pour l’assiette de ses forteresses, des croupes de montagnes se détachant en forme de presqu’îles, ce qui en favorisait grandement la défense. – Une double enceinte flanquée de tourelles rondes les entoure, et nous ne saurions méconnaître en elles des spécimens de l’art qui produisit alors en France le château Gaillard des Andelys, puis les murailles de Carcassonne, Coucy, etc., etc.

Cette première école a surtout été mise en œuvre par les Hospitaliers de Saint-Jean.

La seconde école, sous l’influence de laquelle s’élevèrent les châteaux des Templiers, paraît s’être inspirée de la fortification byzantine, issue elle-même de la fortification romaine.

L’état de lutte permanente dans lequel se trouvaient les établissements de Syrie avait fait progresser rapidement l’art de l’ingénieur militaire.

Dès cette époque nous trouvons en usage dans ces châteaux des moyens de défense qui n’apparaîtront en Europe que près d’un siècle plus tard, notamment l’emploi des machicoulis et des échanguettes dont le plus ancien exemple connu en France se voit au château de Montbar, élevé en 1280.

On observe également dans ces forteresses un emprunt fait aux arabes : il consiste en d’énormes talus en maçonnerie qui, triplant à la base l’épaisseur des murailles, trompaient le mineur sur l’axe des défenses qu’il attaquait, en même temps que cet obstacle entravait les travaux de la sape, et qu’ils affermissaient l’édifice contre les tremblements de terre si fréquents dans ces contrées.

Cette première école est représentée par les châteaux des Hospitaliers de Saint-Jean à qui appartenaient Margat et le Krak des Chevaliers dont je vais donner ici une description sommaire.

 

 

 

 

La position de Margat était admirablement choisie pour en faire une grande place d’armes pouvant devenir à un moment donné une citadelle de refuge presque imprenable.

Ce château s’élève comme un gigantesque nid d’aigle au sommet d’une montagne en forme de triangle, dominant majestueusement la mer, dont les pentes escarpées nous portent à croire que la main de l’homme vint encore ajouter sa part à l’œuvre de la nature en taillant comme d’immenses glacis les pentes qui entourent cette forteresse.

On est frappé de la grandeur du site qui offre de chaque côté un aspect différent, mais toujours pittoresque, ayant pour cadre ce beau ciel d’Orient, d’un côté pour horizon les montagnes abruptes des Ansariés, et de l’autre les flots de la Méditerranée.

Vers l’Ouest, une profonde vallée sépare Margat des montagnes de la Kadmousieh dont elle est un contrefort, elle s’y rattache vers le Sud-Est par une langue de terre moins élevée qui en fait en quelque sorte une presqu’île ; et c’est à cheval sur cette espèce d’isthme qu’on a établi les principaux ouvrages de défense.

Le château se compose d’une ceinture de murailles flanquées de tourelles rondes de petit diamètre et ne présentant qu’un étage de défense, suivant l’usage généralement adopté en Europe durant le XIIe siècle.

On y pénètre par une porte ogivale, aujourd’hui privée de sa herse, s’ouvrant dans une haute tour carrée construite avec retrait à chaque étage.

La pointe Sud-Est étant le seul endroit vulnérable de la place, cette première enceinte y est renforcée d’un important ouvrage : c’est un gros saillant en forme de barbacane arrondi au sommet et présentant à la base un talus à pans coupés. Il est établi sur le roc vif, et destiné en cas de siège à arrêter longtemps de ce côté les efforts du mineur.

Au niveau du terre-plein de ce premier retranchement s’élèvent les murs d’une seconde ligne qui renfermait la bourgade du moyen âge, et à la pointe Sud se trouve le massif de constructions constituant à proprement parler le réduit du château.

Dans les principautés chrétiennes d’outre-mer, l’art de l’ingénieur militaire avait rapidement progressé. Aussi Richard Cœur-de-Lion à son retour de la Croisade rompt entièrement avec le système de fortification en usage chez les normands, pour mettre en œuvre des principes nouveaux et probablement d’importation orientale.

L’exemple le plus remarquable que nous en possédions est dans la place de Château-Gaillard qui a plus d’un point d’analogie avec cette forteresse où, après la conquête de l’île de Chypre, Richard Cœur-de-Lion fit enfermer Isaac Comnène, le 5 juin 1191.

Si, quittant l’étude de la première enceinte, nous pénétrons dans la cour du réduit qui forme la partie supérieure du château, le premier monument qui frappe les regards est une petite église gothique transformée en mosquée ; à gauche, se trouvent des bâtiments qui, au temps de l’occupation chrétienne, furent des écuries ou des magasins.

Vers l’Ouest, se voient les ruines de la grande salle formée de quatre travées, dont deux sont encore debout ; peut-être ces voûtes sont-elles les derniers témoins de cette suprême assemblée des chevaliers où fut décidée, le 8 mai 1285, la reddition du Margat, une plus longue résistance ayant été reconnue impossible. La pièce voisine, située au-dessus de la porte du château, et prenant jour vers la mer par une large baie gothique d’où l’œil embrasse un vaste horizon, a conservé le nom de chambre du roi ; ce fut selon toute apparence l’appartement du commandant, et qui sait si le nom qu’on lui donne encore de Divan el-Malek n’a pas eu pour origine la détention, dans ces murs, d’Isaac Comnène ? Les chroniqueurs prétendent que, dans sa prison, ce prince portait des fers et des chaînes d’or et d’argent ; l’infortune lui sembla encore plus lourde, et il y mourut en 1195, inconsolable de la perte de son royaume.

Au Sud de la chapelle et y attenant, est un grand logis à deux étages parfaitement conservé ; il communique avec la grande tour qui, vers le Sud, termine cet ensemble et dont les proportions gigantesques ne sauraient être comparées qu’au donjon de Coucy. Elle mesure vingt-neuf mètres de diamètre et se compose de deux étages disposés pour la défense et percés de meurtrières se chevauchant de manière à envoyer des traits sur tous les points attaquables tournés vers les dehors de la place ; la plateforme qui couronne cet ouvrage était bordée d’un parapet percé de deux étages de meurtrières et présentant un espace assez vaste pour qu’un grand engin pût y être établi, sans inconvénient pour les défenseurs qui garnissent le parapet.

A l’angle Nord-Est se voit encore une autre tour beaucoup moins élevée que celle du Sud ; elle ne contient qu’une salle voûtée et ne paraît avoir été destinée à renfermer qu’un seul engin de guerre. Vers le Nord, il ne reste que des ruines à la place des bâtiments qui fermaient ce côté du château, mais dont, au milieu des décombres, le plan est encore très reconnaissable.

Ici toutes les dispositions telles que crénelages, meurtrières, système des herses, portes, etc., sont de tous points identiques à ce que nous trouvons dans les murailles et le château de la cité de Carcassonne, bien que la forteresse dont nous nous occupons en ce moment soit au moins d’un siècle antérieur, car on ne saurait attribuer à la construction de Margat une date postérieure à la fin du XIIe siècle.

D’abord fief de l’une des principales familles de la principauté d’Antioche, cette place fut cédée en 1186 à l’ordre de l’Hôpital qui en fit son principal établissement après la prise de Jérusalem. Ce château fut pris par le sultan Kelaoun en 1285.

 

 

LE KRAK DES CHEVALIERS.

 

 

Sur une croupe des montagnes qui séparait la vallée de l’Oronte du comté de Tripoli, s’élève la Kalaat el-Hosn ; tel est le nom moderne sous lequel on désigne la forteresse que nous trouvons indiquée dans les chroniques des croisades sous celui du Krak des Chevaliers et appelé chez les historiens arabes château des Kurdes.

Position militaire de premier ordre, en ce qu’elle commande le défilé par lequel passent les routes de Hosn et de Hama à Tripoli et à Tortose ; cette place était encore merveilleusement située pour servir de base d’opérations à une armée agissant contre les Etats des sultans de Hama.

Le relief des escarpes que couronne la forteresse est d’environ 330 mètres au-dessus des vallées, qui de trois côtés l’isolent des montagnes environnantes. Le château que nous étudions ici n’est point une grande habitation féodale fortifiée, destinée à dominer le pays environnant soumis au châtelain qui la possède et dont relèvent tous les fiefs d’alentour. C’est une place de guerre de premier ordre en la possession de l’un des deux grands ordres militaires, créée ou tout au moins reconstruite par lui pour en faire l’un de ses principaux établissements sur la frontière orientale des provinces chrétiennes et qui était assez redoutable à leurs voisins musulmans de Hama et de Massia pour que ces derniers fussent contraints à leur payer un tribut annuel.

Le Krak, car c’est sous ce nom que je désignerai désormais ce château, est encore presque tel que le laissèrent les hospitaliers au mois d’avril 1271 ; à peine quelques créneaux manquent-ils au couronnement des murailles, quelques voûtes se sont-elles effondrées, mais tout ce vaste ensemble a conservé un aspect imposant qui donne au voyageur une bien grande idée du génie militaire et de la puissance de l’ordre qui l’a élevé.

Cette forteresse comprend deux enceintes, dont une formant réduit. La première se compose de courtines reliant des tourelles arrondies à couronnement, composée d’une galerie crénelée avec échanguettes portées sur des consoles en contre-lobes formant sur toute la périphérie un véritable hourdage de pierre.

Vers l’extérieur règne, entre la première ligne de défense et le fossé du réduit, un chemin de ronde en terrasse, qui donnait accès dans les salles placées à la base des tours ; percées chacune de trois grandes meurtrières, elles devaient contenir des arbalètes à treuils. Dans les courtines s’ouvrent de plain-pied, à des intervalles réguliers, de grandes niches ogivales ayant la même destination. Ces défenses peu élevées au-dessus du niveau du sol n’étaient plus en usage en France dès le commencement du XIIIe siècle, ayant l’inconvénient de signaler à l’assaillant les points faibles de la muraille ; mais ici elles n’existent que sur les faces de la forteresse couronnant des escarpes, et par suite à l’abri du jeu des machines, tandis que vers le côté où la colline est jointe au massif dont elle dépend, les murs sont massifs dans toute leur longueur. Comme ce point est le seul vulnérable de la place, c’est de ce côté qu’on s’est efforcé de disposer des défenses d’une grande valeur, aussi le diamètre et par suite la saillie des tours devient plus considérable ; au centre de cette face s’élève une tour carrée, chose fort rare, je l’ai dit, dans les forteresses des Hospitaliers. Bien que séparée de la seconde enceinte par un fossé rempli d’eau, cette première ligne est assez rapprochée des ouvrages qui la dominaient pour permettre qu’au moment de l’attaque, les défenseurs du réduit pussent prendre part au combat. C’est dans un saillant de cette première enceinte que s’ouvrait la porte de la forteresse, au-dessus de laquelle se lit entaillée dans la pierre l’inscription aujourd’hui mutilée qu’y fit graver le sultan Malek Daher Bibars, après le siège qui l’en rendit maître. Voici ce qui se lit encore :

« Au nom du Dieu et miséricordieux la réparation de ce « château fort béni a été ordonnée sous le règne de notre maître le sultan el-Malek el-Daher, le savant, le juste, le champion de la guerre sainte, le pieux, le défenseur des frontières, le victorieux, le pilier du monde et de la religion, le père de la Victoire Bibars…, et cela à la date du jour de……. ».

Une rampe voûtée en pente assez douce pour être très facilement accessible aux cavaliers part de cette porte et vient déboucher dans la cour intérieure de la deuxième enceinte près du porche de la chapelle. La porte est veuve de sa herse comme de ses vantaux, et le coup d’œil que présente l’intérieur de la forteresse, imposant d’ailleurs, est d’une majesté triste et déserte.

La chapelle sert aujourd’hui de mosquée, tandis que la grande salle où se tenaient les chapitres de l’ordre a été transformée en étable, et contient les vaches de l’aga qui garde ce château au nom du gouvernement turc, et qui, ignorant même de l’histoire de sa race et de celle du lieu qu’il habite, s’étonne grandement de l’intérêt que nous prenons à ces glorieux débris, lorsque pour lui la seule jouissance de la vie consiste dans l’inaction et l’oisiveté, et non dans ces travaux pour lesquels nous autres européens nous traversons la mer et donnons notre temps, quittant notre pays, à la poursuite d’une œuvre ou d’une idée.

Mais que de souvenirs à évoquer sous ces voûtes grandioses qui sont du style le plus pur des premières années du XIIIe siècle ! Les élégantes sculptures qui décoraient cette salle, bien que mutilées, n’ont pourtant point encore disparu. Sur l’un des contreforts, près de la porte, se lisent les vers suivants en beaux caractères des temps :

Sit tibi copia, sit sapientia, formaque detur ;

Inquinat omnia sola superbia, si comitetur.

 

Cette cour est partagée en deux : la cour inférieure où se voient la chapelle et la grande salle, puis la cour supérieure à laquelle on arrive par un large perron. A droite et à gauche étaient les logements de la garnison, et au fond s’élèvent trois grandes tours destinées à renforcer le front de la place le plus exposé aux attaques de l’ennemi. Chacune de ces tours se compose de trois étages de défenses, deux salles et une plateforme crénelées ; elles sont reliées entre elles par un énorme massif qui forme courtine.

Toute cette muraille est garnie à sa base de ces gigantesques talus en maçonnerie dont j’ai déjà parlé, et Ibn Fourat dans sa relation du siège de cette forteresse par le sultan Bibars nomme ce réduit la colline, dépeignant ainsi son escarpement :

Au pied de la montagne sur laquelle s’élève ce château, s’étend à l’Est la plaine nommée Bouquéia el-Hosn, et pour les historiens des croisades la Boquée. Ce fut en 1163 le théâtre d’une bataille remportée par les croisés sur Noureddine, et qui a pris dans l’histoire le nom de combat de la Bocquée.

Ce château avait été cédé aux Hospitaliers par Raimond de Tripoli, et demeura entre leurs mains jusqu’en 1271, année où il leur fut enlevé, après un siège de sept semaines environ, par le sultan égyptien Malek el-Daher Bibars.

 

 

LES TEMPLIERS.

 

 

La seconde école a été plus particulièrement adoptée par l’ordre du Temple, et paraît s’être inspirée au contact de l’art byzantin, issu lui-même de la fortification romaine.

Les châteaux de Safita, d’Areymeh, d’Athlit et surtout la forteresse de Tortose, nous fournissent une série de types permettant de donner une étude aussi complète que possible de cet art, dont les meilleures productions se trouvent dans les principautés d’Antioche et de Tripoli, si riches, la première particulièrement, en monuments byzantins.

Les méridionaux, qui étaient alors les intermédiaires naturels entre la France et les croisés établis dans cette partie de la Syrie, en rapportèrent les éléments de l’art religieux qui produisit la plupart des églises élevées dans le midi de la France, durant le cours du XIIe siècle. Peut-être parviendrai-je à établir que le système adopté par cette école ne fut pas sans influence sur les tracés des murailles de plusieurs villes du midi de la France et de l’Italie.

L’étude que nous allons faire de quelques édifices appartenant à cette catégorie doit nous amener à rechercher les principes d’après lesquels les ingénieurs élevèrent les diverses places défendues suivant ce système.

D’abord, le peu de saillie des tours, invariablement carrées ou barlongues, donne à penser qu’ils se sont peu préoccupés de l’importance des flanquements ; tandis qu’à en juger par la profondeur des fossés creusés à grands frais dans le roc et remplis d’eau comme à Tortose et à Athlit, ainsi que par la hauteur des murailles, ils ont tenu à se garantir des escalades ou des travaux des mineurs. Ailleurs, comme à Torun, à Safita et à Areymeh, ils ont assis les bases de leurs murailles au sommet de pentes escarpées, obviant par ce moyen nouveau aux mêmes inconvénients.

Je vais décrire en quelques mots deux ou trois types de châteaux appartenant à cette école.

 

 

 

 

Le nom moderne de Tortose est dérivé du nom d’Antarsous, sous lequel nous trouvons cette ville citée dans les chroniques du moyen âge.

Cette forteresse fut, durant l’existence du royaume latin, l’une des commanderies les plus importantes de l’ordre du Temple, et ses débris présentent aujourd’hui l’un des ensembles les plus curieux de constructions militaires élevées en Syrie pendant les croisades.

Une première enceinte encore reconnaissable sur presque tous les points renfermait la ville du moyen âge, remplacée aujourd’hui par des jardins où la nature a prodigué toutes les splendeurs de la flore orientale ; c’est là qu’entourée de palmiers, s’élève majestueusement la vieille cathédrale de Notre-Dame de Tortose, magnifique vaisseau du XIIe siècle qui durant l’occupation chrétienne fut un lieu de pèlerinage en grande vénération. Le sire de Joinville fut de ceux qui s’y rendirent pendant la croisade de saint Louis, et raconte qu’à cette époque il était grand bruit d’un miracle qui s’y était accompli :

« Notre Dame y fit moult grant miracles, entre autres un homme possédé du dyable. Là où ses amis qui l’avaient céans amené priaient la mère-Dieu qu’elle li donnast santé ; l’ennemi qui était dedans leur répondit : Notre Dame n’est pas ici, est en Egypte pour aidéer au roy de France et aux chrétiens qui aujourd’hui arriveront en la terre à pié contre la payenté à cheval ». Le jour fut noté et se trouva être précisément celui du débarquement de Saint-Louis devant Damiette.

C’est à l’angle Nord-Ouest que s’élève le château composé d’une double enceinte munie de fossés taillés dans le roc et que remplissait autrefois la mer. Cette double ligne de défenses est construite en pierres énormes flanquées de tours carrées ou barlongues. Par le fragment de la seconde enceinte qui a conservé toute sa hauteur primitive avec des crénelages et son chemin de ronde, nous savons que la hauteur totale de cette muraille était d’environ 30 mètres ; au-dessus du fond du fossé, tout autour et formant place d’armes, règnent d’immenses magasins voûtés s’ouvrant de plain-pied sur la coute intérieure du château, au milieu de laquelle s’élèvent tous les accessoires d’une grande forteresse du moyen âge : grande salle, chapelle, donjon, etc…

Le premier de ces édifices, bien qu’en partie ruiné, présente encore un grand intérêt, et ce fut à coup sûr l’une des plus belles et des plus vastes grandes salles élevées en Syrie.

C’était le lieu de réunion où se tenaient les chapitres de l’ordre ; on y recevait les envoyés étrangers, et c’était en même temps une salle d’apparat où l’on suspendait les trophées glorieusement conquis et les étendards qui guidaient les chevaliers sur  les champs de bataille.

Celle-ci se composait de deux nefs séparées par une rangée de piliers et était éclairée par six grandes fenêtres s’ouvrant sur la cour dans l’axe de chaque travée.

Près de là se voit une chapelle assez bien conservée et dont la décoration est des plus simples et présente une grande analogie avec celle de la grande salle.

L’intérieur de ce monument est malheureusement encombré de maisons arabes qui gênent beaucoup pour en juger l’effet. Un avant-porche paraît avoir précédé le portail de cette chapelle.

Au milieu de la place se trouve le grand puits du château. Le reste de l’espace compris entre les murailles, et où s’élevaient, suivant toute apparence, les logements de la garnison, le palais du commandeur, etc., etc., est occupé par la bourgade moderne de Tortose, composée d’une centaine de maisons environ.

Au centre de la place et tangent à la mer, s’élevait un grand donjon carré dont il ne reste que la base. Le donjon a frappé les contemporains qui l’ont vu et les auteurs qui l’ont décrit.

Pour Villebrand d’Oldenbourg, le château de Tortose est un joyau ; les tours en sont les perles, et le donjon, dont il attribue la construction aux rois de France, est la maîtresse pièce.

Pour Jacques de Vitry, il semble qu’il n’existe pas autre chose que le donjon et, au lieu de nommer le château de Tortose, il désigne uniquement la tour d’Antaradus (Turris Antaradis) qui, pour lui, est la force de la place.

Ce fut devant Tortose qu’en 1188 Salaheddine rendit la liberté à Gui de Lusignan et à dix chevaliers choisis par le roi et parmi lesquels se trouvaient Aimery son frère, connétable du royaume, le grand maître du Temple, le maréchal du royaume et d’autres grands officiers.

Tortose resta au pouvoir des Templiers jusqu’à la fin des croisades ; ce fut le dernier point occupé par les Latins en Syrie ; ils n’évacuèrent cette place que le 5 juin 1291.

Les diverses places de guerre possédées au moyen âge par les chrétiens, dans cette partie de la Terre Sainte étaient reliées entre elles par de petits postes ou tours élevés d’après un plan uniforme ; un grand nombre subsistent aujourd’hui, savoir : Bord-ez-Zara, Bourj-Maksour, Om el-Maasch, Aïn el-Arab, Miar, Toklé, etc. C’est cette dernière que j’ai choisie comme type d’étude. – Ces tours qui représentent en petit toutes les dispositions d’un donjon sont invariablement carrées et se composent de deux étages voûtés, subdivisés eux-mêmes par des planches en bois, système dont j’avais déjà remarqué l’emploi dans les casernements du château de Cérines dans l’île de Chypre et au donjon de Jbeil. La porte de la tour est à linteau avec arc de décharge ; un puits se trouve au centre de la salle basse. La porte de l’escalier, donnant accès à l’étage supérieur, s’ouvre au niveau des premières planches ; une plateforme avec machicoulis et parapet crénelé termine l’édifice. Ces tours, qui ne pouvaient avoir qu’une très faible garnison, assuraient la communication des châteaux entre eux.

Le château de Safita, dont l’identification avec le Chastel Blanc, que nous trouvons cité dans les historiens des croisades, comme l’une des forteresses possédées par les chevaliers du Temple, ne saurait être douteuse, s’élève sur les pentes de la montagne des Ansariés et à égale distance environ de Tortose et de Kalaat el-Hosn.

La tour, qui frappe d’abord les regards du voyageur, est l’ancien donjon du château qui couronne une crête dont les pentes s’abaissant brusquement au Nord et au Sud, couvrent suffisamment les abords de la place.

L’enceinte de cette forteresse affecte la forme d’un polygone irrégulier ; elle se compose d’une double ligne de murailles flanquées de tours barlongues, un énorme talus en maçonnerie règne à la base de la première ; entre ces deux enceintes se voient les restes de nombreux magasins voûtés. C’est au centre de la seconde enceinte et au point culminant du château que se dresse encore telle que la virent les chevaliers du Temple la tour du Chastel Blanc, tout à la fois chapelle et donjon de la forteresse. On reconnaît bien dans l’étrange conception de ce monument le génie de ces moines guerriers, si longtemps la terreur des musulmans, l’admiration et la gloire de l’Europe chrétienne qui, jusque dans l’édification du sanctuaire, ont su apporter tous les moyens de défense qu’a pu leur suggérer l’art de l’ingénieur militaire ; de telle sorte qu’ici, les premières lignes enlevées par l’assaillant, la lutte se trouvait transportée au pied de l’autel dans le temple même de ce Dieu pour la gloire duquel on combattait. Cette chapelle sert encore aujourd’hui d’église aux chrétiens grecs qui habitent le village moderne de Safita, et est demeurée sous le vocable de Saint Michel.

A l’étage supérieur est une vaste salle d’armes percée de hautes architraves, et où l’on retrouve sur une plus petite échelle toutes les dispositions intérieures de la grande salle de Tortose.

Une plateforme crénelée couronne ce donjon ; le parapet qui règne à l’entour est percé de meurtrières et de créneaux alternant ; au sommet des merlons les encastrements des volets destinés à abriter les défenseurs, sont encore très reconnaissables. Ici, comme à Tortose, à Areymeh, à Athlit, etc., etc., les meurtrières se ressentent de l’influence orientale, se rapprochent beaucoup de la meurtrière grecque du Bas-Empire, et diffèrent complètement de celles que nous avons déjà observées à Margat ou au Krak et qui sont identiques à celles qui furent en usage en France durant le XIIe et le XIIIe siècle.

De cette terrasse, la vue s’étend au loin sur le pays environnant ; de là, on pouvait facilement échanger des signaux avec les châteaux du Krak et d’Areymeh, ou avec les tours de Tokle, de Miar, de Zara, de Bourj Maksour, etc., etc.

Areymeh, qui appartenait également aux Templiers, domine la vallée de l’Abrasch et combiné avec les châteaux de Safita et de Kalaat el-Hosn, contribue, de ce côté, à la défense du comté de Tripoli ; il est aujourd’hui fort dégradé, mais plusieurs tours et une grande partie de l’enceinte subsistent encore et appartiennent au même système que les deux forteresses que je viens de décrire.

Il faut encore citer parmi les principaux châteaux élevés d’après ce système ceux de Toron et d’Athlit ou château Pèlerin.

 

 

LES TEUTONIQUES

 

 

L’ordre teutonique ou de Notre-Dame des allemands, d’abord congrégation hospitalière, ne fut érigé en ordre militaire qu’en 1198 ; ses possessions furent bien moins considérables que celles des deux autres, et je n’ai pu trouver et étudier qu’une seule forteresse élevée par les Teutoniques en Syrie. On reconnaît facilement que ces chevaliers sont d’implantation récente en Orient ; ils y ont apporté les traditions de leur pays et ils n’ont point séjourné assez longtemps en Terre Sainte pour subir l’influence orientale dont j’ai signalé l’existence dans les châteaux des Hospitaliers et surtout chez les Templiers.

Si les possessions de l’ordre furent peu considérables, par contre ses archives sont parvenues en partie jusqu’à nous et, grâce à elles, j’ai pu reconstituer pour ainsi dire de toutes pièces les moindres fiefs ou casaux lui ayant appartenu, et dont les noms se retrouvent encore parfaitement dans ceux des villages arabes qui les ont remplacés. Ce fut au temps de la croisade de Frédéric II que l’ordre teutonique joua le plus grand rôle en Orient.

Le château de Kreïn que l’on nommait Montfort, était la principale place de guerre de l’ordre.

Il fut commencé au mois de mars 1229, et s’élève sur une colline commandant la vallée de Wadi Korn dans un site grandiose.

Les deux versants de la vallée présentent un mélange d’escarpements abruptes et de pentes boisées de l’aspect le plus pittoresque ; au pied de la hauteur que couronne la forteresse, se voient les ruines d’une jolie église gothique encore bien conservées, et qui tranchent vivement sur le fond de végétation exubérante qui l’enveloppe de toutes parts.

Ce château est aujourd’hui complètement ruiné bien qu’il en subsiste encore assez pour qu’il soit facile de retrouver ses dispositions principales. Il diffère complètement des deux écoles dont je viens de parler, et n’a d’analogie qu’avec certains châteaux des bords du Rhin.

Au milieu des restes de la grande salle, se voit encore debout un énorme pilier dont la base et le chapiteau prodigieux semblent écraser un fût qui en développement ne présente guère plus de la moitié de la hauteur totale du pilier ; ce qui se voit encore de cette salle permet de reconnaître qu’elle était d’un style gothique allemand.

Du côté le plus vulnérable du château, règne une grande coupure taillée dans le roc et en arrière de laquelle existe encore la base d’un donjon carré. De toutes parts, au milieu de ces ruines, on aperçoit à travers les effondrements des voûtes, les magasins qui régnaient sous ce château.

Vers le Sud, dans le flanc des murailles qui bordent les escarpements du Wadi Korn se remarquent encore des traces de la sape des mineurs musulmans : ce sont des entailles longitudinales faites dans le mur, mais n’y ayant point pénétré assez profondément pour amener sa chute. Ces traces du siège de 1271 qui amena la prise de ce château ne sont point sans intérêt, car nous lisons dans une relation de la prise de Montfort par l’historien arabe Ibn Fourat le passage suivant qui paraît y être relatif :

« …Ensuite on commença à faire des trous dans les murs ; le sultan promit mille dirhams aux sapeurs pour chaque pierre qu’on lui apporterait… ».

Ce château assiégé par Malek el-Daher Bibars succomba à la fin de novembre de l’année 1271.

Les grands trésoriers de l’ordre étaient châtelains de Montfort.

Il y a encore un troisième groupe de forteresses que je nommerai féodales, c’est-à-dire desquelles dépendait un fief considérable appartenant à un grand vassal qui en portait le nom. Je ne décrirai ici entre plusieurs autres que les châteaux de Sahioun et de Giblet.

Bien que présentant moins de régularité, on y reconnaît au premier coup d’œil le système et l’influence des ingénieurs qui élevèrent les murs de Tortose, d’Areymeh, etc. Ces diverses places furent-elles élevées simultanément, ou devons-nous accorder la priorité à l’une d’elles est un point que je me réserve de traiter dans mon travail définitif.

 

 

 

 

Le Kalaat Sahioun fut au temps des croisades un des fiefs les plus importants de la principauté d’Antioche. La famille de Sahône qui le possédait a fourni un chapitre aux lignages d’outre-mer ; elle est plusieurs fois mentionnée dans les actes du XIIe siècle, et la veuve de Guillaume de Sahône épousa Joscelin II, comte d’Edesse.

En se réunissant, deux ravins profonds, aux parois abruptes, isolent de deux côtés la colline couronnée par ce château qu’un énorme fossé sépare, vers l’Est, du plateau où se trouvent les ruines de la ville. Le fossé, taillé dans le roc vif, est un des ouvrages les plus remarquables en ce genre laissés en Syrie par les Croisés. La pile du pont qui faisait communiquer la ville avec le château était ménagée dans la masse et apparaît aujourd’hui aux regards du voyageur étonné comme un gigantesque obélisque.

Sur les parois du fossé, une rangée de mangeoires taillées dans le roc à un mètre au-dessus du sol, nous apprend que les chevaux y étaient logés en temps de paix.

Une partie de l’enceinte, plusieurs tours, un vaste donjon carré, des magasins et des citernes énormes, voilà ce qui subsiste encore de l’occupation chrétienne à Sahioun.

Le donjon, la muraille et les tours sont construits avec des blocs de fort grand appareil taillés à bossages. Nous rencontrons ici des tourelles rondes et des tours carrées employées simultanément ; les premières, d’un faible diamètre, massives depuis la base, et n’ayant qu’un étage de défense au niveau du chemin de ronde sont identiques à celles qui furent élevées en France du XIe au XIIe siècle ; les secondes sont beaucoup plus considérables et mesurent de 15 à 20 mètres de côté ; mais, chose digne de remarque, nous observons ici que les tours ont peu de saillie sur les courtines, c’est-à-dire qu’elles sont plus qu’à moitié engagées dans la place ; ne communiquant pas avec les courtines, elles pouvaient, en cas de surprise, devenir autant de forts isolés.

Les chemins de ronde qui couronnent les remparts ont environ la moitié de leur largeur prise en encorbellement, suivant l’usage byzantin ; les créneaux portent la trace d’encastrements de volets destinés à protéger les défenseurs, mais les merlons ne sont pas ici percés de meurtrières.

Quant au donjon, il ne diffère des autres tours que par ses proportions considérables ; composé, à chaque étage, d’une vaste salle, il est couronné par une plateforme crénelée. Trois des entrées de ce château, jadis munies de herses, sont encore debout.

De vastes magasins et deux citernes immenses taillées dans le roc et voûtées en ogive sont tellement bien conservées, que lorsque je les visitai, ces dernières contenaient dans toute leur étendue plus d’un mètre d’eau.

Le château de Sahioun fut enlevé aux chrétiens en 1187 par Saladin, peu après la prise de Jérusalem.

 

 

 

 

Tour à tour ville phénicienne, grecque et romaine, Byblos tomba entre les mains des Francs au commencement du XIIe siècle, et fut donné en fief par la famille de l’Embriac. Pendant toute la durée du royaume Latin en Syrie et à Chypre, on trouve la famille des seigneurs de Giblet mêlée aux événements principaux.

Le château qui fut alors élevé dans cette ville, selon toute apparence aussitôt après sa prise, se compose d’une seule enceinte avec saillants rectangulaires au centre de laquelle s’élève la tour citée par Villebrand d’Oldenbourg ; c’est un donjon carré presque en tous points semblable à celui déjà vu au château de Sahioun.

 

 

 

 

Après la chute d’Acre, les derniers croisés se retirèrent dans le royaume Latin fondé à Chypre un siècle avant, et y continuèrent la lutte contre les infidèles.

La position insulaire de Chypre la mettant à l’abri des grandes invasions, les règles de la défense se trouvent complètement changées ; sur un aussi petit espace, les grandes places de guerre étaient inutiles ; aussi les édifices militaires se bornent-ils à une ligne de postes de surveillance entourant toute l’île, et à quelques châteaux de refuge.

Les postes d’observation sont de petites tours carrées qui ne sont pas sans analogie avec celles qui reliaient entre eux les châteaux de Syrie et dont plus haut j’ai donné Toklé pour type.

Ces postes occupent l’extrémité de tous les caps et permettaient de surveiller les approches de l’île.

Quant aux châteaux, ils diffèrent radicalement de ceux que nous avons vus en Syrie et bien que construits à l’époque qui vit s’élever en France les derniers grands châteaux, c’est-à-dire de 1330 à 1400, on ne saurait établir aucune comparaison entre eux.

Ces châteaux ont été l’objet d’une description sommaire de la part de M. de Mas Latrie ; elle se trouve dans le rapport adressé par ce savant au ministre de l’Instruction publique, le 11 mai 1844.

Ces forteresses, élevées sur des points inaccessibles, tirent toute leur force de la situation de leur assiette, ne sont que médiocrement fortifiées et ne présentent d’analogie qu’avec quelques-uns des châteaux qui vers le même temps s’élevaient en Alsace.

Pour peu que la garnison fût nombreuse et aguerrie, elle pouvait en barrant les sentiers et en empêchant l’escalade des pentes abruptes de la montagne, défendre longtemps les abords du château, avant d’être obligée de se retirer derrière les murs.

La nature a été le seul guide pour le plan de ces châteaux, et l’on ne peut qu’admirer l’art avec lequel l’ingénieur, pour compléter les défenses naturelles, a fait serpenter les remparts sur les rochers les plus abruptes, couronnant d’une redoute chaque sommet et étageant au milieu des escarpements de la montagne les salles, les galeries, les tourelles, les citernes, les escaliers, les chapelles, etc.

Pour les châteaux de l’île de Chypre, on paraît avoir suivi la règle qui existait dans l’antiquité de choisir, pour l’assiette et l’établissement des forteresses, les sites les plus escarpés qui présentent d’eux-mêmes des points d’une défense facile, et où l’art n’a qu’à profiter de l’œuvre de la nature en la perfectionnant.

Les ingénieurs du moyen âge semblent donc avoir été amenés à suivre ce système, par le choix d’escarpements où dans l’antiquité avaient déjà existé des postes fortifiés, établis d’après les mêmes principes auxquels nous devons l’acropole d’Eleuthère en Grèce et la forteresse judaïque de Massada, au bord de la mer Morte.

Je donnerai donc, comme spécimen, dans le travail que je prépare sur les forteresses des croisades, une étude détaillée des deux principaux châteaux : l’un sera celui de Buffavent ou Mont-Lion, l’autre celui de Saint-Hélarion.

 

 

 

 

Les considérations que je viens de présenter et que j’ai tour à tour puisées dans les faits de l’histoire ou appuyées sur les détails descriptifs de mes notes de voyage, établissent ce fait important que la domination française en Syrie fut conçue, organisée et maintenue selon un plan politique qui fait honneur à nos ancêtres.

L’objection qui se présente, et qui paraît naturelle, est le peu de durée de ce système. A mes yeux au contraire plus sa durée fut courte, plus nous devons admirer le rapide développement qu’il avait pris et dont il subsiste tant de traces.

Ce qu’il faut remarquer ou découvrir ce n’est point l’échec final de cette domination, c’est la cause qui explique cet échec. Or elle n’est pas dans l’esprit même de la première croisade ; elle est dans l’oubli de la pensée organisatrice qui fut saine et justifiée par l’histoire.

Au début, je l’ai dit, le concert des forces et l’union des intérêts font marcher ensemble le croyant et le négociant, le chevalier et le cultivateur, les républiques italiennes, les Croisés soumis au pape et les monarchies européennes. C’est l’idée française.

Plus tard, dès la seconde croisade, quand tout est organisé, quand le royaume de Jérusalem et les trois autres grandes principautés sont déjà constituées, on tente d’achever la conquête de la Syrie orientale ; mais dans un autre esprit, qui n’est plus celui de l’unité. L’entreprise de Louis VII contre Damas, seul fait saillant de l’expédition, échoue au milieu des intrigues, des rivalités et des ambitions personnelles, tant il est vrai que le concert primitif était la condition exclusive du succès.

La division des intérêts préside désormais à tout le gouvernement du pays. L’élément militaire est dans les châteaux, l’élément religieux s’isole au bénéfice du clergé, l’activité commerciale se sépare et se retranche dans les ports. Alors le mauvais côté du régime féodal (qui sous d’autres rapports avait sa raison d’être) se fait voir et se développe.

Le principal obstacle qui entrave l’affermissement de la puissance chrétienne en Syrie est le morcellement du pays entre les grands vassaux, souverains à peu près indépendants qui ne sont liés au royaume de Jérusalem que par une obligation de service militaire et la communauté des lois ou assises du royaume. Ces princes ont des cours avec de grands officiers comme de véritables souverains : il y a des connétables, des sénéchaux, des chambellans d’Antioche, de Tripoli, d’Ascalon ou de Césarée.

Seuls, les ordres militaires ont conservé l’unité dans leur sein. Devenus, en quelque sorte, indépendants dans l’Etat, on vit parfois leurs rivalités devenir préjudiciables aux principautés chrétiennes. On doit pourtant reconnaître que ce fut grâce au courage et à l’énergie des chevaliers de l’Hôpital et du Temple que l’occupation de la Syrie par les Francs put se prolonger durant plus d’un siècle encore après la désastreuse bataille de Hattin.

D’une autre part, le clergé de Syrie, par les nombreuses donations territoriales qui lui sont attribuées (bien que plusieurs n’aient jamais été que nominales), devient le plus riche du monde. Un tel état de choses, sans inconvénient en Europe, est très préjudiciable à un royaume de formation récente, en lutte constante contre les ennemis étrangers. Les fiefs ecclésiastiques, lisons-nous dans les assises, « ne fournissent que 3250 sergents et un petit nombre de chevaliers à la défense du royaume ». C’est un contingent proportionnellement inférieur à l’importance de ces fiefs.

Ainsi, il n’y a nul doute que les inconvénients du système féodal, en se produisant au grand détriment du nouvel Etat, n’aient été l’origine des revers qui devaient entraîner la chute de ces colonies.

Voilà comment, à la suite d’une seule bataille perdue, s’affaiblit tout à coup la domination latine, comment les expéditions des Croisés trouvèrent un obstacle là où elles devaient trouver une aide, et comment enfin les croisades furent tour à tour un mouvement immense, magnifique et intelligent de l’esprit occidental, puis un échec irréparable.

Deux seulement furent conduites d’après un plan de conquête et de colonisation : celle de Godefroi de Bouillon et celle de saint Louis ; toutes deux sont essentiellement françaises. En voyant sur le sol de la Syrie la trace de cette domination glorieuse, j’admirais l’ouvrier, et, malgré l’impression douloureuse que laisse dans l’esprit le spectacle d’une entreprise inachevée, je reconnaissais avec fierté que celles des croisades qui furent grandes et eurent un résultat font partie intégrante de notre histoire nationale.

 

[1] M. le comte Beugnot faisait loyalement cet aveu en parlant des beaux voyages de M. de Sauley, dans son Mémoire sur le régime des terres dans les principautés fondées en Syrie par les Francs (Bibliothèque de l’Ecole des chartes, année 1853).

[2] Poème des albigeois, str. XXXIV, édit. Fauriel, p. 56.

[3] Muratori, Dissertatione, 30, p. 50, 51.

[4] Paul Riant, Croisades scandinaves.

[5] Caricature du saint sépulcre, 153, 127, 155, etc., etc.

[6] Cod. Dipl. CXL, p. 171, donation à l’hôpital de Margat, et Cartul. Du saint sépulcre, 74.

[7] Ibid., numéro 77, p. 70.

[8] Sébastien Paoli, Cod. Dipl.

[9] Cod. Dipl. Et Fontes rerum Austriacum, t. II, 1859, etc., etc., etc.

[10] Cout. De Guillaume de Tyr, Liv. XXX, chap. XV, p. 309.

[11] Cod. Dipl. T. I, p. 201.

[12] Ibid., numéro LXXV, p. 75.

[13] Ibid., LXII, p. 42.

[14] Laurent, Peregrinatores medii oevi quatuor sanuto, etc., etc., etc.

Prise de Saint-Jean-d’Acre en l’an 1291 par l’armée du Sultan d’Egypte – Gustave Schlumberger – Paris – 1914

Croisades

Prise de Saint-Jean-d’Acre en l’an 1291 par l’armée du Sultan d’Egypte – Gustave Schlumberger – Paris – 1914

 

 

PRISE DE SAINT-JEAN-D’ACRE

EN L’AN 1291

PAR L’ARMEE DU SULTAN D’EGYPTE[1]

 

FIN DE LA DOMINATION FRANQUE EN SYRIE

APRES LES DERNIERES CROISADES

 

 

On était en l’année du Christ 1291. Philippe le Bel était roi en France et le moine Jérôme d’Ascoli était pape à Rome sous le nom de Nicolas IV. Il y avait près de deux siècles que, sous la conduite de Godefroy de Bouillon, le 15 juillet 1099, les bandes enthousiastes de la première croisade avaient pris d’assaut Jérusalem, la Ville Sainte, et fondé le Saint Royaume d’Outre-mer. Après presque un siècle de luttes souvent glorieuses, les chrétiens d’Orient, à la suite du grand désastre de Hittin, au mois de juillet 1187, avaient dû évacuer Jérusalem retombée sous le pouvoir des musulmans en la personne du grand émir Saladin. Toutefois ils s’étaient maintenus dans presque toutes les cités maritimes de la côte de Syrie, protégés par la fondation à ce même moment du nouveau royaume latin de Chypre sous la bannière des rois Lusignan. Saint-Jean-d’Acre avait été reprise dès 1191 par les guerriers de la troisième croisade. Puis étaient venus les temps de plus en plus difficiles pour les soldats de la Foi. La quatrième croisade avait été en 1204 détournée vers Constantinople. Celle de l’empereur Frédéric II n’avait abouti qu’à une réoccupation éphémère de Jérusalem. Celle du roi saint Louis vingt ans plus tard, vers le milieu du 13e siècle, avait eu, malgré des prodiges de vaillance, la douloureuse issue que chacun connaît. Puis l’enthousiasme même de la Croisade avait fini par faiblir presque entièrement en Occident. Les derniers princes des dernières principautés chrétiennes maritimes de Syrie ne recevaient plus d’Europe que des renforts très amoindris. Associés aux chevaliers des trois Ordres célèbres du Temple, de l’Hôpital et Teutonique, ils ne luttaient plus que très péniblement contre la puissance sans cesse grandissante de toutes les forces militaires de l’Islam en Egypte et en Syrie, au Caire comme à Damas. Toutefois Saint-Jean-d’Acre demeurait la principale forteresse des Francs d’Outre-mer, leur grande capitale militaire et commerciale sur la côte syrienne.

Le fameux sultan d’Egypte, le terrible Bibars, qui avait enlevé successivement aux Latins d’Orient le château des kurdes, Césarée, Jaffa, le Safed et la grande cité d’Antioche, première conquête des Francs de la première croisade, était mort le 19 juin 1277. Encouragés par cette disparition de leur plus mortel adversaire, les chrétiens de Terre Sainte avaient cru pouvoir rompre les trêves de dix années jadis conclues avec lui, profitant de ce que les envahisseurs Mongols mettaient affreusement à feu et à sang le Nord de la Syrie. Mais, après quelques succès, apprenant la défaite totale de ces hordes barbares par le nouveau sultan Kélaoun, redoutant quelque incursion vengeresse de ce dernier, ils avaient cru prudent de transiger une fois de plus. En suite de quoi les chevaliers du Temple, ceux de l’Hôpital, le comte Bohémond de Tripoli, la Commune de Saint-Jean-d’Acre, d’autres groupes latins encore, avaient, par l’entremise de leurs délégués, signé à Rouha, dans la banlieue du Caire, en 1283, puis encore l’an d’après, avec les représentants du sultan, une nouvelle trêve de dix ans, dix mois, dix jours, dix heures. C’était la singulière coutume de l’époque. La loi de l’Islam défendait de conclure et signer une paix véritable entre les vrais croyants et les infidèles ; elle autorisait seulement des trêves.

Ces trêves, la faiblesse même des chrétiens de Palestine leur interdisait d’ordinaire de chercher à les rompre. Il en était tout autrement pour Kélaoun, le puissant sultan d’Egypte. Lorsque ses subtiles et habiles ambassades auprès des princes chrétiens de l’Europe occidentale eurent décidément réussi à déjouer toute velléité de nouvelle grande croisade, il chercha le premier prétexte pour en finir avec les infortunés restes des principautés latines de Syrie. Dès l’année 1285, il profitait d’une prétendue agression des Hospitaliers de Markab pour mettre le siège devant cette splendide et puissante forteresse que Saladin lui-même avait déclarée imprenable. Elle succombait le 25 mai après plus d’un mois de siège. Peu de jours après, le non moins fort château de Maraklée, qui passait aussi pour invincible, immense tour quadrangulaire haute de sept étages aux murs épais de douze condées, capitulait à son tour.

Terrifiés par ces catastrophes, le roi Léon III de Cilicie ou Petite-Arménie et la princesse Marguerite de Tyr se hâtèrent d’acheter à prix d’or une nouvelle et calamiteuse trêve de dix ans.

Rentré au Caire de cette expédition triomphante, le victorieux sultan eut encore la satisfaction de se voir, dans le mois de novembre de cette même année, salué dans son palais des bords du Nil par des envoyés du roi des romains Rodolphe Ier de Habsbourg, par ceux aussi de l’empereur de Constantinople Andronic II Paléologue et de la Commune de Gênes. Ils l’honorèrent des plus riches cadeaux. Ceux de l’empereur allemand étaient présentés par 32 porteurs et consistaient en pelleteries de zibelines et de petits gris, en étoffes écarlates, en vêtements de fin lin vénitien. Les dons de la Commune de Gênes consistaient en deux ballots de satins et de tissus dits « sarsina » d’après des modèles orientaux, plus six faucons de chasse, un grand chien blanc « plus grand qu’un lion », peut-être un ours blanc. Ceux du basileus de Constantinople étaient un ballot de satin et quatre de tapis. Dans l’ambassade allemande figurait un des plus grands voyageurs en Orient de l’époque, qui avait parcouru toute la Palestine, Chypre et l’Arménie, Burchard de Monte Sion.

Deux années plus tard, nouvelles réclamations du sultan. Il se plaint que le prince Bohémond d’Antioche, comte de Tripoli, ait à son tour transgressé les trêves. Une grosse armée qu’il avait dans le Nord de la Syrie assiège Laodicée et la prend à coups de catapultes, le 30 avril 1287. En octobre déjà Bohémond VII, le prince d’Antioche et de Tripoli, meurt sans postérité, et Kélaoun attaque bientôt après sa puissante ville de Tripoli, le principal comptoir des négociants génois avec l’Egypte. Il la prend après 34 jours de siège, le 26 avril 1289, malgré l’arrivée d’une armée de secours partie de Saint-Jean-d’Acre. 19 catapultes et 1500 mineurs viennent à bout de ses formidables murailles.

Une partie des assiégés s’était réfugiée dans l’île placée à l’entrée du port, dans l’église de Saint-Thomas, mais les vainqueurs les y poursuivirent et les massacrèrent jusqu’au dernier. On compta parmi les morts le frère Templier Guillerme de Cordone, autrefois gardien des Franciscains d’Oxford, qui, armé seulement d’une croix, se jeta courageusement à la rencontre de l’ennemi, et aussi Luceta, l’abbesse d’un couvent de femmes, qui, tombée dans la part de butin d’un émir, pour échapper à la souillure fatale, réussit par ruse à se donner la mort, tandis que ses sœurs tombaient dans un horrible esclavage. Elle avait, dit la Chronique, persuadé à son maître sarrasin qu’elle était invulnérable. Lui, voulant s’en assurer, la frappa d’un cimeterre et la tua.

Très peu de temps après tombent aussi Nephin forteresse des Hospitaliers, puis Batroun. Les fugitifs de Tripoli se réfugient à Chypre, à Tyr, à Saint-Jean-d’Acre. Les dernières vieilles cités chrétiennes maritimes de Syrie succombent ainsi les uns après les autres sous les coups des sarrasins. Leur histoire n’est plus qu’une mort lente, une interminable et inévitable agonie. Les lamentations, les plaintes douloureuses de leurs habitants, adressées à leurs frères d’Occident, ne cessent pas un instant.

Cette même année 1289, Jean de Grailly, capitaine des compagnies françaises de Saint-Jean-d’Acre, entretenues aux frais du roi de France, de concert avec les deux frères prêcheurs dominicains Hugues et Jean, avec l’Hospitalier Pierre d’Hezquam et le Templier Bertrand, se rendirent en toute hôte à Rome pour implorer le secours du pape et de la chrétienté occidentale. Ils ne rencontrèrent presque partout, hélas, que d’insuffisantes sympathies. Seul le souverain pontife, Nicolas IV, mit tout en œuvre pour ranimer le zèle des royaumes de l’Occident. Il fit partout, en Italie comme ailleurs, prêcher ardemment la croisade, promit une flotte de vingt galères de Venise et fournit de larges subsides. Il alla jusqu’à faire négocier en faveur des lamentables restes du royaume de Jérusalem auprès d’Argoun, le Khan des mongols, auprès du roi Héthoum II d’Arménie, des Jacobites, des souverains même d’Ethiopie et de Géorgie. Le 5 janvier 1291, il adressait à toute la chrétienté, en faveur de la Terre Sainte, une suprême et déchirante prière.

Entre-temps, dès le mois de mai 1290, en suite des appels à une nouvelle croisade, de nombreuses bandes de pèlerins avaient commencé à se grouper en Lombardie, en Toscane, dans les marches de Trévise et d’Ancône, à Parme, à Modène, à Bologne, pour aller s’embarquer sur les galères de Venise toutes prêtes à partir. Au nombre de vingt, nombre annoncé par Nicolas IV, sous le commandement de Nicolas Tiepolo, fils du doge Jacques Tiepolo et d’une fille du ban de Serbie, de Jean de Grailly et de Roux de Sully, chacun porteur de mille onces d’or, ces navires avaient vogué vers la Syrie, recrutant en route, par la munificence du roi Jacques d’Aragon, cinq autres galères. Mais une partie seulement de cette petite flotte fort mal équipée, encore plus insuffisamment armée, demeura à Acre, ainsi que nous l’allons voir.

Les appels du pape aux souverains d’Europe, à ceux de France, de Hongrie, d’Angleterre se poursuivaient. Partout les prédicateurs prêchaient avec passion pour que les fidèles se ralliassent à la croisade décidée par le roi Edouard d’Angleterre. C’est à ce moment que survint enfin la catastrophe suprême, c’est-à-dire la prise de Saint-Jean-d’Acre, par le sultan d’Egypte ! C’est ce terrible événement que je vais raconter ici.

Saint-Jean-d’Acre, cette première et plus grande cité franque d’Orient, était à cette date une ville extraordinaire, peut-être la plus étrange du monde entier. Depuis des années, tous les débris des populations si longtemps florissantes de l’Orient latin, maintenant chassées petit à petit de toutes les côtes de Syrie, avaient reflué sous la protection de ses gigantesques murailles. D’autre part, on voyait accourir chaque année dans son port des milliers de croisés, plutôt des milliers d’aventuriers d’Occident que n’attirait plus tant la dévotion aux Lieux Saints que l’amour du lucre, du pillage et des batailles. Dans son enceinte résidaient encore les états-majors et les principaux contingents des grands et si fameux Ordres religieux et militaires du Temple, de Saint-Jean de Jérusalem et des chevaliers teutoniques, puis aussi tous les petits corps d’armée entretenus en Syrie par le Pape, par le roi de France, par les divers autres souverains d’Occident, par le roi de Chypre, et une quantité de renégats fuyant pour une raison ou une autre le séjour des villes de l’Islam en Egypte ou en Syrie, enfin toute une immense population louche accourue là de tous les coins de la terre, et qui faisait dire à Jacques de Vitriaco qu’Acre était la « sentine » de toute la chrétienté. Cette masse de soldats, de guerriers, de mercenaires attiraient encore une autre clientèle infiniment nombreuse. D’après un chroniqueur, il y aurait eu en une fois dans cette ville jusqu’à 14000 prostituées.

Un voyageur allemand, appelé Ludolf de Suchem, qui, vers la fin de la première moitié du 14e siècle, visita les ruines de Saint-Jean-d’Acre, et put à cette occasion utiliser les récits de témoins oculaires de son ancienne splendeur, nous a fait de cette ville cette curieuse autant que naïve description :

« Cette célèbre cité d’Acre, dit-il, est située sur le rivage de la mer, construite de blocs de pierre d’une grosseur extraordinaire avec des tours hautes et très fortes, à peine distantes d’un jet de pierre les unes des autres. Chaque porte est flanquée de deux tours. Les murailles étaient, comme elles le sont encore aujourd’hui, d’une épaisseur telle que deux chariots courant en sens contraire pouvaient s’y croiser très facilement. Du côté de terre aussi elles étaient très puissantes, avec des fossés très profonds, protégées encore par une foule de bastions et d’ouvrages de toute espèce. Les places et carrefours dans la ville étaient d’une grande propreté. Toutes les maisons étaient de même hauteur, uniformément bâties de pierres taillées, merveilleusement ornées de fenêtres de verre et de fresques, et tous ces palais, tous ces édifices, nullement bâtis pour les seules nécessités de l’existence, mais bien uniquement pour le luxe et la jouissance, étaient soigneusement et délicatement, au gré et à la fantaisie de leurs propriétaires, décorés de verres, de peintures, de tentures et autres ornements tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Les espaces libres dans la cité étaient protégés de l’ardeur du soleil par de splendides tentures de soie ou d’autres tissus. A chaque angle de chaque place s’élevait une très forte tour avec une porte en fer et des chaînes de même pour la consolider. Tous les hauts personnages habitaient dans la banlieue de la ville dans de très forts châteaux et palais. Au centre de la cité demeuraient les artisans et les marchands, chacun cantonné suivant son industrie dans un quartier spécial, et tous les habitants de la ville se comportaient comme jadis les romains, comme des seigneurs qu’ils étaient. Demeuraient dans cette ville par rang d’importance : le roi de Chypre et de Jérusalem et son frère Amaury[2], et encore beaucoup d’autres membres importants de sa famille, les princes de Galilée et d’Antioche, ainsi que le commandant en chef des troupes du roi de France, puis le duc de Césarée[3], les seigneurs de Tyr[4], de Tibériade et Sidon, le comte de Tripoli et Jaffa, le sire de Baruth ou Beirout, celui d’Ibelin, les seigneurs de Pysan, d’Arsuf et de Vaus, comme aussi les nobles de Blanchegarde. Tous ces seigneurs, ducs, comtes, nobles et barons, circulaient par les carrefours de la ville, la couronne d’or en tête avec un appareil royal et chacun en particulier s’entourait, à l’égal d’un roi, de soldats, de gardes et de trabans somptueusement armés, montés sur des chevaux de guerre, merveilleusement ornés d’or et d’argent, chacun s’efforçant de dépasser en luxe tous les autres, et chaque jour c’étaient jeux, tournois et exercices d’armes, toutes sortes de fêtes, de chasses et toutes sortes de divertissements guerriers, et chacun de ces seigneurs, en outre de son palais et de son château, jouissait de toutes sortes de privilèges et d’exemptions d’impôts.

« Dans cette même ville habitaient encore pour la défense de la Foi contre les sarrasins le Maître et les frères de l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem, de même ceux de l’Ordre Teutonique, des Ordres de Saint-Thomas et de Saint-Lazare. Tous ceux-là vivaient dans Saint-Jean-d’Acre. Là était le siège de leurs Ordres, et sans cesse, de jour comme de nuit, ils combattaient avec leurs compagnons contre les sarrasins[5]. Vivaient encore à Acre les plus riches marchands qui fussent sous le ciel, assemblés ici de toutes les nations de la terre. Là vivaient les Pisans, les Génois, les Lombards, par les maudites discordes desquels Acre fut finalement détruite, car ils se conduisaient tous exactement comme des seigneurs indépendants. Du lever au coucher du soleil on apportait ici toutes les marchandises de l’Univers ; tout ce qui pouvait se trouver d’extraordinaire et de rare dans le monde, on l’apportait ici à cause des princes et des grands qui y demeuraient ».

Tandis qu’en apparence, ainsi qu’il ressort de ce curieux récit, la ville de Saint-Jean-d’Acre, éblouissant le monde du fracas de ses richesses et de la multitude de ses habitants, donnait l’impression d’une faculté de résistance extraordinaire, bien au contraire, à l’intérieur, toutes les forces vives de cette cité se trouvaient comme paralysées par les incessantes et souvent sanglantes dissensions entre les chevaliers des Ordres religieux et les marchands italiens ou encore de ceux-ci entre eux et avec ceux des diverses autres nations. Il n’est pas un chroniqueur de l’époque qui ne fasse incessamment allusion à ces interminables querelles qui constituaient pour cette vaste agglomération le plus grave péril et qui devaient finalement la livrer presque sans défense aux coups des sarrasins maudits. Mais, circonstance peut-être plus douloureuse encore, c’était dans cette immense population d’origine si variée le manque absolu de toute moralité qui rendait impossible l’exercice de toute vertu civique ou familiale. Tous les vices se donnaient libre cours parmi cette énorme agglomération de soldats et de trafiquants accourus ici des quatre coins du monde. Tous les récits chrétiens contemporains, toutes les lettres des hauts personnages d’ordre civil ou religieux retentissent de plaintes amères à l’occasion de ces faits lamentables.

Ajoutez à ces circonstances désastreuses un véritable épuisement de la jeune génération militaire dans toute l’Europe amené par l’immense déperdition de vies humaines et de trésors engloutis depuis tant d’années dans les luttes pour la Terre Sainte ou dans celles qu’avait entreprises la papauté pour la destruction des païens et des hérétiques, comme aussi pour la lutte si prolongée contre Frédéric II, puis après celui-là contre Conrad IV et Conradin. Enfin, à la suite des constants échecs qui avaient été la seule sanction de tant d’espérances, à la suite de tant de prophéties dictées par la politique de l’Eglise, et qui ne s’étaient jamais réalisées, mille voix autorisées avaient commencé à s’élever par toute l’Europe pour critiquer à la fois la conduite du pape et tant d’énergies inutilement consumées dans la lutte séculaire pour la croisade. Par ces causes diverses, le zèle qui avait durant des siècles suscité tant de miracles était, hélas, infiniment diminué. Les malheureux débris de la puissance latine en Orient réfugiés derrière les hautes murailles de Saint-Jean-d’Acre n’allaient presque plus avoir à compter que sur leurs propres forces contre l’effort infiniment puissant du monde sarrasin.

Après les catastrophes qui venaient de marquer la fin lamentable de la dynastie des Hohenstaufen, la ruine de la puissance impériale et l’anarchie germanique, les seules puissances dont le Pape pouvait encore implorer le secours en faveur de la Terre Sainte étaient l’Angleterre et la France. De l’Allemagne même, il est à peine question dans les Bulles pour la croisade. Mais, à Paris comme à Londres, Nicolas IV n’obtenait que de belles promesses dépourvues de sanction. Toutes les menaces divines étaient impuissantes en face de cette immense apathie. Les destinées des dernières possessions latines en Orient allaient donc s’accomplir et les écrivains chrétiens contemporains avouent, avec une rare unanimité, que la terrible catastrophe qui devait les accabler était justement méritée. L’historien arabe Makrizi raconte que les Francs qui venaient d’Occident en Palestine étaient d’ordinaire des aventuriers capables de tous les crimes ! Sans doute ce jugement sévère n’était pas sans fondement. Ainsi que je l’ai dit, les chroniqueurs chrétiens sont tous d’accord pour déplorer l’intense corruption et l’esprit de violence qui régnaient à cette époque dans les derniers établissements latins d’Outre-mer.

Les bandes que le pape Nicolas avait envoyées de Venise à Acre sous le commandement de l’évêque de Tripoli menaient dans cette ville l’existence la plus dissolue et la plus brutale. Passant les jours et les nuits dans les tavernes et les maisons publiques, ne sachant comment employer leur oisiveté, ou bien, suivant certains récits, parce qu’on ne leur payait pas régulièrement la solde promise, ces aventuriers de la pire espèce se livraient vis-à-vis des habitants à toutes sortes de violences et de crimes. Les agglomérations et exploitations agricoles de la banlieue de la ville, appartenant en majeure partie à des musulmans, étaient sans cesse pillées et ravagées par eux. Toute résistance était noyée dans des flots de sang. Tantôt c’était une trentaine de paysans assassinés, tantôt dix-neuf marchands. Le biographe de Kélaoun va jusqu’à reproduire ce récit probablement faux que les chrétiens, après le massacre de ces musulmans, voulurent se donner l’apparence du droit, en pendant comme coupables des musulmans revêtus du costume d’esclaves.

Cette brutale indiscipline des occidentaux fournit trop tôt au sultan l’occasion d’une rupture en apparence légitime. Les plus importantes sources arabes et même latines, l’auteur de la Vie de Kélaoun entre autres, donnent comme origine à l’ouverture des hostilités le fait suivant : « Quelques-uns des guerriers croisés amenés par Tiepolo et Jean de Grailly, dont la solde n’avait pas été payée, fatigués de leur inaction, ayant rencontré dans la campagne de Saint-Jean-d’Acre des paysans syriens musulmans, portant des vivres au marché de la ville, en tuèrent ou blessèrent plusieurs. Atteints par cette sorte de folie sanguinaire qui s’emparait des nouveaux débarqués à la vue des Infidèles, ces hommes parcoururent ensuite bruyamment les divers quartiers de la ville. Parvenus près de l’édifice du Cambio, ils envahirent un des bazars ou fondouks et y massacrèrent plusieurs marchands sarrasins. Quelques chevaliers des Ordres, accourus au bruit, eurent toutes les peines du monde à sauver la vie des autres musulmans épars dans cet édifice en les prenant sous leur protection pour les conduire au château royal. Cet incident, qui fut le prétexte de la rupture suprême, est d’ailleurs raconté très diversement par les écrivains contemporains, surtout lorsqu’ils sont de race et de religion différentes.

Les magistrats d’Acre, fort effrayés, écrivirent au sultan pour s’excuser, lui faisant savoir que des musulmans ayant fait une partie de débauche avec des chrétiens nouvellement arrivés d’Occident, une rixe s’était élevée et que les musulmans s’étant portés à quelques violences avaient été massacrés. « Mais, ajoute l’auteur arabe Mohieddin, le même qui figura plus tard dans diverses négociations que je vais raconter, ces excuses étaient sans fondement ». « Je tiens, poursuit cet écrivain, d’une personne qui était alors dans la ville, que la chose s’était passée de la manière que voici : « Un musulman avait séduit la femme d’un riche bourgeois d’Acre, ayant fait avec une partie de débauche dans un jardin situé hors de la ville ; tout à coup le mari était arrivé et, les surprenant ensemble, les avait tous deux poignardés ; ensuite, dans sa fureur, il s’était jeté le fer à la main sur tous les musulmans qui s’étaient trouvés sur son passage et en avait tué plusieurs ».

Quoi qu’il en soit de ces récits si précis et pourtant si divers, le sultan, décidé dès longtemps à saisir le plus léger prétexte pour en finir avec Saint-Jean-d’Acre et les derniers établissements chrétiens en Syrie, ravi de l’incident, assembla son conseil pour délibérer sur cette affaire. Le régent Amaury eut beau lui faire représenter que ces folles agressions étaient le fait non de bourgeois de la ville mais d’hommes isolés, « appartenant tous à la croisade » et sur lesquels ni lui ni personne à Acre n’avait d’autorité ; il eut beau jurer au nom du roi de Chypre son frère que tous, à Saint-Jean-d’Acre, voulaient fermement la paix. Le siège de Kélaoun était fait d’avance. Il ne voulut rien entendre. Cependant, ainsi que plus tard les maréchaux de Napoléon, quelques-uns de ses émirs commençaient à soupirer après le repos, avides de jouir enfin en toute tranquillité des richesses acquises par tant de victoires. On apporta une copie du dernier traité conclu entre le sultan et la Commune d’Acre ; les articles en furent minutieusement examinés pour y trouver prétexte à quelque conflit. Après mûre réflexion, la plupart des conseillers de Kélaoun estimèrent qu’il n’y avait pas lieu, pour ces sanglantes, mais accidentelles bagarres, à recommencer les hostilités. Tel fut entre autres l’avis de Fatheddine lui-même, le jurisconsulte qui avait jadis rédigé le traité : « Pour moi, poursuit Mohieddine, je n’avais rien dit jusque-là ; Fatheddine, se tournant vers moi, me demanda mon avis ; je répondis : « Moi, je suis toujours de l’avis du sultan ; s’il veut annuler le traité, le traité sera nul ; s’il veut le maintenir, il sera valide. – Ce n’est pas de cela qu’il s’agit, reprit Fatheddine ; nous savons que le sultan veut la guerre. « Là-dessus, je citai un article du traité qui portait que, s’il venait à Acre des chrétiens de l’Occident qui formassent de mauvais desseins contre les musulmans, ce serait aux magistrats et au gouverneur de la ville de les réprimer. J’ajoutai que, dans le cas présent, les magistrats auraient dû empêcher ce meurtre ou tout du moins le punir ; que, s’ils ne s’étaient pas trouvés assez forts pour le faire, ils devaient au moins le dénoncer eux-mêmes afin qu’on y portât remède ». A ces mots, le sultan ne put contenir sa joie ; il commença aussitôt ses préparatifs et ordonna de couper des bois dans toute la région de Baalbeck et dans celle qui s’étend entre Césarée et Athlit, pour procéder immédiatement à la construction des machines de siège. « Ces travaux, dit à son tour l’historien Makrizi, furent terriblement troublés par des incursions de cavalerie franque et, en hiver, par d’abondantes chutes de neige ».

Mis au courant des préparatifs secrets du sultan par la trahison d’un émir lié d’amitié avec les chevaliers du Temple, les maîtres des trois Ordres, déjà terrifiés par ces nouvelles, le furent bien davantage encore en lisant une lettre adressée par le sultan au Maître du Temple, dans laquelle il lui disait qu’il se vengerait de cette rupture de la trêve en mettant la ville d’Acre à feu et à sang. Kêlaoun, en terminant cette missive, ajoutait que le sort de Saint-Jean-d’Acre était décidé et qu’il était tout à fait inutile de tenter de le fléchir par une ambassade. Malgré cela on se décida à lui en envoyer encore une. Ludolf de Suchem raconte même à ce sujet que le Grand Maître du Temple, « qui était l’ami intime du sultan », ayant envoyé une députation à celui-ci pour implorer la paix, Kélaoun lui aurait fait répondre qu’il se contenterait d’un sequin vénitien par tête d’habitant, mais que le Grand Maître ayant réuni le peuple dans l’église de Sainte-Croix pour lui faire part de ces conditions, fut insulté par la foule. On le traita de traître. Il n’échappa qu’avec peine à des violences matérielles.

Entre-temps le bruit commençait à se répandre en Syrie que le sultan marchait sur Saint-Jean-d’Acre avec toutes ses forces. Malgré les supplications du patriarche, Nicolas Tiepolo fut parmi ceux qui s’en allèrent les premiers. Une partie des forces qu’il avait amenées partit avec lui.

Vers la fin de l’an 1290 ou dans les premières semaines de 1291, Kélaoun, dans une proclamation longuement motivée, annonça à ses peuples qu’il allait venger par la prise de Saint-Jean-d’Acre les violations incessantes des trêves commises par les chrétiens. Cette nouvelle fut accueillie avec un immense et pieux enthousiasme par tout le monde musulman. De même dans une lettre fameuse dont le texte authentique nous a été conservé, écrite au roi Héthoum d’Arménie, Kélaoun annonçait à ce prince qu’il avait juré sur le Coran de ne laisser la vie à aucun habitant chrétien de la cité maudite.

Nous venons de voir que, malgré la défense du sultan, les Francs lui avaient encore dépêché une ambassade suppliante. C’était, hélas, une mesure bien inutile. Dès que les quatre envoyés chrétiens : Philippe Mainebeuf qui parlait la langue arabe, le templier Barthélémy Pisan de Chypre, un chevalier de Saint-Jean et un scribe du nom de Georges, se furent rendus à la cour de Kélaoun pour lui donner toute satisfaction, ils furent sans autre forme de procès jetés dans un cachot où ils périrent[6]. Comme ces malheureux ne reparaissaient pas, et que tous les efforts des chevaliers des Ordres pour obtenir la livraison au sultan des coupables avaient échoué devant le mauvais vouloir presque universel de la population, les premiers personnages de la cité, le patriarche Nicolas, les chefs des Ordres militaires, Jean de Grailly et le fameux guerrier Otton de Granson, qui était venu de Londres en Palestine par Rome, se réunirent un jour dans la cathédrale de Sainte-Croix d’Acre et s’entretinrent avec angoisse des mesures à prendre. Le vaillant patriarche releva les courages défaillants. Dans une allocution toute vibrante d’admirable énergie il exalta les sentiments de concorde chrétienne que l’imminence du danger avait quelque peu ranimés parmi les défenseurs de ce suprême boulevard de la foi en Syrie, « car il semble, leur dit-il, que vous ne soyez plus qu’un cœur et qu’une âme, car vous vous êtes ainsi rendus agréables à Dieu et aux hommes ».

Ou expédia en Occident dans toutes les directions les plus pressants appels : au roi de Chypre, au Pape, aux Ordres militaires. Ces derniers répondirent par l’envoi de très nombreux chevaliers. On vit de même arriver quelques nouvelles troupes de secours provenant des dernières localités appartenant aux chrétiens sur le rivage de Syrie.

Sans cesse la population d’Acre était occupée tout entière à s’approvisionner de vivres, à réparer et renforcer avec ardeur les tours, les murailles gigantesques et les profonds fossés de son enceinte. Cette population valide pouvait se monter en tout à 30000 ou 40000 personnes. Les hommes en état de combattre étaient au début du siège environ 14000, dont 800 chevaliers et 13000 hommes de pied. « Si des forces relativement aussi faibles, dit Rohrhicht, parvinrent à opposer durant plus de quarante jours une résistance aussi énergique à l’énorme armée ennemie, il faut attribuer ce résultat non seulement au courage des défenseurs qui luttaient en désespérés, mais surtout à la force et à la perfection des ouvrages de défense qui formaient autour de Saint-Jean-d’Acre une double et magnifique ligne de circonvallation faisant de cette ville la plus redoutable forteresse d’Orient ».

D’autres sources estiment qu’il y avait assemblés à ce moment à Acre environ 2000 à 3000 chevaliers et 18000 hommes de pied, plus 2000 ou 3000 écuyers, sergents ou turcopoles. « Dans ce nombre, dit M. de Mas Latrie, étaient compris tous les barons d’Outre-mer et leur service, les hommes valides venus de Tripoli et des autres villes chrétiennes conquises récemment par les arabes, les Communes, les maisons militaires, enfin les croisés arrivés depuis la proclamation de la guerre et les soldats tenant garnison à Saint-Jean-d’Acre aux frais des rois de France et d’Angleterre, tous occidentaux, désignés sous le nom habituel de gens de la Croisade ».

Les nombres donnés par les diverses sources varient en somme considérablement. Amadi parle de 700 chevaliers, 800 piétons, 13000 pèlerins armés. Un autre énumère 40000 femmes et enfants, 30000 pèlerins, seulement 1200 chevaliers, boni milites.

On répartit l’ensemble de ces forces en quatre divisions. La première fut placée sous le commandement de Jean de Grailly et du vaillant Otton de Granson ; la seconde sous celui du chef de la chevalerie chypriote et du maréchal Henri de Bolanden[7], délégué du Maître du Temple, Burchard de Schwanden ; la troisième sous celui des Maîtres de l’Hôpital et de Saint-Thomas ; la quatrième sous celui des Maîtres du Temple et de Saint-Lazare. Pour chacune de ces quatre divisions, chacun des deux chefs désignés commandait alternativement. De chaque division une moitié devait constamment, à partir de la sixième heure, monter la garde sur le rempart durant huit heures consécutives ; la seconde moitié la remplaçait alors et ainsi de suite. La moitié qui ne veillait pas sur le rempart avait la garde des portes.

« Les Templiers et les Hospitaliers, dit M. de Mas Latrie, renforcés des chevaliers de l’Epée et du Saint-Esprit, qu’on voit pour la première fois figurer dans les événements, s’étaient chargés de veiller à toute la partie septentrionale des remparts, depuis la mer jusqu’à une haute tour carrée, située à peu près au centre des fortifications, vers la plaine, nommé la Tour Maudite. D’après les plans anciens, elle se dressait sur la première ligne de circonvallation, dans l’angle Nord-Est. De ce point à la mer, vers le midi et le Carmel, sur les ouvrages de Saint-Nicolas, du Pont et du Légat, veillaient Jean de Grailly et Otton de Granson, qui avaient avec eux les Communes et tous les croisés.

« Le prince de Tyr, portant toujours le titre de baile du royaume de Jérusalem, mais exerçant en réalité une si faible autorité qu’aucune des chroniques européennes ne l’a mentionné, n’avait pas quitté la ville. Il y résidait, s’il n’y commandait pas, au nom de son frère le roi de Chypre ; et, en attendant l’arrivée de ce dernier, il s’était établi, avec les chevaliers de Syrie et ceux venus déjà de Chypre, au poste peut-être le plus dangereux, dans une grosse tour ronde, nouvellement édifiée, qu’on appelait la Tour du roi Henri. Cette construction, contre laquelle se dirigea l’effort principal de l’attaque, était située en avant de la Tour Maudite et de l’enceinte continue, près d’un autre ouvrage récent et extérieur, désigné sous le nom de Porte ou Barbacane du roi Hugues, parce que le frère du roi Henri II l’avait vraisemblablement fait construire.

Les sources françaises affirment que Jean de Grailly avait le commandement supérieur de la ville. Suivant d’autres, le Grand Maître des Templiers, Guillaume de Beaujeu, était le véritable général en chef ; aveu trop réel qu’il n’y eut pas assez d’unité dans la direction des troupes réunies à Acre et que chaque corps dut agir souvent isolément. Conrad, Grand Maître de Notre-Dame des Allemands, se plaça avec les gens du roi de Chypre à la Tour Ronde et à la Tour Maudite ; les italiens étaient conduits par leurs capitaines ou leurs consuls. Il n’est pas question des génois dans les récits du siège ; par contre, les pisans se distinguèrent par leur activité et leur courageuse industrie. Ils avaient construit, non loin de la rue des allemands, dont ils recherchaient toujours le voisinage, un grand engin en forme de catapulte qui contrebattait avantageusement les machines des assiégeants.

Le 4 novembre 1290, le sultan quitta enfin le Caire, à la tête de son armée, mais il tomba aussitôt subitement malade et mourut dès le 10 près de Mardjed at-Tin, à sept kilomètres seulement de sa capitale, au milieu de la consternation de tous, succombant à un empoisonnement, suivant la croyance universelle. Amadi raconte qu’à son lit de mort il fit jurer à son fils de mener à tout prix à bonne fin le siège de Saint-Jean-d’Acre. Ce fils et successeur, qui avait nom Malek el-Achraf, se hâta de rendre solennellement les derniers devoirs à son père et s’occupa incontinent avec la plus grande activité d’achever l’ouvrage commencé ! Au rapport d’Ibn Férat, renouvelant les prescriptions paternelles, il expédia dans toutes les provinces les ordres les plus pressants pour l’armement général des contingents de guerre et la confection des machines de siège. Au mois de février 1291, l’émir Ezzeddine bey Afram se rendit par son ordre au Liban pour y veiller à cette construction. Dès le 4 mars, un premier convoi des portions de machines achevées fut mis en marche ; le 15 du mois déjà on procéda au montage de ces diverses pièces sous le commandement de l’émir Alameddine Sindschar.

De toutes parts, à l’appel du nouveau sultan, en Egypte comme en Syrie et en Mésopotamie, la foule des guerriers sarrasins courait aux armes. Tous ceux de Damas, de Hama, de tout le reste de la Syrie, du pays de Misr qui est l’Egypte, de l’Arabie aussi, se mirent en route par groupes nombreux. Tout fut disposé pour en finir enfin avec cette odieuse cité de Saint-Jean-d’Acre, écharde douloureuse dans la chair de l’Islam. Le 23e jour de mars, le naïb ou généralissime de Syrie, Houssameddine Toghril, quittait de son côté le Caire pour aller assembler le reste des contingents syriens. Le 26 mars enfin, le valeureux prince de Hama, Malek el-Mouzaffar, le propre frère de l’historien géographe célèbre Abou el-Fida, fit son entrée à Damas à la tête de ses contingents ; le lendemain, ce fut le tour de Seifeddine Belban, l’émir ou gouverneur du puissant château des kurdes. Une immense agitation militaire animait toutes les poudreuses routes de Syrie convergeant à la grande citadelle chrétienne. D’innombrables et lents convois de chameaux pelés, aux files interminables, des bandes infinies de piétons et de cavaliers aux blancs manteaux, semblaient comme un peuple de fourmis accourant à la curée.

L’historien Abou el-Fida, dont la chronique historique nous est un document si précieux, commandait personnellement dans l’armée de son père, le prince de Hama, à un groupe de dix hommes à l’aide desquels il surveillait et dirigeait le voyage d’un segment (une roue) d’une catapulte de proportions tellement gigantesques que l’ensemble nécessitait cent paires de bœufs pour le transport. Cette formidable machine avait nom « la Victorieuse », al-Masuriya. Le trajet jusqu’à Acre fut infiniment pénible, grâce au plus terrible, au plus inclément des hivers. Une pluie glaciale tombait incessamment en véritables cataractes. La route était abominable, surtout entre Hosn el-Akrad et Damas. Les bœufs, accablés par la rigueur du froid et les chemins si affreux, mouraient en quantité. De Hosn el-Akrad à Acre, la cavalerie mit plus d’un mois à faire le trajet au lieu des quelques jours qu’on prenait d’ordinaire. Les troupes de Hama prirent place à l’aile droite de l’armée assiégeante. La « Victorieuse » fut disposée en face de la section du rempart confiée à la garde des Pisaus.

Cependant, en Egypte, dans la nuit du 24 février 1291, le nouveau sultan, impatient d’illustrer son règne sur les traces de son père en délivrant la Syrie de la présence des Infidèles, avait réuni en une grande fête au tombeau de celui-ci, dans la koubbet ou mosquée funéraire dite Mansuriye, tous les notables, les savants, les cadis, les docteurs de la loi et les lecteurs du Coran du Caire. Tous ces vénérables personnages jusqu’à l’aube lurent les livres saints à l’intention de l’illustre défunt. Malek el-Achraf leur fit faire de somptueuses distributions de vêtements d’apparat et d’argent. Il ordonna de jeter également de la menue monnaie au peuple et fit d’autres abondantes aumônes. Le 6 mars, il prit enfin la route de Damas accompagné par son harem qu’il laissa dans cette ville. Avant qu’il ne poursuivit de là sa route vers Saint-Jean-d’Acre, raconte Makrizi, le cheikh Charafeddine Busiri vit en rêve un inconnu qui récitait ces vers :

« Déjà les musulmans ont pris Acre et coupé la tête aux Infidèles. Notre sultan a conduit à l’ennemi des escadrons qui ont réduit en poussière sous leurs sabots de vraies montagnes. Les turcs ont juré au départ de ne laisser pas un pouce du sol aux Francs ».

De même, au moment du départ du sultan le cadi Mohieddine Abd el-Zaher lui chanta ces vers : « O vous, les fils du Blond (le Christ), bientôt la vengeance de Dieu se déversera sur vous, dont il ne subsistera rien ! Déjà Malek el-Achraf est descendu sur vos rivages. Préparez-vous à recevoir de sa main des coups insupportables ».

Après que, vers la fin de mars, les premiers contingents sarrasins eurent pénétré dans la grande plaine qui enveloppe Saint-Jean-d’Acre et terriblement ravagé cette riche banlieue de la capitale chrétienne, le 5 avril, le sultan en personne, à la tête de tout le reste de son immense armée, arriva sous les remparts fameux. Ce jour-là, ces forces colossales se trouvèrent définitivement réunies. Il est impossible d’évaluer, même approximativement, leur nombre, qui était certainement énorme. Les chiffres donnés par les contemporains varient infiniment entre six cent mille et cent vingt mille guerriers tant cavaliers que fantassins. Un chroniqueur anonyme me parle de dix émirs commandant chacun à 4000 cavaliers et 2000 fantassins. M. de Mas Latrie donne les chiffres de 60000 cavaliers et de 160000 hommes de pied.

Les évaluations varient de même pour le nombre des catapultes et autres machines de guerre que l’armée sarrasine trainait à sa suite. Une source chrétienne donne le chiffre fantastique de 666, uniquement parce que c’était là le nombre mystérieux de l’Antéchrist ! D’autres sources indiquent un nombre beaucoup moins élevé. Aboul Faraj parle de 300. Un autre chroniqueur dit qu’il y en avait 92, ce qui serait déjà formidable. Une partie, paraît-il, provenait de celles qui avaient été prises auparavant sur les Francs. Deux jours seulement après l’arrivée de l’armée, toutes ces machines se trouvaient en place, grâce à la formidable activité de ces milliers de guerriers de la foi. Déjà quatre jours plus tard, le 12 avril, complètement installées et montées, elles commencèrent à battre furieusement la haute muraille chrétienne. Parmi les plus puissantes de ces machines colossales, outre la « Victorieuse » ou « Mansuriye », dont j’ai parlé déjà, on montrait la « Furieuse », opposée aux Templiers, une troisième encore opposée aux Hospitaliers, une quatrième opposée à la Tour Maudite. Aboul Faraj dit que l’armée assiégeante comptait des milliers de mineurs. Devant chaque tour on en avait disposé mille qui, au moment de l’assaut, devaient les attaquer en sapant leurs fondements. Aboul Mahasen, autre historien excellent, dit que parmi les machines de siège il y en avait de si colossales et de si puissantes qu’elles lançaient des quartiers de roc pesant un quintal, même davantage. Les musulmans eurent, par ce puissant moyen, bientôt fait de pratiquer des brèches en différents endroits.

« Le siège d’Acre, dit Aboul Mahasen, commença le jeudi, quatrième jour du mois de rébi second. On y vit combattre les guerriers de toutes les contrées de la terre alors connues. L’enthousiasme des musulmans était tel que le nombre des volontaires dépassait de beaucoup celui des troupes régulières ». Ludolf de Suchem dit non sans exagération que l’immense armée du sultan comptait 600000 combattants, que quarante jours durant, soixante machines lancèrent à toute volée des pierres sur la ville, que les flèches volaient si dru que d’après un témoin oculaire un javelot lancé du rempart fut incontinent fendu en mille morceaux par elles !

Chaque jour les musulmans de blanc vêtus se précipitaient à l’assaut des murailles, pareils à une forêt de lances, hurlant leurs imprécations et leurs furieux cris de combat. Une musique guerrière assourdissante, terrifiante, venait grossir encore cette clameur bestiale universelle, excitant follement l’ardeur des combattants qui luttaient ainsi plusieurs heures durant. Le combat se terminait presque constamment par la victoire des assiégés. C’est pourquoi ceux-ci, ainsi que le déplore pieusement le récit peut-être bien très exagéré d’un témoin oculaire, Arsénius, se livraient journellement, malgré ces circonstances si effarantes, malgré le péril si pressant, à toutes sortes de réjouissances et d’orgies dans les tavernes et les maisons mal famées, « car ils ne pouvaient imaginer que leur fin fût si proche, si effroyablement certaine, et cependant aucun doute n’était possible à la vue de cette énorme armée de siège qui étreignait cette malheureuse cité depuis des jours et des jours déjà ».

Quelques-unes de ces premières rencontres durent être fort sanglantes. La Chronique de Syrie parle une fois, certainement avec grande exagération, de 20000 sarrasins tués. Une autre fois, dans un combat devant la porte Saint-Nicolas, Amadi parle de 3000 Infidèles tués contre 8 chrétiens seulement !

Abou el-Fida, qui combattait, je l’ai dit, dans l’armée de son père, le brillant prince de Hama, raconte ce qui suit, rendant hommage à la bravoure des Francs : « Leur ardeur, dit-il, était telle qu’ils ne daignaient même pas fermer les portes de la ville. Les troupes de Hama étaient, comme à l’ordinaire, placées à l’extrême droite des lignes de l’armée assiégeante ; nous avions la ville en face et la mer à notre droite ; près de nous étaient postées des barques chrétiennes protégées contre le feu grégeois par des madriers et des mantelets de peaux de buffles ; leurs frondeurs nous inquiétaient à coups de javelots et de traits d’arbalète ; il fallait nous défendre à la fois des attaques de la garnison et de celle des vaisseaux ennemis contre notre aile droite. Un jour les Francs firent approcher de nous un navire portant une machine de trait qui lançait des pierres sur nous et sur nos tentes. Ce navire nous était insupportable, mais une nuit, il s’éleva un très fort vent qui le ballotta à tel point que la machine fut complètement disloquée et ne put plus fonctionner. Une nuit où brillait un magnifique clair de lune – c’était la nuit du 15 au 16 avril – les Francs entreprirent une sortie contre nous par la porte Saint-Lazare, et, surprenant notre armée, ils pénétrèrent jusque parmi nos tentes ; repoussant devant eux nos avant-postes, ils nous attaquèrent ainsi avec la dernière violence jusque dans notre camp ; mais ils s’embarrassèrent dans les cordes des tentes ; un des leurs, un chevalier, tomba dans la fosse d’aisance d’un de nos émirs ; il y fut massacré ; on eut beaucoup de peine à se défaire de ces fougueux assaillants ; à la fin cependant ils s’aperçurent que nous étions plus nombreux qu’eux et les guerriers de Hama les obligèrent à rentrer en désordre dans la ville après qu’on en eut tué un grand nombre. Le lendemain, au point du jour, Malek el-Muzaffar, le prince de Hama, mon père, fit suspendre les têtes de plusieurs de leurs chefs aux cous des chevaux qui leur avaient été pris et envoya au sultan ce sanglant butin ».

Les Gestes, à propos de ce combat, disent que les chrétiens s’efforcèrent de jeter du feu grégeois dans les boisages du camp ennemi, mais que l’officier intitulé le vicomte du port, qui commandait cette manœuvre, manqua son coup. Le jet trop court endommagea simplement les propres machines des assiégés. Une autre sortie entreprise presque aussitôt après par la porte Saint-Antoine sous la protection d’une nuit sombre, échoua complètement parce que les assiégeants éclairèrent immédiatement cette obscurité de leurs feux innombrables. Il y eut environ deux mille morts de chaque côté, ce qui paraît encore bien exagéré.

Toutes ces infortunes de guerre, les terribles pertes subies par les assiégés dans leurs rencontres avec l’armée si puissante du sultan, tellement plus nombreuse, et cela sans qu’ils pussent recevoir le moindre renfort, les fatigues surhumaines occasionnées par le service de garde aux remparts, service qui ne cessait pas une minute, ni de jour, ni de nuit, la ruine déjà commençante, sous le jet incessant des blocs géants et sous l’action non moins incessante des mines, de nombreuses tours et de non moins nombreuses sections des murailles, toutes ces causes réunies eurent tôt achevé, malgré les débuts les plus brillants, de paralyser les forces de résistance de cette garnison cependant si pleine d’énergie et de courage. Il en fut surtout ainsi à partir du 4 mai lorsque de terribles salves de feu grégeois et une grêle effroyable de pierres énormes se déversèrent heure après heure, jours après jour, sans un instant de répit, sur la malheureuse cité chrétienne.

Les vivres, dit à peu près M. de Mas Latrie, régulièrement apportés du dehors par mer, ne manquaient point ; mais l’espoir du succès, que l’énergie de la défense avait donné d’abord, s’était affaiblie. On avait déjà fait passer en Chypre une grande partie des femmes et des vieillards. Il restait encore dans la ville de très nombreux combattants. On réparait bien aussitôt les portions de muraille abattues par les machines des assiégeants. Les pierres ou le temps venant à manquer, on fermait les brèches au moyen de fortes estacades de bois ; on improvisait un rempart avec des sacs de coton et de laine, derrière lesquels on continuait à combattre avec acharnement ; mais les assiégés ne pouvaient plus arrêter les travaux des mineurs, qui s’avançaient vers la Tour du roi Henri et sapaient, en même temps, les fortifications en dix endroits différents. On remarqua aussi, dans ce siège mémorable, des compagnies d’artificiers arabes qui, une fois parvenus à la portée du trait, jetaient avec ensemble le feu grégeois sur les chrétiens, pendant que les archers, dont la fumée cachait la position, faisaient pleuvoir dans leurs rangs une grêle de traits. D’autres lançaient des projectiles en faïence ou en terre cuite en forme de grenades, qui contenaient un mélange détonant : au moindre choc, la grenade éclatait, projetant en tous sens ses fragments meurtriers.

Toutefois, dans ce même jour du 4 mai, alors que ce siège terrible durait depuis un mois et que les galeries des mineurs avaient atteint déjà le pied de la Tour du roi Henri, les assiégés virent avec une joie profonde arriver enfin par mer un secours précieux : c’était le roi Henri de Chypre qui accourait à leur aide avec une petite armée montée sur une flottille d’environ quarante navires. Les sources diffèrent beaucoup sur l’importance de ce corps auxiliaire. Marino Sanuto parle de 200 chevaliers et de 500 hommes de pied. L’archevêque Jean de Nicosie, au dire du même auteur, accompagnait son souverain. Tous ou presque tous les auteurs sont par contre d’accord pour louer la bravoure du jeune roi[8]. Les assiégés, transportés d’allégresse, l’accueillirent en allumant des feux de joie. Il combattit vaillamment les infidèles, mais son corps d’armée était réellement trop faible et il ne conquit pas plus d’influence dans la direction des événements que ne l’avait fait son frère qui, lui, était à Acre depuis avant le commencement du siège. De même il échoua entièrement aussi bien dans ses tentatives pour prévenir ou éteindre les terribles dissensions sans cesse renaissantes entre les chevaliers des divers Ordres et entre ceux-ci et les trafiquants italiens que dans celles pour empêcher la fuite secrète, incessante, de beaucoup de personnages considérables qui, affolés de terreur, chaque nuit réussissaient à s’embarquer pour l’île de Chypre. Ces terribles querelles entre associés semblent avoir eu pour la défense un résultat vraiment déplorable. Ludolf de Suchem dit ouvertement que Saint-Jean-d’Acre fut perdue par la faute des commerçants italiens. Il dit que les perpétuelles zizanies des combattants latins paralysèrent leur action. Seuls, selon lui, les chevaliers teutoniques combattirent sans reproche jusqu’à la fin.

Aussitôt après son arrivée, le roi, malgré les bien faibles chances qu’il y avait encore de repousser les assiégés, alors que la situation semblait presque désespérée, crut devoir faire une dernière tentative auprès du sultan. Il lui envoya solennellement deux ambassadeurs : Guillaume de Cafran et le chevalier Guillaume de Villiers[9], chargés de demander des explications sur cette agression soudaine contre la ville de Saint-Jean-d’Acre. Mais Malek el-Achraf refusa toute conversation sur ce sujet et se contenta de demander aux deux envoyés s’ils lui apportaient les clefs de la ville. Sur leur réponse négative et comme ils imploraient sa pitié pour le pauvre peuple de la cité, il leur dit que sa seule volonté était d’avoir Saint-Jean-d’Acre, tout le reste lui demeurant fort indifférent. « Nous ne pourrions sans risquer la mort, s’écrièrent-ils alors, conseiller aux nôtres de rendre la ville ! ». Malheureusement, à ce moment même de l’entretien, les assiégés étant en train d’essayer une nouvelle catapulte placée sur la Tour du Légat, une pierre, lancée de là, effleura de si près la tente du sultan que celui-ci, écumant de rage, tira son épée pour tuer les ambassadeurs chrétiens. Les infortunés s’estimèrent fort heureux de s’en tirer avec la vie sauve. Ainsi ces négociations suprêmes furent brusquement rompues après que l’émir Schugaï eut prié le sultan de ne pas rougir son épée « dans le sang des porcs ! ».

Entre-temps, les assiégeants, par leur bombardement infernal, incessant, ne cessaient de faire des progrès. Les troupes du même émir Schugaï venaient d’attaquer, après en avoir sapé et miné les fondements, cette nouvelle tour qui se dressait en avant de la Tour Maudite, sur la première muraille, ouvrage extérieur, percé de meurtrières, qui s’appelait la Tour du Roi. De même, elles avaient déjà complètement démoli et ruiné la Barbacane dite du roi Hugues et la Tour de la comtesse de Blois[10] avec toute la ligne du rempart qui allait de la Tour Saint-Nicolas à la Barbacane du roi Edouard d’Angleterre. Le 8 mai probablement, la Barbacane du roi Hugues, complètement ruinée, s’écroula tout entière avec le pont qui la reliait à l’intérieur de la ville. Le 15, tomba définitivement la Tour du roi Edouard. Ses débris comblèrent entièrement le fossé et facilitèrent ainsi le passage de l’ennemi, qui occupa aussitôt ces ruines et garnit avec des sacs de sable et des fagots de ramée les vides produits par l’action des sapes et des mines ; ce fut comme une sorte de voie artificielle créée pour pénétrer dans la ville.

Quel spectacle effroyable c’était qu’un de ces grands sièges du moyen âge oriental ! Quelle formidable agitation guerrière, quelle confusion, quelle rumeur constante et terrible ! D’un côté se dressent les remparts géants couverts de la foule des combattants aux cottes de mailles étincelantes sous les feux du soleil syrien ; on aperçoit les machines colossales, balistes et catapultes, qui ne cessent de lancer les pierres énormes et les lourds javelots meurtriers. De l’autre, c’est la foule sarrasine infinie, aux cent races diverses, bariolée des plus pittoresques costumes de guerre. Des bandes de cavaliers aux burnous blancs passent sans cesse au galop, brandissant leurs armes, poussant mille imprécations. Les artificiers à la peau bronzée manœuvrent les catapultes géantes, accroupies au loin comme autant d’animaux fabuleux. Sans cesse ils s’arc-boutent pour tendre les cordes soutenant les paniers monstrueux pleins de quartiers de roc. Sans cesse, au milieu des flots de la plus affreuse poussière, ceux-ci vomissent leurs pesants projectiles sur la malheureuse cité. Les émirs au blanc turban poussent à l’assaut les milliers d’hommes de pied dont les brunes figures ruissellent de sueur. Un infernal tumulte emplit l’atmosphère ; les cris de douleur, les imprécations des blessés et des mourants, les hurlements des combattants qui s’excitent à la lutte, les détonations du feu grégeois, le choc des quartiers de roc s’abattant sur le rempart, le bruit que font en s’agitant ces milliers de combattants et d’animaux, tout cela constitue le plus terrible des ouragans humains, une vraie scène de l’enfer. Et toujours sur ces images d’horreur l’implacable soleil d’Asie flamboyant dans un ciel sans nuages !

Au matin du 16 mai, aux premières lueurs du jour, le sultan monta à cheval et toute son immense armée se rua à l’assaut sur toute la ligne du rempart d’un rivage à l’autre par toutes les brèches praticables. Les chrétiens ne pouvaient plus guère opposer à leurs ennemis qu’environ 7000 combattants exténués de fatigue. Bientôt le fossé à la porte Saint-Antoine fut, sur une longueur de plus de cent brasses, comblé par toutes sortes de matériaux qu’avaient apportés sous la conduite de milliers de conducteurs plus de 30000 bêtes de somme : chevaux, ânes et chameaux, bœufs aussi traînant des chariots. Aussitôt les assaillants escaladèrent l’avant-mur où une brèche avait été pratiquée sur une longueur de soixante brasses. L’enthousiasme était immense dans leurs rangs. Des derviches à la traînante chevelure, des santons fanatiques se jetaient dans les fossés, parmi les sacs de terre, et faisaient de leurs corps un passage aux colonnes d’assaut. Makrizi raconte que, pour exciter encore l’ardeur de ses soldats, le sultan avait réuni un corps de 300 timbaliers sonnant du tambour, montés sur des chameaux. Cette musique extraordinaire, renforcée par celle des cymbales, des trompettes, de mille autres instruments, couvrait la ville assiégée d’une immense et assourdissante rumeur.

Les défenseurs, exténués de fatigue, reculèrent de la longueur d’une portée d’arbalète devant la fureur de ces formidables bandes d’assaut. Ils se retirèrent de maison en maison vers l’intérieur de la cité jusqu’au moment où l’on vit accourir les chevaliers du Temple venus d’une autre extrémité de la ville. L’apparition de ces vaillants rendit l’espoir aux combattants chrétiens découragés. Le maréchal de l’Hôpital, Mathieu de Clermont, prenant leur tête, poussa de l’avant, à travers les masses ennemies, avec une magnifique vigueur. Il transperça de part en part un émir ennemi, frappant autour de lui d’estoc et de taille, tuant et blessant une foule de musulmans. Electrisés par son exemple, les défenseurs d’Acre reprirent un moment l’offensive et réussirent après une lutte terrible à repousser à nouveau l’ennemi au-delà de la brèche de la muraille. Mais là expira ce suprême effort, et les assaillants, se groupant autour de l’étendard déployé du sultan, tinrent ferme en ce point durant qu’au nom de Malek el-Achraf on sonnait le rappel. Ce terrible assaut avait certainement échoué, mais la situation des assiégés n’en demeurait pas moins désespérée.

Les chrétiens, qui avouaient une perte de 2000 hommes alors qu’ils affirmaient avoir massacré plus de 20000 sarrasins, se hâtèrent de disposer devant la brèche si vaillamment reconquise vingt de leurs plus grandes catapultes et cinquante de moindres dimensions. Ils y apportèrent en hâte les munitions nécessaires : quartiers de roc, pierres et armes de trait. Puis, accablés par ces fatigues surhumaines, ils s’abandonnèrent jusqu’au lever du soleil à quelques heures d’un trop précaire repos. Durant ce temps, la plupart de leurs chefs se réunissaient avec les autorités de la cité en un conseil suprême dans la maison de l’Hôpital, tandis que les autres faisaient armer en hâte dans le port les quelques navires et barques disponibles pour essayer de sauver au moins les vieillards, les femmes, les enfants qui étaient encore dans la ville.

Cette dernière tentative ne pouvait guère aboutir, car les bâtiments génois et autres encore réunis dans le port étaient de dimensions beaucoup trop faibles. En outre, la mer était bien trop agitée pour qu’on pût tenter avec succès une pareille opération. L’assemblée fut néanmoins fort encouragée par une nouvelle magnifique harangue du patriarche, qui supplia les assistants d’avoir confiance et prédit encore la victoire en paroles chaleureuses. Une messe solennelle fut célébrée, puis on communia non moins solennellement, puis on prît en commun le repas du soir. Alors toute l’assistance, tous ces rudes guerriers préparés à une mort certaine, se donnèrent en pleurant le baiser fraternel et prêtèrent au milieu des larmes le serment de résister jusqu’à la mort. Puis ils coururent en hâte aux remparts, ayant repris des forces nouvelles, prêts à repousser avec fureur le nouvel assaut des sarrasins. Mais le sauvetage espéré des femmes et des enfants fut, cette nuit, impossible. Dès le lendemain matin, 17, tous ceux qui avaient été embarqués pour aller à Chypre durent redescendre à terre, tant l’état de la mer rendait pour le moment toute fuite impossible.

La journée du 17 semble s’être passée de part et d’autre dans une sorte de languissante inaction. Ce fut comme la veillée suprême et douloureuse. Le soleil se leva le 18 mai dans une atmosphère sombre et brumeuse. Aux premières lueurs de l’aurore toute l’immense armée ennemie, au milieu d’un tumulte extraordinaire, se lança de nouveau à l’assaut. Ce fut, dès le grand matin, le même ouragan infernal de furieux cris de triomphe alternant avec le son des trompettes de guerre et des tambours portés à dos de chameaux, destinés à étourdir les oreilles des chrétiens, tandis qu’à la tête des colonnes d’assaut se précipitaient des troupes de renégats, de fakirs fanatiques, de derviches aux longs cheveux noirs leur couvrant les épaules. Toute l’armée assaillante était divisée en cent cinquante sections de deux cents hommes chacune, soutenues par une réserve de cent soixante autres groupes de pareil nombre. Ainsi divisées, les colonnes d’assaut se ruèrent à nouveau sur les brèches si péniblement barricadées l’avant-veille et sur les bastions complètement ruinés. Le magister Thaddeus, un des chroniqueurs chrétiens du siège, dit que le sultan avait promis une récompense de mille dirhams pour chaque lance chrétienne conquise. Un témoin oculaire raconte aussi que les premières sections d’assaut portaient de grands boucliers de bois, les secondes quatre chaudrons chacune, contenant de l’huile et aussi des torches de résine enflammées. Les trois sections suivantes étaient armées d’arcs : les dernières enfin étaient équipées de courtes targes de cuir et de sabres courts aussi. Ceux-là, dit Amadi, avaient plus particulièrement pour objectif l’attaque de la Tour Ronde ou Tour du roi Hugues, que défendaient vaillamment le roi de Chypre, le prince Amaury de Lusignan, de nombreux Templiers et Hospitaliers, en un mot l’élite de l’armée assiégée.

Tant qu’ils eurent des munitions, les guerriers chrétiens luttèrent avec le plus intrépide courage ; puis, quand elles furent épuisées, ils continuèrent le combat avec des bâtons, des faux et autres armes de fortune, à coups de pierre aussi, luttant furieusement pour la vie. C’est à ce moment même qu’une nouvelle apparition du valeureux maréchal des Hospitaliers, Mathieu de Clermont, vint une fois de plus changer pour quelques instants la face du combat. Accouru avec les siens d’une autre extrémité de la défense, il réussit, à l’aide de tous ces combattants à nouveau encouragés, à rejeter une fois encore au-delà du rempart l’ennemi qui avait déjà forcé et dépassé la porte Saint-Antoine. Mais ce ne fut cette fois qu’un court répit ; aux bandes sarrasines repoussées succédèrent des bandes nouvelles, troupes fraiches surexcitées à la fois par mille promesses et mille menaces, qui se précipitèrent de nouveau en avant. Egalement précédées par des multitudes de fakirs et de derviches frénétiques, encouragées par l’appât des récompenses célestes, elles se précipitèrent à la fois sur dix points différents de la malheureuse cité. La première de ces troupes, forte de plusieurs milliers de combattants, courant à travers des champs d’amandiers bouleversés par le jeu des mines, força à travers trois brèches différentes la Tour du roi Hugues que le bombardement des catapultes avait complètement ruinée. C’était en ce point que combattait le roi Henri de Chypre à la tête de sa chevalerie. Après que cette tour eut été ainsi prise et occupée par un détachement sarrasin, le reste des assaillants se rua sur la barbacane placée entre la première et la seconde muraille et l’occupa aussitôt. Là les vainqueurs se séparèrent en deux groupes : le premier, s’engouffrant sous la porte de la Tour maudite, marcha sur l’église Saint-Romain, où les Pisans avaient dressé leurs machines de jet ; l’autre se précipita à nouveau dans la direction de la porte Saint-Antoine où combattaient encore beaucoup de chevaliers chypriotes et syriens. Ceux-ci durent céder à ce torrent furieux jusqu’au moment où le Grand Maître de l’Hôpital, Guillaume de Beaujeu, et celui du Temple, Jean de Villiers, fussent accourus à leur secours avec une douzaine de chevaliers tout au plus. Longtemps cette lutte inégale se poursuivit héroïquement, mais l’ennemi était trop nombreux. Assaillis par des décharges de feu grégeois, par une pluie incessante de grenades jetées à la main qui éclataient en provoquant d’horribles blessures, surtout par une effroyable averse de flèches qui obscurcissaient littéralement l’atmosphère, ces héros finirent par succomber presque jusqu’au dernier. Le Maître du Temple, atteint à l’épaule droite, au défaut de la cuirasse, par une flèche, fut avec grande peine entrainé loin du combat et transporté à la maison de son Ordre où il expira peu après. En le voyant partir, ses compagnons de lutte avaient cru qu’il fuyait. Il avait dû arracher la flèche de sa blessure et la leur montrer, puis, s’évanouissant, il s’était affaissé et on l’avait emporté déjà mourant. Il ne fut nullement traitre comme l’ont affirmé à tort diverses sources, mais, bien au contraire, mourut en héros. Ce fut alors un affreux massacre. Des Templiers, il n’en survécut que dix, des Hospitaliers seulement sept. Aucun Teutonique n’échappa. Diverses sources célèbrent leur admirable courage. De même le Grand Maître de l’Hôpital, Jean de Villiers, fut aussi grièvement blessé, mais lui, du moins, put être transporté sur un navire et échappa. Quant à Mathieu de Clermont, qui, par des miracles de bravoure, avait réussi, frappant d’estoc et de taille, à remonter le flot furieux des ennemis entrant par la porte Saint-Antoine, puis à la descendre en sens contraire, il succomba enfin près de la rue des Génois où il rendit l’âme. Tous ces différents chiffres sur les pertes des divers Ordres de chevaliers sont, du reste, contredits par les indications de quelques autres documents contemporains qui parlent entre autres de Templiers renégats ayant vécu au Caire après la prise d’Acre. De même Ludolf de Suchem raconte qu’à Matharia, dans les faubourgs de cette ville, il vit, parmi les chrétiens faits prisonniers à Acre, quatre allemands dont un originaire de Schwarzbourg en Thuringe, puis qu’il rencontra plus tard deux Templiers, l’un bourguignon, l’autre toulousain. Ces infortunés étaient bûcherons sur les bords de la mer Morte. Le sultan finit par leur rendre la liberté. De même Jean Vitoduran dit que beaucoup de chevaliers chrétiens ainsi que leurs descendants étaient esclaves des musulmans, mais que ceux-ci avaient pour eux de la considération. Rohricht, dans son beau livre, cite beaucoup d’autres exemples de chevaliers chrétiens ainsi faits prisonniers à Saint-Jean-d’Acre et devenus esclaves des musulmans, tel Geoffroy de Semeray, dont le frère Jean le chapelain fut tué à la prise d’Acre, et qui, lui, fut fait prisonniers dans ces mêmes circonstances et rendu à la liberté neuf ans plus tard.

Sur ces entrefaites, d’autres groupes sarrasins encore s’étaient rués sur la masse des défenseurs pisans à la porte Saint-Romain. Ils les avaient chassés après avoir brûlé leurs machines. Puis, après un court et violent combat, ils avaient enlevé d’assaut la rue des Allemands et, s’engouffrant par cette voie, battu et repoussé les chevaliers de Saint-Thomas près l’église de Saint-Léonard. D’autres bandes encore avaient forcé l’entrée de la ville, les unes par la porte Saint-Nicolas, les autres par la Tour du Légat, car cet édifice qui, jusque-là, avait été vaillamment et heureusement défendu par Jean de Grailly et Otton de Granson, venait de succomber à son tour. Jean et Otton, forcés de fuir précipitamment, réussirent à atteindre un navire qui fut leur salut à tous deux. Certaines sources affirment que le premier échappa sans blessures et pour cela le couvrent d’injures. D’autres, tout au contraire, disent qu’il fut grièvement atteint. Le magister Thaddaeus, le même qui dit qu’il faut excuser le roi de Chypre à cause de sa jeunesse, insulte Grailly et dit qu’il ne fut chevalier que de nom, chrétien que des lèvres.

C’était la fin de ce grand drame ! Partout une foule sarrasine délirante escaladait les murailles, poussant des cris de mort, et se précipitait par les rues à la poursuite des chrétiens. La bravoure ne pouvait plus rien contre ces masses énormes que des renforts venaient grossir sans cesse. Tout était perdu. Presque tous les guerriers francs étaient tués, pris ou en fuite. Les quelques centaines d’entre eux, un millier peut-être, qui luttaient encore contre ce flot de noirs démons envahisseurs, furent facilement repoussés, exterminés ou pris. La foule des survivants chrétiens cherchant à sauver leur vie, courait vers le port, refuge suprême. Tous, chevaliers, prêtres, moines et religieuses, femmes de qualité ou du peuple, enfants, emportant les blessés, couraient le long des rues dallées. Arrivés au port, ils se jetaient à la mer par milliers, pour gagner plus promptement les navires. Malheureusement, il n’y avait en tout, paraît-il, que six navires prêts à appareiller, deux du pape, deux chypriotes et deux génois sous André Pellotus. On conçoit l’effroyable confusion de tous ces infortunés, sentant déjà derrière eux l’haleine des massacreurs lancés à leur poursuite, se ruant affolés vers ce précaire asile. Seul, le vénérable patriarche, Nicolas de Hanapes, religieux dominicain du diocèse de Reims, montra le plus grand courage. Ceux qui le suivaient durent l’entrainer vers le port, parce qu’il trouvait indigne de lui d’abandonner dans la mort son déplorable troupeau dispersé. Enfin on put le jeter dans une barque qui le conduisit à un navire de Venise ; mais, comme il tendait les mains pour aider à sauver tous les malheureux qui nageaient autour de lui et s’accrochaient aux flancs du bateau, il tomba à la mer, puis la barque elle-même chavira sous le poids de tant d’infortunes. Tous ceux qui s’y trouvaient furent noyés à l’exception du porte-croix du patriarche ; quant à celui-ci, soit que le matelot qui voulut le sauver ne sût pas saisir asse fermement la main qu’il lui tendait, soit que, vieux et faible, il ne sût être assez prompt, il disparut sous les flots. « Ainsi périt le bon patriarche et légat, frère Nicole ! ». Par contre le roi Henri de Chypre réussit à gagner le large ce jour-là et non point déjà dans la nuit du 15 au 16, comme l’ont affirmé tous ses détracteurs. Plus de trois mille des principaux habitants de la ville parvinrent à se sauver avec lui. Naturellement cette fuite valut au jeune souverain de Chypre les injures des contemporains et les plus graves accusations de lâcheté et de trahison. Ce grand départ, sous les yeux de l’armée musulmane victorieuse, impuissante cependant à l’empêcher, dut être une vraie scène de l’enfer. Diverses sources racontent qu’à cause de la violence de cette mer démontée, deux autres navires chavirèrent dans le port, noyant tous ceux qu’ils contenaient. Les Annales de Parme affirment cependant que beaucoup de Parmesans réussirent à se sauver. C’est de la bouche de ces derniers, réfugiés ou captifs libérés, que Thaddaeus recueillit des indications pour son Historia de desoltaione et conculcacione civitatis Acconensis éditée par mon si regretté ami le comte Riant à Genève en 1873. La grande maison florentine de banque et de commerce des Peruzzi éprouva de graves pertes dans cet ultime désastre des établissements chrétiens de Syrie. Le grand négociant pisan Pannocchia Sasetta degli Orlandi périt dans le désastre. Une liste des nobles vénitiens qui, en l’an 1296, par conséquent après la chute de Saint-Jean-d’Acre, réussirent à regagner de cette ville leur patrie, est conservée dans un manuscrit de la Bibliothèque de Sainte-Geneviève.

Le grand historien catalan quasi contemporain, Muntaner, parlant du fameux aventurier Roger de Flor, qui fut le premier chef des célèbres Almugavares ou routiers catalans lors de leur grande expédition en Orient aux débuts du 14e siècle, raconte ce qui suit : « Roger de Flor, dans sa grande jeunesse ayant été reçu frère Templier, se trouva avec la fameuse nef le Faucon que l’Ordre lui avait confiée dans les eaux de Saint-Jean-d’Acre lors du siège illustre de 1291. Durant le drame final, alors que les derniers guerriers latins de Syrie, chevaliers des trois Ordres ou nobles chypriotes, se faisaient héroïquement hacher pour permettre à la foule des vieillards, des femmes, des enfants, de s’embarquer, le Templier Roger, après s’être distingué durant le siège, par divers exploits, après avoir pris un étendard et tué de sa main un chef ennemi, ne rougit point, paraît-il, d’extorquer aux malheureuses dames chrétiennes qui se réfugiaient à son bord des sommes considérables, fondement de son immense fortune future. Chassé du Temple pour cet acte infâme, accusé surtout d’avoir soustrait et gardé l’argent de l’Ordre dans le tumulte de cette catastrophe, forcé de fuir devant les poursuites du Grand Maître, dénoncé par ce dernier au terrible pape Boniface, il fut contraint pour son salut d’abandonner sa nef dans le port de Marseille et de se réfugier à Gênes.

Tandis qu’une partie des habitants et des défenseurs d’Acre réussissait ainsi à grande peine à travers les affres de la mort, à se réfugier en Chypre ou en Arménie, où beaucoup d’entre eux se fixèrent, que beaucoup d’autres aussi quittèrent bientôt pour retourner en Italie, leur patrie, une autre portion, infiniment plus considérable, surtout composée de femmes, d’enfants, de vieillards, de prêtres, de moines, de religieuses, était barbarement massacrée dans les maisons et les rues de la ville. D’autres subissaient les plus brutales violences ou étaient entraînés en captivité, après avoir été liés nus en longues et lamentables chaînes. Surtout les femmes les plus belles, les enfants les plus gracieux étaient mis à part pour le harem du sultan et les marchés du Caire par ces vainqueurs sans pitié. Qui dira les lamentations infinies, les pleurs, les souffrances inexprimables de tous ces infortunés réunis dans une même catastrophe sans distinction de rang, pauvres et riches, grandes dames et filles du peuple, enfants de chevaliers ou de pauvres hères ?

Parmi ceux qui furent sur-le-champ massacrés, les sources mentionnent les moines de Saint-Dominique ; ils périrent tous, à l’exception de sept, chantant en chœur le Salve Regina ; puis encore tous les religieux de Saint-François, sauf cinq. Deux ou trois cents parmi ces moines cherchèrent et trouvèrent la mort en combattant ; parmi ceux-ci les chroniques citent le dominicain Lapo de Cascia. Un autre, Matthaeus, réussit à s’échapper ; un autre encore, Jacques Siminetti, parvint à gagner Chypre. Le couvent de ces enfants de saint Dominique s’élevait sur le bord de la mer entre le « Buverel » et l’ancien quartier génois. La Chronique de Styrie rimée qui, à travers une foule de récits fabuleux et d’erreurs, raconte cependant sur le siège d’Acre quelques faits historiques, dit que le frère Hermann de Saxe, qui avait passé aux sarrasins impies, revint dans la ville pour combattre ses coreligionnaires et se fit tuer glorieusement.

Dans sa fameuse lettre de menaces au roi Héthoum d’Arménie, le sultan Malek el-Achraf raconte entre autres que les musulmans firent prisonnières tant de jeunes femmes à la prise d’Acre qu’on les vendait couramment sur le marché des esclaves une drachme pièce.

D’après une antique chronique autrichienne, on fit trois parts des captifs : les enfants, qui furent épargnés, les religieux des deux sexes qui refusèrent d’abjurer et qu’on massacra, les femmes enceintes enfin, dont on fendit le ventre. Le récit fantastique de Ludolf de Suchem de la fuite de cinq cents dames et jeunes filles de qualité, courant au port, offrant leurs bijoux, leur main même à qui les sauverait, puis soudainement et heureusement conduites à Chypre par un nautonier mystérieux qui disparut aussitôt, n’est certainement qu’un récit légendaire. En 1340, cinquante ans après le drame final de Saint-Jean-d’Acre, toutes les plus nobles dames de Chypre portaient encore le deuil de cette grande catastrophe de la chrétienté franque d’Orient.

Les chiffres des victimes fournis par les diverses sources varient infiniment, de 10000 à plus de 100000 ; de même pour le nombre de ceux qui purent s’enfuir. Une grande masse des habitants chrétiens, plusieurs milliers probablement, avec le maréchal du Temple, Pierre de Sevry, beaucoup de religieux aussi, s’était au premier moment, dans le trouble affreux qui suivit la prise de la ville, jetée éperdument dans le très fort château du Temple situé près de l’angle occidental de la muraille en avant du port, sur le rivage même, ouvrant sur la pleine mer. Les murailles de cet édifice énorme, vraie place forte indépendante du reste de la cité, avaient vingt-huit pieds de profondeur. A chaque angle s’élevait une grosse tour surmontée d’un lion de cuivre richement doré, de la grandeur d’un bœuf. D’autres fuyards s’étaient réfugiés et barricadés dans le palais même du Grand Maître, d’autres encore dans la maison forte des Teutoniques, aussi dans le château ou grand manoir des Hospitaliers. Partout dans ces fortes maisons, forteresses véritables, parfaitement armées, les chrétiens réfugiés, sachant quel sort les attendait, opposèrent une résistance désespérée, et les vainqueurs, à leur grande déception, alors qu’ils avaient pu croire un moment que toute lutte était terminée, se virent au soir du 19 mai contraints de recommencer une bataille terrible. Celle-ci devait se prolonger plus de dix jours encore. Nous n’avons presque aucun détail sur cette résistance suprême de tous ces malheureux voués à la mort. Ce dut être une effroyable tragédie, car ils se virent contraints de se défendre heure par heure, minute par minute, de jour comme de nuit, contre l’effort incessant de ces masses victorieuses, rendues furieuses par cette prolongation inattendue de la lutte. Chacune de ces forteresses encombrées de réfugiés, entourées par ces milliers de sarrasins exaspérés, semblait un navire en détresse battu par les flots de la mer. Dans le château du Temple, le soir même de la prise de la ville, pendant que les sarrasins pillaient et brûlaient partout, les réfugiés, chevaliers et prêtres, avaient barricadé les portes et s’étaient mis en défense, cherchant surtout à organiser le passage presque impossible dans l’île de Chypre. Le maréchal de l’Ordre, Bourgognon, et le nouveau Grand Maître, Thibaut Gaudin, qui venait d’être élu en remplacement de Jean de Villiers, firent réunir près des murs toutes les embarcations, mais il était trop tard.

Longtemps encore ces désespérés luttèrent. Enfin, soit qu’ils n’eussent plus de pain et d’eau, soit que les assiégeants fussent à bout d’énergie, on rentra en négociations. Le sultan fit offrir aux défenseurs la vie sauve et la libre sortie sans armes avec un vêtement pour chacun. Ces propositions si dures furent acceptées. Le sultan, après qu’il eut envoyé aux chrétiens de la maison du Temple un drapeau blanc en signe de sa protection, leur expédia un émir, à la tête de quelques centaines de soldats qui devaient surveiller la stricte observation des conditions de la capitulation. Mais ce chef se conduisit avec la dernière brutalité vis-à-vis des jeunes gens, garçons et filles, enfermés au château. Ses hommes souillèrent de leurs ordures la chapelle. Les chrétiens exaspérés voulurent les châtier. En vain le Grand Maître Gaudin, le maréchal Bourgognon s’efforcèrent de prévenir par leurs supplications cette catastrophe nouvelle. Cette foule de gens réduits au désespoir, refermant soudain les portes du château, se jeta sur les soldats musulmans qui y avaient pénétré ; pas un de ceux-ci ne put échapper ; tous furent massacrés. Les chrétiens, devenus comme fous furieux, allèrent jusqu’à couper les tendons des bêtes de somme que la capitulation leur avait laissées et cela pour les inulitiser. Le drapeau blanc du sultan, jeté à terre, fut lancé dehors devant les portes avec les cadavres des soldats musulmans. D’après une source, quelques-uns de ceux-ci auraient toutefois réussi à se sauver en sautant du haut de la muraille qui longeait la mer.

Le maréchal Bourgognon, se dévouant au salut de tous, se fit courageusement, après ce drame, conduire en hâte auprès du sultan et le conjura, après qu’il lui eut dit la brutalité de ses soldats qui avait entraîné leur massacre, de maintenir quand même les articles de la capitulation arrêtée entre eux. Mais Malek el-Achraf, dans le paroxysme de sa fureur, ne voulut rien entendre et fit décapiter le vaillant maréchal sur place avec tous ceux qui l’accompagnaient. Puis il ordonna de reprendre aussitôt le siège régulier de la maison du Temple durant que le Grand Maître Gaudin, avec les reliques précieuses, les vases sacrés, les trésors de l’Ordre, réussissaient à se sauver de nuit, à Sidon d’abord, puis à Chypre.

Les chrétiens demeurés dans la forteresse, apprenant le supplice infligé au maréchal et à ses compagnons, comprenant que leur dernière heure était venue, résolurent de mourir sans prêter l’oreille à aucune nouvelle proposition de capitulation. Un premier assaut fut repoussé avec l’énergie du désespoir. Alors les assiégeants creusèrent des mines. Bientôt les murs entièrement ruinés n’offrirent presque plus de résistance. Un second assaut fut immédiatement inauguré, mais, à ce moment même, l’énorme et puissant édifice, miné de toutes parts, ébranlé par le choc des pierres lancées par les catapultes, s’écroula avec un bruit formidable, ensevelissant sous ses ruines musulmans et chrétiens. Les morts furent innombrables, de 3000 à 7000 suivant les auteurs. Cette ultime catastrophe eut lieu le 28 mai. Ainsi tomba le dernier boulevard de Saint-Jean-d’Acre, presque le dernier vestige de deux siècles de gloire et de prospérité des Francs en Terre Sainte. Les autres édifices de la ville encore aux mains des chrétiens, ainsi que les châteaux des Teutoniques et des Hospitaliers succombèrent presque en même temps aux attaques des sarrasins. Amadi parle de cette maison des Hospitaliers comme d’un édifice fort et superbe. La grande salle, qui avait encore servi au couronnement du roi Henri de Chypre, avait 300 coudées de long. Cette vaste demeure en ruines fut plus tard reconstruite pour le fameux émir Fakhreddine. Toutes les autres belles maisons des Ordres militaires dont j’ai déjà parlé, celles des Communes de Pise et de Venise comme aussi de nombreux couvents d’hommes et de femmes devinrent de même des monceaux de ruines.

Jadis, lors de la croisade des rois Philippe-Auguste et Richard Cœur de Lion, juste un siècle auparavant, lorsque les chrétiens étaient rentrés dans Saint-Jean-d’Acre après le siège fameux de 1192, le cruel roi d’Angleterre avait fait, malgré qu’on leur eût promis la vie sauve, massacrer en masse les habitants musulmans qui s’étaient rendus à lui. En guise de représailles pour ce crime affreux, qui hantant encore au bout de cent ans les imaginations sarrasines, le sultan Malek el-Achraf fit supplicier également la plus grande partie de ses prisonniers, surtout les combattants et les gens âgés. Il fit aussi mettre le feu aux quatre coins de la ville, après qu’elle eut été horriblement dévastée. « Saint-Jean-d’Acre, dit Makrizi, fut entièrement détruite et démolie ; les remparts furent complètement abattus ; on rasa les églises et les édifices les plus considérables. Le reste devint la proie du feu ». « Ce qu’il y eut d’admirable, dit en terminant l’historien Aboul Faraj, c’est que le Dieu très haut voulut que la ville fût prise un vendredi, à la troisième heure, au même jour et au même instant où les chrétiens y étaient entrés du temps du sultan Saladin. Dieu permit qu’en cette occasion le sultan reçut aussi les chrétiens à composition et les fit ensuite mourir. Voilà comme Dieu les punit à la fin de leur manque de foi ».

Makrizi dit encore que ce fut l’émir Shenas Eddine Benna qui entreprit la démolition méthodique de la ville. Ludolf de Suchem, qui visita Saint-Jean-d’Acre en 1335, quarante-quatre ans après la catastrophe, et qui y recueillit certainement encore de nombreux témoignages contemporains du siège, raconte que la garnison de la ville était alors de six cents sarrasins qui vivaient au mieux avec les pèlerins d’origine allemande, les reconnaissant aussitôt à leur apparence, à leur démarche, buvant en secret avec eux le vin que leur interdisait la loi de Mahomet.

La nouvelle de la prise d’Acre, instantanément répandue au loin par la rumeur publique, sonna comme un glas funèbre parmi les dernières petites cités encore aux mains des chrétiens sur la côte de Syrie. L’effroi de ces malheureuses populations, depuis si longtemps tremblantes sous la menace de cette catastrophe, fut sans bornes. Les plus riches habitants de Tyr avec le baile royal Adam de Cafran abandonnèrent leur ville le jour même du 18 mai malgré ses magnifiques remparts, sa triple enceinte de murailles épaisses de vingt-cinq pieds, défendues par douze tours les plus fortes, les mieux construites qu’il y eut jamais.

Ces fuyards laissaient en arrière, dans leur terreur irraisonnée, femmes, enfants, vieillards, en outre toute la population pauvre. Dès le lendemain, 19 mai, Tyr fut occupée sans résistance par un corps sarrasin sous le commandement d’Ezzeddine Benna. Saïda, l’antique Sidon de Phénicie – que les Templiers avaient acquise de leurs deniers, et où s’étaient réfugiés quelques-uns des leurs échappés de Saint-Jean-d’Acre – comptant sur le secours promis par les Grand Maître Thibaut Gaudin, réfugié en Chypre, songea d’abord à résister. Ses habitants mettaient leur principal espoir dans leur superbe château, puissamment augmenté par le roi Saint Louis. Il était situé dans une île, ce qui en augmentait la force. On se mit à le fortifier fiévreusement encore, mais à l’approche des troupes de siège de l’émir Alameddine Sandischar Schugaï qui, après avoir investi la ville de toutes parts, se disposèrent à attaquer aussitôt la forteresse, les Templiers, se sentant trop peu nombreux, s’enfuirent les uns à Tortose, les autres en Chypre. Saïda, aussitôt occupée par les Infidèles, fut immédiatement démantelée ainsi que son château insulaire dès la fin de mai ou le milieu de juin. – De même encore pour la forte cité de Baruth, l’antique patrimoine des Ibelin, la Beyrouth actuelle, le même Alameddine Schugaï, après avoir, par de fallacieux discours, promis aide et sûreté aux habitants accourus sans méfiance, les fit traîtreusement en partie massacrer le 21 juin, en partie conduire en esclavage à Damas et en Egypte. Peu de jours après, le 30 juillet, tomba encore Kaïfa, au pied du couvent du Carmel dont les moines furent égorgés eux aussi durant qu’ils chantaient le Salve Regina. Le monastère fut détruit de fond en comble.

A la nouvelle de tant de désastres successifs, les habitants d’Athlit, où se trouvait un des plus forts châteaux du Temple, de Tortose aussi, si puissamment fortifiée, de Jbeil enfin, l’antique Byblos, s’enfuirent dans le courant d’août, abandonnant leurs villes à la dévastation. « Il ne resta dans la Palestine, dit Makrizi, que les chrétiens qui se soumirent à payer le tribut. Le dernier reste de leur puissance avait disparu ! ». Il y avait exactement cent quatre-vingt-douze ans que la sainte cité de Jérusalem avait été conquise par les Francs et que Godefroy de Bouillon avait été proclamé roi du Saint Royaume de Palestine.

Déjà le 12 du mois de juin, le sultan Malek el-Achraf fit à Damas une entrée triomphale extraordinairement brillante après cette campagne si sanglante pour les siens, mais écrasante pour les chrétiens. D’après certaines sources, la prise d’Acre avait coûté soixante mille morts aux sarrasins, dont plus de cent émirs, auxquels on rendit les plus grands honneurs funéraires. Les rues de la capitale syrienne étaient tapissées des plus belles étoffes sur le passage du cortège. Tous les habitants des campagnes étaient accourus pour admirer ce spectacle extraordinaire. La foule était prodigieuse sous un ciel de feu. On portait devant le sultan des bannières chrétiennes la pointe en bas, et, fichées sur la pointe des lances, les têtes des principaux chefs francs, tandis que les captifs suivaient, liés par des cordes sur leurs chevaux de guerre.

Après avoir consacré la plus grande partie de l’immense butin conquis à Acre à des fondations pieuses, à la construction et à l’entretien de coûteux monuments funéraires, de la chapelle sépulcrale de son père, de celle qu’il se faisait bâtir pour lui-même, après avoir attendu à Damas environ un mois que ses troupes eussent achevé d’occuper les dernières cités chrétiennes du littoral, le sultan repartit pour sa splendide capitale du Caire où il entra en pompe encore plus brillante vers la mi-juillet, au milieu d’un immense concours. « Toute l’Egypte, dit Aboul Mahasen, était accourue pour prendre part à ce spectacle ».

Dans deux écrits du style le plus hautain, Malek el-Achraf fit part au roi Héthoum II d’Arménie de ces événements formidables, lui disant quel colossal butin il avait fait à Acre, le menaçant, s’il ne recommençait aussitôt à payer le tribut jadis fixé, de dévaster sa terre et de détruire sa capitale de Massissa. Dès l’an suivant, en 1292, il menait une expédition triomphante vers le haut Euphrate et s’emparait de la formidable citadelle arménienne de Hromgla. Le 12 décembre 1293 il périssait assassiné dans une chasse.

Makrizi raconte qu’on trouva dans une église de Saint-Jean-d’Acre un mausolée de marbre rouge portant une grande plaque de plomb avec une inscription grecque en plusieurs lignes. « Celle-ci portait que ce pays serait subjugué par un peuple de nation arabe, éclairé par la vraie religion ; que ce peuple triompherait de tous ses ennemis, que sa religion l’emporterait sur toutes les provinces de la Perse et de l’empire grec, et que, vers l’approche de l’année 700 de l’Hégire, ce même peuple chasserait entièrement les Francs et détruirait leurs églises. Il y avait encore cinq lignes effacées qu’on ne put lire : le reste fut lu au sultan qui en fut dans l’admiration ».

Tous ces succès, si l’on en croit Makrizi, avaient été prédits d’avance ; dès avant que le sultan se fût mis en marche vers Acre, un Cheikh célèbre pour ses poésies, Charafeddine Bousiri, avait vu, pendant son sommeil, un homme qui récitait ces vers :

Les musulmans se sont emparés d’Acre, et ont accablé les infidèles de [coups]

Notre sultan a marché contre eux avec des chevaux qui renversent tous [les obstacles].

Les turcs ont juré de ne plus rien laisser aux chrétiens.

 

Le cheikh fit part à plusieurs personnes de sa vision qui ne tarda pas à se vérifier.

« Ainsi, s’écrie Aboul Fida, les villes fortes chrétiennes rentrèrent sous les lois de l’islamisme ; ainsi fut lavée la souillure imprimée par la présence des Francs, de ces Francs naguère si redoutables. C’est à Dieu que nous sommes redevables de ce bienfait ; soyons-en reconnaissants et rendons au Seigneur de solennelles actions de grâce ! ».

Ibn Férat dit de son côté en terminant son récit :

« Les Francs ne possédèrent donc plus rien en Syrie. Espérons, s’il plaît à Dieu, que cela durera jusqu’au  jour du Jugement ».

La nouvelle de la prise de Saint-Jean-d’Acre par les troupes du sultan d’Egypte produisit par toute l’Europe une impression de douleur terrifiante.

 


[1] Dans ce récit j’ai suivi pas à pas l’excellente Histoire du royaume de Jérusalem de feu R. Rohricht, parue à Innsbruck en 1898.

[2] Créé par son frère en 1289 son lieutenant du Saint Royaume avec le titre de baile ; il était prince de Tyr et connétable du royaume de Chypre.

[3] En réalité il n’y en avait pas.

[4] C’était, on vient de le voir, le prince Amaury de Lusignan.

[5] Il est étrange que Ludolf Suchem ne prononce pas le nom du patriarche ni de tant d’autres évêques, prieurs et abbés de Terre Sainte, qui vivaient réfugiés à Acre, dépossédés de leurs sièges.

[6] Une source chrétienne dit que cette ambassade eut lieu quarante jours avant le début du siège.

[7] Il devait tomber le 18 mai avec Gautier (ou Walter) Broyken et tous les frères de l’Ordre.

[8] Ceux, en petit nombre, qui l’accusent de lâcheté, sont manifestement de mauvaise foi.

[9] Celui-ci, disent les Gestes, 243, 246, avait sa tente dressée près de la « Sommerie », autrement dit près des Ecuries du Temple. Tout près, sur une hauteur, on voyait une belle tour et une série de beaux jardins et de vignobles appartenant tous au Temple.

[10] La comtesse de Blois était morte à Saint-Jean-d’Acre le 2 août 1287 et ces tours pourraient bien dater de cette époque.

La guerre de Syrie : juin-juillet 1941 – Général J. Le Corbeiller – Editions du Fuseau – 1967

Armée britannique, Armée Française du Levant, Bibliographie

La guerre de Syrie : juin-juillet 1941 – Général J. Le Corbeiller – Editions du Fuseau – 1967

 

 

PREFACE

 

L’histoire est la matrice de la conscience. Pour ceux qui aiment leur pays et qui voient tous les jours leurs compatriotes victimes, dans leurs jugements, des mensonges qu’on leur a enseignés, il n’y a pas de besogne plus utile à accomplir que de rétablir ou de rappeler périodiquement la vérité.

C’est dans cet esprit que je salue le livre que le général le Corbeiller consacre à la guerre de Syrie.

Sorti major de sa promotion de Saumur en 1931, très grièvement blessé au Maroc en 1933, aide de camp du général Giraud par la suite, le capitaine le Corbeiller fait avec sa Division, dont il était le chef du 3e Bureau, toute la campagne de 1940. Fait prisonnier par Rommel, à Saint-Valéry-en-Caux, rapatrié comme grand blessé en octobre 1940, il est affecté dès son retour aux troupes du Levant. Au mois d’avril 1941, il est appelé à l’état-major du général Dentz, haut-commissaire et commandant en chef à Beyrouth. Il est resté jusqu’au bout à ses côtés. C’est lui « l’officier de l’état-major des troupes du Levant » dont il parle sans se nommer dans son avertissement au lecteur.

Les faits qu’il a notés, les manières de penser qu’il a saisies sur le vif, les témoignages qu’il a recueillis ont pour l’histoire une valeur irrécusable. Il fait revivre à nos yeux le calvaire des valeureux combattants. Loin de la métropole, isolés de tout, comprenant mal la politique qui se jouait au sommet, ils ont défendu le sol qui leur était confié, par devoir, même contre leur cœur, par amour de leur patrie meurtrie, par fidélité aux valeurs naturelles fondamentales qui, comme la discipline, ne font pas seulement la force des armées, mais l’unité d’un pays.

Il se trouve que j’ai vécu le même drame que lui, mais à l’autre bout de l’échelle hiérarchique, à Vichy, avec bien d’autres soucis d’ailleurs, et que je peux en quelque sorte confirmer son récit en l’éclairant par le haut.

Coincée entre les exigences allemandes et le blocus britannique, la Marine cherchait à faire vivre dans la neutralité imposée par l’armistice le bloc encore uni de la métropole et de son empire.

Si rien n’était venu troubler la situation locale, les Etats du Levant auraient vécu sur eux-mêmes dans l’austérité jusqu’en novembre 1942, où les 30000 hommes d’excellentes troupes qui y tenaient garnison auraient rallié d’un seul coup Alger et l’armée d’Afrique comme, par exemple, celles de Dakar. Des milliers de vies humaines eussent été épargnées.

Mais – nous le savons aujourd’hui – le génie de la division veillait.

Les troupes que le général de Gaulle avait pu lever en Angleterre ou dans les colonies dissidentes n’étaient guère nombreuses au début de 1941. Le ralliement des forces du Levant en eût décuplé le poids. D’où l’idée d’une expédition conduite forcément et surtout avec des moyens britanniques, australiens et même musulmans ou israélites venant des pays sous protectorat britannique avoisinants. Jacques Soustelle nous a raconté dans ses souvenirs que, « dès le 17 avril 1941, le général Catroux définissait les lignes générales de la campagne : cette note servit de base au plan que le général de Gaulle, se trouvant à Brazzaville, envoya à Catroux le 25 avril par l’intermédiaire du général Spears ».

Le gouvernement de Londres cherchait surtout, en soutenant cette affaire, à nous expulser du Levant. Il n’y avait pas réussi après la Première Guerre mondiale. Il espérait bien y parvenir cette fois-ci en faisant promettre explicitement aux populations l’ « indépendance » immédiate et l’ « entrée dans le bloc sterling ». L’habileté était de faire lancer de telles promesses par des français.

Le commandement britannique n’était pas chaud. Le général Wavell n’oubliait pas les relations confiantes et amicales qu’il avait entretenues jadis avec le général Weygand. Comme l’amiral Andrew Cunningham, il lui répugnait sans doute un peu de tirer le premier sur d’anciens alliés. Ses forces étaient dispersées dans tout l’Orient, mais il était discipliné et il fit ce qu’on lui dit, d’autant plus que l’arrivée le 8 mai sur des aérodromes de Syrie d’avions allemands volant vers l’Irak vint offrir à l’agression le prétexte cherché.

Pour comprendre pourquoi et comment fut accordée cette permission d’escale – dont la propagande a cherché à faire la cause de l’expédition alors que celle-ci, déjà prête, aurait eu lieu dans tous les cas – il faut nous transporter par la pensée dans l’autre camp et voir ce qui se passait à Vichy.

Depuis que les anglais, sans nous prévenir, avaient tiré à Dunkerque leur épingle du jeu et que nous-mêmes, ne pouvant tous franchir la Manche, avions conclu un armistice avec l’Allemagne, l’armée du Reich occupait ou dominait politiquement toute l’Europe. Aucun adversaire n’apparaissait à l’horizon, capable de lui faire échec. La Russie soviétique était son alliée. Des Etats-Unis, il n’était pas question. Nous savions bien à Vichy que cette situation aurait une fin. Mais quand ? Comment ?… En attendant, il fallait vivre.

C’est dans cette nuit qu’une lueur d’espoir est apparue.

Par l’attaché militaire en Roumanie le gouvernement du maréchal Pétain a appris de bonne heure, dès février 1941, que le haut commandement allemand préparait secrètement l’attaque de la Russie soviétique. Il s’agissait pour nous de tenir jusque-là. Une fois les allemands empêtrés à l’Est dans l’édredon russe, on pourrait peut-être respirer… D’où la politique en apparence peu reluisante de Darlan consistant à lâcher une à une des concessions aux allemands contre les avantages que nous-mêmes recherchions pour la libération des prisonniers, le réarmement de nos forces, la vie économique du pays. C’étaient comme des os qu’on jette à ronger pour n’être pas dévoré, l’œil fixé sur cette fameuse offensive, toujours annoncée et qui jamais n’arrivait. Seuls quelques initiés en soupçonnaient la clef secrète que l’Amiral de la flotte, hermétique, ruminait silencieusement à son bureau, en tirant sur sa pipe ou en griffonnant des dessins sur un bout de papier.

Méfiants depuis leur échec diplomatique de Montoire et le renvoi de Pierre Laval le 13 décembre, les allemands exigeaient plus que les discours dont Darlan les abreuvait sans assez se soucier des oreilles françaises qui les entendaient aussi : il leur fallait des concessions réelles, des actes positifs.

Telle était l’ambiance au moment où un coup d’Etat avait éclaté en Irak. C’était un pays théoriquement indépendant et même membre de la Société Des Nations, mais que les anglais continuaient à exploiter par ministres interposés. Un certain Rachid Ali avait voulu le « libérer », comme on dit aujourd’hui. Les anglais avaient réagi militairement et les putschistes avaient naturellement appelé à leur secours les allemands.

Pour faire un geste qui, à une telle distance, ne pouvait guère être que symbolique, ceux-ci avaient demandé au gouvernement français l’autorisation pour leurs avions de se poser sur les aérodromes septentrionaux de la Syrie et le déblocage à leur profit d’armes françaises stockées localement sous contrôle de la commission d’armistice. Au vif mécontentement de celle-ci, il nous était arrivé déjà d’en faire beaucoup plus en faveur des anglais en assurant par les chemins de fer syriens le transit d’armes d’Egypte vers la Turquie…

A l’époque, le droit international permettait à un navire de guerre belligérant de faire escale dans un port neutre pour s’y ravitailler ou s’y réparer pourvu que l’escale ne dure pas plus de vingt-quatre heures, sinon il était interné. Saisissant l’occasion de faire pour des avions un geste que tout le monde eût admis pour des bateaux, Darlan, moyennant contreparties, accorda l’autorisation demandée. Le mystère créé autour de ces escales fit croire qu’il y avait plus et suscita un certain malaise chez ceux qui en eurent vent.

Le Maréchal était aussi secret que Darlan. Ni l’un ni l’autre ne laissaient deviner le fil d’une politique aux méandres journaliers complexes mais courant vers son but, que seuls quelques confidents soupçonnaient partiellement.

Au début de juin, avant que les forces anglo-gaullistes eussent franchi la frontière des Etats du Levant, le coup d’Etat en Irak avait échoué et les escales d’avions allemands avaient pris fin. L’ « os » jeté par Darlan avait rempli son office sans nous avoir rien coûté ni même, semble-t-il, sans avoir guère inquiété les britanniques. Mais l’invasion préparée depuis longtemps se déclenchait.

Déjà attaqués, sans qu’il y ait eu l’ombre d’un allemand, à Mers el-Kabir, à Dakar, à Libreville et sur les océans, nous ne pouvions pas ne pas résister à la nouvelle offensive anglo-gaulliste. Un Etat, même neutralisé, qui ne défend pas sa souveraineté n’en est plus un. Le redressement moral de la France, qui conditionnait toutes les options de l’avenir y compris une reprise éventuelle des hostilités dans l’ordre et la discipline, ne pouvait s’opérer que dans l’unité et à l’abri de la barrière de papier que constituait l’armistice. Pour que les allemands respectent la barrière, il fallait la respecter nous-mêmes en défendant un territoire où flottait le seul drapeau français sous peine de les voir se substituer à nous, notamment en Afrique du Nord où Weygand refaisait une armée et d’où nous sentions confusément que le salut pourrait un jour venir.

Ce n’était pas de gaieté de cœur qu’on ripostait. Les marins, quels que fussent leurs sentiments intimes, avaient déjà eu bien souvent à le faire ; mais les marins, en France, n’émeuvent jamais profondément l’opinion. Cette fois c’était toute l’armée du Levant qui se faisait hacher comme on le verra dans ce livre. Les cadres militaires de la métropole ou de l’Afrique vibraient à l’unisson de leurs camarades de là-bas. L’état-major de l’armée, celui de l’Air retournaient en tous sens le problème. Tout le monde à Vichy voulait faire quelque chose pour les valeureux soldats qui, inférieurs en nombre et en moyens, se faisaient tuer par devoir. Mais quoi ?

Première tentation : faire appel aux allemands ou plutôt accepter le concours aérien qu’eux-mêmes offraient et que peut-être quelques combattants en ligne, exposés sans défense aux coups tombant du ciel et à bout de nerfs, étaient enclins à souhaiter sans trop regarder aux cocardes des avions qui les en préserveraient. Mais à Vichy comme à Beyrouth personne ne voulait d’une co-belligérance qui nous eût fait combattre nos ex-alliés aux côtés de nos ex-ennemis. Le général Bergeret, ministre de l’Air, fit exprès le voyage du Levant pour assurer le Commandant en chef à Beyrouth de la complète identité de vues à ce sujet du gouvernement du Maréchal.

Autre tentation : lâcher la meute des forces navales basées à Toulon pour faire irruption en Méditerranée orientale, bousculer les forces maritimes britanniques et ravitailler l’armée du Levant en hommes, en matériel, en munitions. Là l’honneur personnel de l’Amiral de la flotte était en jeu. Il ne voulait pas qu’on puisse penser que, lui étant vice-président du Conseil, les marins laissaient les « biffins » se faire tuer sans même esquisser le geste de leur porter secours. Plusieurs fois je l’ai senti torturé dans son amour-propre et au bord de la décision. Mais il ne pouvait engager le gros de nos forces contre la Royal Navy, d’ailleurs très supérieure, sans se servir des bases de l’Axe et sans une couverture aérienne qui ne pouvait guère être qu’allemande, c’est-à-dire sans retomber dans une co-belligérance dont personne ne voulait. D’autre part l’homme politique veillait constamment en lui. Il suivait, autant qu’on pouvait le faire à Vichy, le mûrissement de l’affaire germano-russe que l’invasion de la Grèce avait retardée. Il s’était débrouillé, d’accord avec les principaux chefs de l’empire, pour ne pas ratifier les fameux protocoles qu’il avait signés le 27 mai. D’un peu partout, et plus seulement de Roumanie, on donnait comme imminente l’offensive contre la Russie (qui devait se déclencher en effet le 22 juin). Ce n’était pas le moment, en « mettant le paquet », de généraliser le conflit franco-britannique.

Dans ces conditions, le ministère de l’Air ne put faire passer en Syrie qu’un renfort dérisoire et la Marine, outre une flottille aérienne, n’y envoya que de petits navires isolés qui durent faire demi-tour ou furent coulés.

Ainsi on se tirait dessus en Méditerranée orientale tandis qu’en Méditerranée occidentale et à travers Gibraltar nos convois d’Afrique ou d’outre-mer circulaient sans être accrochés. Volontairement nous avions limité le conflit au Proche-Orient.

Le grand bénéficiaire de cette limitation des hostilités a été la métropole et le reste de l’empire, c’est-à-dire la France, qui n’eût pas supporté d’être broyée dans une nouvelle guerre.

La victime fut l’armée du Levant. Son sacrifice conditionnait le salut général. Ce n’est pas sa faute s’il a été gâché.

Celui qui a le plus souffert, au moment même dans son cœur de chef et plus tard avec les fers aux pieds des condamnés à mort pendant deux cent cinq jours, est le général Dentz. Tous les français attachés aux traditions d’honneur et de discipline de l’armée sauront gré à l’auteur de ce livre d’avoir fait revivre cette « noble figure de Soldat dans la haute acception du terme », comme a écrit de lui le général Weygand. Nous sommes tellement habitués aujourd’hui au spectacle de généraux mis en prison ou portés au pinacle pour avoir obéi ou désobéi à temps ou à contretemps que nous n’imaginons plus ce qu’était, ce que doit être la vertu de discipline, intelligente et loyale, au niveau des chefs.

Quand le pays aura retrouvé son équilibre moral en se débarrassant des mensonges « qui lui ont fait tant de mal » et des faux jugements qui l’intoxiquent, l’exemple de Dents et de ses soldats sera donné en modèle.

A échéance, une politique à la Machiavel pardonne rarement. Pour le Levant la leçon n’a pas été longue à venir. Quatre ans après la guerre fratricide de Syrie, au moment même où se déroulait à Paris le procès du général Dentz, la France était expulsée du Levant avant que les anglais le soient à leur tour une décade plus tard. Avec nous disparaissait une influence chrétienne qui, face à l’Islam, remontait aux Croisades.

PAUL AUPHAN

Ancien Secrétaire d’Etat à la Marine

 

 

AVERTISSEMENT AU LECTEUR

 

Peu de temps après que se furent arrêtés les combats qui, pendant plus d’un mois, avaient endeuillé ce Levant, bien inconnu pourtant de beaucoup de français, après que se fussent apaisés les remous qui avaient dressé les uns contre les autres, les tenants ou les détracteurs de cette « guerre de Syrie », un officier de l’état-major des troupes du Levant se présentait au général Dentz, dans la calme ville d’Arles où il s’était installé.

Il venait lui remettre des documents qu’il avait rapportés en France, d’ordre des anglais. Ceux-ci les avaient saisis au moment de l’arrestation par leurs soins du commandant en chef des Troupes du Levant.

Après en avoir parcouru quelques-uns, le général Dentz, d’un ton serein où perçait pourtant l’amertume, dit à son ancien collaborateur :

« Gardez tout cela précieusement, vous qui êtes jeune, car ces documents sont la preuve de la loyauté de notre combat.

Négligez tout ce qui pourrait attenter à l’honneur de quelques-uns et rédigez dès maintenant une synthèse que je verrai et approuverai si elle est telle que je désire qu’elle soit.

Elle pourra, dans vingt-cinq ans, quand toutes les haines seront estompées dans l’oubli du temps, rétablir la vérité, magnifier la mémoire de tous ceux ces nôtres qui, ayant obéi, ont su faire le sacrifice de leur vie, pour que la France sorte grandie d’une nouvelle épreuve qu’on lui a infligée injustement.

Oubliez les rancœurs, les rivalités hargneuses du moment, attachez-vous à dégager la vérité historique.

On sera alors étonné de constater que « la misérable petite armée de Dentz » comprenait dans ses rangs tant de braves gens qui surent obéir, malgré souvent leurs convictions profondes, parce que l’ordre avait été donné de résister ».

L’officier se mit aussitôt à l’œuvre. Il commença la rédaction dont il avait été chargé. Il s’appuyait sur le relevé, tenu en permanence, des ordres et comptes rendus, des décisions prises, arrivant ou émanant du bureau du chef d’état-major des Troupes du Levant. Il compléta cette première ébauche par les rapports, comptes rendus, récits de tous ceux des exécutants qu’il pouvait contacter et interroger en ces temps difficiles. Ceux qui avaient pu rédiger le journal des heures qu’ils venaient de vivre n’hésitèrent pas à le communiquer.

Leurs souvenirs, encore frais à leur mémoire, reflétaient l’ambiance du moment. Leur sincérité ne pouvait être mise en doute, même si parfois d’autres documents explicitaient certaines de leurs actions dans un sens différent.

Cette première synthèse, ainsi rédigée, fut soumise à l’approbation du général Dentz.

Vingt-cinq ans sont passés. Certains documents sont sortis de l’ombre ou de l’oubli, ou y sont rentrés, certains versions ont été modifiées. Les souvenirs se sont estompés. L’oubli a pu venir. Mais si la vérité d’aujourd’hui n’est plus tout à fait celle d’autrefois, la trame de l’ensemble des événements n’a pu être modifiée. Et si l’erreur est humaine, nul ne peut y échapper ou en être blâmé.

Aussi ce récit d’une guerre douloureuse n’a pas la prétention de recouvrir toute la vérité historique. Sa probité cependant ne peut être mise en doute, même s’il contredit parfois la version officielle. Mais qui peut assurer que la vérité, en ce domaine, soit à sens unique, si on ne tient compte des circonstances du moment.

Il y a vingt-cinq ans, ceux qui mouraient dans la montagne libanaise ou dans le désert syrien n’auraient pas compris ce silence qui, pendant un quart de siècle, a enrobé et enrobe encore leur sacrifice dans une chape d’oubli. Elle laisse aux vivants le goût amer d’une grande injustice que jamais personne encore n’a osé réparer.

Que tous ceux qui, là-bas, ont souffert dans leur cœur, dans leur âme, dans leur patriotisme, dans leurs affections, comme aussi dans leur corps, trouvent dans ces pages le rappel succinct, mais véridique, de leur combat intérieur, de leur déchirement, devant le choix qu’ils devaient faire.

Leur obéissance à leurs chefs obligeait à ce choix douloureux, beaucoup plus douloureux que ne le pensaient peut-être ceux qui, éloignés des lieux du drame, jugeaient, applaudissaient ou condamnaient.

Mais cette obéissance pouvait être bénéfique pour la France, car, en définitive, c’était elle qu’il s’agissait de servir. On peut dire que Dentz et ses soldats l’ont servie avec toute leur foi, tout leur amour pour la patrie déchirée et alors dans les fers, toute leur abnégation. Leur conscience leur imposait de choisir, de choisir sans doute la mauvaise part, puisque ce choix les conduisait au sacrifice suprême.

Qui pourrait aujourd’hui le leur reprocher ?

 

 

PREMIERE PARTIE

 

 

Présentation du Levant

 

 

CHAPITRE I

 

 

En juin 1941, il y a maintenant un quart de siècle, le monde apprenait que les troupes anglaises, aidées des Français Libres, avaient pénétré sur le territoire des Etats sous mandat du Levant.

Vingt-cinq années se sont écoulées sans que nul ait osé lever le voile noir qui endeuille encore cette guerre fratricide, vingt-cinq années sans qu’aucune voix se soit élevée pour dire la vérité, pour exprimer la longue souffrance de ces français acculés à la lutte afin de conserver leur honneur, pour pleurer tous ces morts inutiles, victimes d’un mensonge historique, et dont le sacrifice n’a jamais été honoré.

Pour beaucoup encore, cette guerre de Syrie, comme on l’a appelée, était nécessaire, impérative. Si les puissances en guerre contre l’Allemagne voulaient conserver le libre passage entre la Méditerranée et l’Extrême-Orient, il importait que le canal de Suez fût protégé.

Vers l’Ouest, les troupes de Rommel menaçaient la frontière égyptienne (il sera à Sollum le 15 juin) ; la Crète, dans ses derniers sursauts, tentait de survivre à l’envahisseur germain. C’en serait fait de la liberté des communications avec l’océan Indien si les forces de l’Axe s’emparaient du Levant.

Certes, ces Etats sous mandat étaient encore occupés par les résidus du corps expéditionnaire que la France avait mis sur pied dans ces territoires à partir de 1937, mais l’arrivée d’une avant-garde aérienne pouvait être le symptôme de l’abandon à l’Allemagne de cette Syrie et de ce Liban, plaque tournante de première importance du Moyen-Orient.

Y devancer l’Allemagne était donc de bonne guerre, et il importait pour la suite des opérations d’implanter en cette région des forces sûres qui sauraient, par la puissance de leurs armes, s’opposer à toute violation, de la part de l’ennemi, de ces territoires stratégiques.

Or, ces territoires avaient été laissés à la sauvegarde de la France par les clauses de l’armistice. Elle était tenue d’en assurer la défense contre toute action, d’où qu’elle vînt. Elle n’avait pas manqué d’y pourvoir, comme elle l’avait fait pour l’Afrique du Nord.

Au surplus, si les allemands avaient accepté la neutralisation de fait de ces Etats, ils servaient en cela, sans l’avoir voulu, les buts de l’Empire britannique, qui s’assurait ainsi, à peu de frais, la couverture Nord du canal de Suez.

Mais il importait que les allemands ne profitent point de cette neutralisation pour s’y implanter. La révolte de Rachid Ali en Irak brouilla les cartes, et les anglais à l’affût de tout ce qui intéressait Beyrouth prétextèrent du passage de soixante-dix-neuf avions que l’Axe envoyait, sans grande conviction, soutenir cette révolte irakienne, pour aussitôt clamer que le Levant était occupé par les allemands auxquels Vichy l’avait livré, et qu’il était donc de toute importance d’en déloger leur avant-garde pour devancer l’arrivée des gros.

Prétexte admissible pour ceux qui ne savaient pas, mais, pour les autorités responsables des deux camps, prétexte mensonger. En effet, celles-ci, au Moyen-Orient comme à Londres, ou à Vichy, savaient que cette soi-disant avant-garde avait, tout entière, rejoint ses bases balkaniques avant la fin de mai, son action en Irak terminée par un fiasco.

Cette guerre aurait donc été voulue et provoquée par l’Angleterre. Son gouvernement, poursuivant la politique qui fut sienne jusqu’en 1930, avec désinvolture, sans souci de la tragique situation à la frontière égyptienne, aurait lancé ses troupes, aidées des Français Libres contre ces autres français, qui servaient la même cause sous des chefs différents ? Serait-elle le renouvellement, mais à une plus grande échelle, de ce qui s’était passé, un an auparavant, à Mers el-Kébir, et un peu plus tard, à Dakar ? Imbroglio politique autant que militaire, dont les acteurs, pauvres pions qu’on pousse et qu’on tue, firent les frais dans les deux camps. Drame de conscience pour les uns, acte nécessaire pour les autres ; pour tous cependant, rivalités et haines. En définitive, on arrivera à la même conclusion : la France et l’Angleterre, les deux rivales ancestrales en ces pays, auront réussi à s’éliminer mutuellement, leur antagonisme ayant amoindri leur résistance.

Et maintenant, l’Europe est absente de ce Moyen-Orient, qui fut, pendant près d’un millénaire, la plaque tournante de la politique et de la civilisation occidentale pour leur expansion vers l’Orient.

 

Mais qu’était le Levant en 1941 ?

Au Nord de la Palestine et en bordure de la mer, accroché aux flancs des montagnes, aux neiges éternelles, le Liban. Vers l’Est et vers le Nord où elle a une fenêtre maritime, encerclant en quelque sorte ce petit Etat, la Syrie qui s’étale vers l’Est et vers le Sud sur les confins désertiques de l’Arabie.

Avec la Palestine et la Transjordanie, ces Etats formaient autrefois l’arrière-pays que desservaient certains ports des Echelles du Levant. Ils avaient été soumis au cours des siècles aux convoitises comme aux rivalités communes à tout carrefour de races, de religions et de civilisations.

Rome, jadis, y avait imposé sa puissance et sa paix. Le limes jalonnait vers l’Est une frontière incertaine au-delà de laquelle vivaient des peuples mystérieux. Puis, peu à peu, sa puissance s’était affaiblie sous les coups répétés des Barbares. Rome ne rayonnait plus dans le monde. Ses possessions les plus lointaines s’étaient les premières affranchies de toute vassalité. Elles avaient aussi perdu la tranquillité et la paix. Au Moyen-Orient, sur cette terre où l’Asie se baigne dans la Méditerranée, en cette partie du monde où trois continents se rejoignent, en ce berceau de la civilisation moderne et de tant de religions, des luttes opiniâtres mirent aux prises tous ceux qui s’y voulaient maîtres.

Chrétiens, musulmans, schismatiques s’y affrontèrent pendant des siècles. La paix romaine avait cédé la place à la guerre.

Les grandes migrations que furent les croisades virent s’implanter en ces régions, saintes pour les chrétiens, et qui voulaient libérer de la contrainte musulmane les lieux où le Christ avait vécu, la culture, les goûts et les façons de vivre de la civilisation occidentale. Les arabes, pour leur part, voulaient s’y maintenir, afin de réaliser le « Grand Empire », voué à Mahomet. Victoires, trêves, défaites s’y succédèrent jusqu’au jour où les européens, une fois de plus désunis, durent céder la place aux arabes de Saladin. Le royaume de Jérusalem s’effondra, entraînant dans sa chute toutes les conquêtes des croisés. Mahomet régnait de toute sa puissance spirituelle et temporelle sur les « Lieux Saints ».

Byzance, héritière de Rome dans la presqu’île balkanique et en cette terre d’Asir Mineure où elle avait tant lutté pour se garder vers l’Est, s’effondrait à son tour sous les coups assenés sans relâche par le conquérant surgi des plaines asiatiques. Le turc avait d’abord imposé sa loi sur cette Asie Mineure d’où il comptait s’élancer à la conquête de l’Europe, une fois son vieil ennemi, le Basileus, réduit à merci.

Mais au Liban, comme plus au Nord, jusqu’en Cilicie, l’influence occidentale était demeurée vivante. Si, partout ailleurs, Mahomet était roi, dans ces montagnes difficiles, les « Poulains », métis des croisés et des autochtones, avaient conservé, en s’en faisant gloire, mœurs, coutumes et religion de leurs lointains ancêtres. Cependant ce n’était pas sans une lutte sourde, très souvent sanglante, que toutes ces races, toutes ces religions, mêlées, entrecroisées, aux intérêts divers, pouvaient cohabiter.

L’empire turc imposait sa loi, tantôt avec l’épée, dans des flots de sang, tantôt avec une nonchalance tout orientale. Ces alternances de violences et de mansuétude portaient à leur paroxysme les rancunes, les rivalités, les haines ancestrales.

Mais les siècles s’écoulaient et, chaque jour davantage, le Levant devenait une épine au flanc du Commandeur des Croyants qui régnait à Constantinople. Epine, mais aussi pomme de discorde pour les grandes puissances européennes qui se croyaient des droits sur lui.

Arriva le jour où la santé de « l’homme malade », celui de Constantinople, devint fragile. Il déclinait de plus en plus et tous pensaient que sa succession bientôt s’ouvrirait. Chacun des héritiers en puissance se voulait prioritaire. A qui cette antique Palestine ? A qui ce Liban aux fleurs et aux fruits somptueux ? A qui cette Syrie et cette Transjordanie, bastions avancés du désert arabique ? A l’Angleterre qui y protégerait sa route des Indes ? A la France, héritière morale des croisés ? A l’Allemagne, poussant chaque jour davantage par la terre sa marche vers l’Est ? Et pourquoi pas à la Russie qui aurait ainsi accès à la mer libre et pourrait, elle aussi, contrôler le canal de Suez ?

Et ce furent les temps, où l’Europe en délire s’affronta dans une lutte à mort. L’homme malade ne voulut pas rester en dehors du conflit. Mais le choix de ses partenaires fut mauvais. Après une résistance héroïque, il fut réduit à sa presqu’île asiatique et à son petit « bout » d’Europe ; il dut se résoudre à voir ses vainqueurs occidentaux se partager ses dépouilles arabiques.

Le destin du Moyen-Orient était scellé. Le croissant fertile, pour une grande partie, entra à nouveau, et pour de longues années, dans l’histoire.

Les accords Sykes-Picot avaient, en 1917, avant même que la Grande Guerre ne fût achevée, réglé le sort futur des possessions ottomanes. La Grande-Bretagne aurait la Palestine et la Transjordanie, plus près du canal qu’elles permettaient de défendre facilement. La France, rejetée vers le Nord, se contenterait du Liban et de la Syrie. Ce furent ces propositions qu’entérina, en 1921[1], la Société des Nations. Mandat était donné à la France et à la Grande-Bretagne d’amener ces Etats, peu à peu, au niveau voulu pour accéder à l’indépendance.

Mais c’était oublier qu’un agent anglais, le colonel Lawrence, avait pendant les quatre années de guerre, mené en ces régions une lutte clandestine, dirigée d’abord contre les turcs, mais, avec comme toile de fond, la mise sous l’obédience de l’Angleterre de ces Etats du Proche-Orient.

Il avait noué avec les chefs locaux des rapports amicaux. Il avait su par ses promesses et sa persuasion les entraîner à la lutte contre leur oppresseur. N’avait-il pas assuré à son ami l’émir Fayçal, de la grande famille saoudienne, qu’il serait roi, que sa souveraineté s’étendrait sur ces quatre Etats, la couronne le récompensant ainsi de sa fidélité à la cause de l’Angleterre.

Les décisions de la Société des Nations ruinaient, avant même leur réalisation, ces projets. Fayçal, se jugeant trompé, prit les armes et décida de conquérir dans une lutte sans merci, ces royaumes dont, du reste, les sujets lui étaient en majorité acquis.

Aussi ce n’est pas sans difficultés de toutes sortes que la France put imposer son autorité sur les territoires du mandat. Fayçal fut d’abord son adversaire irréductible. Soutenu en sous-main par la cavalerie de saint Georges, ses premiers succès lui permirent de faire une entrée triomphale à Damas où il ceignit la couronne.

La France ne pouvait l’accepter. Après la terrible retraite de Cilicie, en 1919, elle tourna ses armes contre ce nouveau roi, bientôt acculé à capituler à Khan Mayssaloun, petit village de l’Anti-Liban, sur la frontière syrienne.

Mais la lutte ne s’arrêta pas pour autant. Jusqu’en 1926 il fallut à la France mener de durs combats. Le nationalisme des populations s’était réveillé et s’opposait aux grandes puissances. Menées par des chefs, véritables agents de l’étranger, ces populations luttèrent désespérément, pied à pied, jusqu’au moment où, impuissantes à s’opposer à la conquête, elles acceptèrent la loi française. Le dernier sursaut de la lutte fut la capitulation des druzes en 1926, la colonne Gamelin ayant vengé, en entrant à Soueïda, le désastre subi par la colonne Michaux l’année précédente.

La France avait vaincu. Il lui fallait maintenant construire, faire régner la paix, rétablir la concorde, donner à tous droit à la vie et au bien-être.

Ce fut son œuvre pendant plus de quinze ans. Par sa justice, par sa compréhension, calmant peu à peu les esprits, elle avait amené les deux Etats sur lesquels elle étendait son autorité, à s’administrer à l’occidentale, élaguant tout ce qui restait des habitudes périmées des maîtres passés.

Les Etats du Levant seraient bientôt mûrs pour acquérir l’indépendance. Mais le drame de 1940 vint tout remettre en question.

 

L’administration, depuis 1930, s’appuyant sur une occupation militaire de moins en moins visible, faisait régner l’ordre et la justice. Notre bienveillance ne devait pas tarder à nous attirer la soumission, si ce n’est, en beaucoup de cas, l’affection, de ces arabes syriens et de ces libanais, séparés par tant de traits différents.

C’est qu’en effet la question religieuse joue, dans ces pays, un rôle très important. Le Liban, dont la population est moitié musulmane, moitié chrétienne, a des problèmes complexes à résoudre de ce fait, problèmes que ne connaissent pas les syriens en totalité musulmans.

Au cours des siècles, et ce depuis l’éviction de l’influence militaire des croisés, les disciples de Mahomet n’avaient eu de cesse de réduire les prétentions des chrétiens. Massacres, brimades, tortures, tout avait été mis en œuvre pour juguler leurs aspirations et même supprimer leur droit à la vie. Mais leur foi avait été la plus forte, et tous, chrétiens de rites romain, grec ou orthodoxe, avaient résisté et constituaient des communautés dont la moins nombreuse et la moins indépendante n’était pas celle de rite maronite.

La France avait fait cesser les manifestations ouvertes de ces rivalités. Et tous en commun, chrétiens et musulmans, s’étaient attachés à vivre en bonne intelligence et à travailler au développement de leur pays. Le mandat apparut, bien vite, comme devant être plus spirituel que matériel. Il importait en effet que la France se posât en héritière de ces croisés, dont l’influence, surtout au Liban, était si vivace que nombreux étaient les libanais s’enorgueillissant de descendre de ces lointains ancêtres. Les missions religieuses, scientifiques, culturelles, que nous entretenions au Levant, ranimaient, s’il en était besoin, cette appartenance lointaine à la civilisation occidentale.

La France, au Levant, avait donc une situation privilégiée. Elle était la gardienne d’une tradition presque millénaire. Et, nonobstant l’action de la Grande-Bretagne, considérant que le Moyen-Orient formait un tout dont on ne pouvait séparer les Etats du Levant, la présence de la France était pour les habitants, la garantie d’une justice équitable et d’une politique stable. Elle partie, ç’aurait été ouvrir toutes grandes les portes à la discorde, déchaîner de nouveau les haines ancestrales, pour le moment contenues, attiser les convoitises des voisins, faire couver sous la cendre un feu qui, un jour, par grand vent politique, pourrait jaillir et déclencher un incendie qui se propagerait sur l’ensemble du monde.

Même encore aujourd’hui, si les conditions ont changé, ce feu est toujours latent. Israël, héritier du mandat anglais sur la Palestine, peut, si nous n’y prenons garde, être le premier maillon de ce cataclysme. Et grand serait le tort du monde libre de croire que de nos jours « une guerre peut être contenue dans la partie du monde où elle éclatera ».

 

L’importance stratégique du Levant est primordiale pour les puissances occidentales aux prises avec les Etats de l’Europe centrale ou de l’Est. Ceci était encore plus vrai en 1940. Le Levant permet en effet de prendre à revers toute action dirigée vers l’Atlantique par la grande plaine européenne.

Il est la place d’armes, la base de départ inscrite sur la carte, cette base de départ qui a tant fait défaut à nos soldats d’Orient pendant la Grande Guerre. Ils ne purent que s’accrocher, non sans pertes inouïes aux insalubres franges maritimes de la presqu’île balkanique, avant que de conquérir la décision par leur marche en direction du Danube hongrois.

Le corps expéditionnaire que la France avait commencé à organiser au Levant aurait pu être l’atout maître de la coalition alliée si les événements de 1940 n’avaient pas anéanti les français. Mais, même malgré ce désastre sans précédent dans l’histoire de la France, le Levant, resté intact en ses mains, pouvait, si on savait se montrer patient et choisir le moment, être à l’origine d’opérations permettant aux Alliés de prendre la bête au ventre « pendant que l’ours russe lui arracherait les griffes et les dents ».

Mais le passé ne se refait pas. L’histoire est remplie de fautes commises par les dirigeants et que l’homme paye de son sang.

 

 

CHAPITRE II

 

 

Depuis qu’Hitler a pris le pouvoir en Allemagne, le monde, en une attente fiévreuse, craint le pire.

Mélangeant, avec astuce, ruse, force et souplesse, le dictateur nazi poursuit irrévocablement les buts qu’il s’est fixés : faire de l’Allemagne la plus puissante nation du monde, effacer l’humiliation de 1918.

En 1936, c’est la réoccupation militaire de la Rhénanie, sans que les puissances garantes du Traité réagissent. Enhardi par ce premier succès, et comme pour éprouver la force de sa jeune armée toute neuve, en 1938 c’est l’Anschluss. L’Autriche est incorporée au Reich. La tenaille se referme, la crise des Sudètes éclate. Munich en est l’aboutissement, prémices de l’effondrement psychologique de la France et de l’Angleterre. Munich, célébré comme la victoire du bon sens, du pacifisme sur la force brutale, ne reculera l’échéance que de quelques mois. Prague occupée, c’est l’axe Baltique-mer Noire, conçu par les diplomates après Versailles, ébréché et bientôt cisaillé.

La guerre ne pourra être que l’aboutissement de cette boulimie territoriale du dictateur allemand. Et alors qu’il s’attaque à la Pologne, la France et l’Angleterre, acculées par leurs concessions successives, ne peuvent sans déshonneur, ne pas la déclarer.

Vingt ans après la fin de l’immense tuerie de 1914-1918, une fois de plus l’Europe va se déchirer, se suicider dans des luttes qui ne seront payées que de souffrances et de sang.

La Russie, sortie de sa léthargie révolutionnaire ne peut rester passive. L’occasion est, pour elle, inespérée de conquérir sans dommage ces plaines polonaises, dont la victoire de Weygand, à Varsovie, l’a frustrée jadis.

Et pendant que la Pologne agonise, la France et l’Angleterre attendent. Rembuchées derrière les bastions de la ligne Maginot, les divisions françaises et anglaises s’aguerrissent, pense-t-on, aux coups de main montés sur les avancées de la ligne Siegfried. Mais celle-ci paraît faire peur au commandement allié !

Et l’hiver 1939 s’achève ; terrible hiver de froid et de farniente au cours duquel l’esprit guerrier, ou ce qui en reste, s’effrite peu à peu dans une lente passivité.

Le réveil est atroce.

 

Le 10 mai 1940, Hitler, assuré de ses arrières orientaux, puisque le russe est de mèche avec lui, lance son armada de fer et de feu, non pas contre nos fortifications, mais là où l’état-major allié ne l’attend pas.

Traversant les Ardennes sans coup férir, les panzers enfoncent nos défenses provisoires de la Meuse, franchissent le fleuve dans la foulée et foncent droit à l’Ouest, vers la mer, coupant de son centre, l’aile gauche de l’armée franco-anglaise, enfournée pour des considérations plus politiques que militaires en Belgique et en Hollande.

C’est une bataille d’Austerlitz à l’échelle européenne.

Et c’est Dunkerque et ses hauts faits. Weygand, rappelé du Levant où il commandait en chef le théâtre d’opérations du Moyen-Orient, reçoit de Gamelin une succession douloureuse et angoissante.

Toutes les actions qu’il prescrit pour rompre l’encerclement de Dunkerque sont vouées à l’échec. Alors, il ordonne de tenir ferme sur les coupures qui, de l’Argonne à la mer, jalonnent le flanc Sud de l’avance allemande.

L’Aisne, la Somme sont bordées, vaille que vaille, par les divisions jusqu’alors conservées en réserve stratégique et stationnées pour la plupart derrière la ligne Maginot.

Que vaudra ce rideau, exagérément étendu et sans profondeur – et comment faire autrement ? – devant le tandem chars-aviation d’assaut, dont l’Allemagne joue avec une grande maîtrise ?

Et le 5 juin, Dunkerque tombée, Hitler ordonne à ses panzers de foncer vers le Sud. Le rideau s’ébrèche, s’effrite, se déchire. Invinciblement, les uniformes felgrau submergent toutes nos défenses, malgré des résistances sporadiques et combien héroïques.

Le 13 juin, Paris est occupé, la Seine est franchie, puis la Loire atteinte, Lyon menacé, la ligne Maginot coupée de l’intérieur.

Sur les routes de France, c’est tout un peuple en marche qui s’enfuit devant l’envahisseur. Mélangées aux troupes, qu’elles paralysent, les colonnes de civils, femmes, enfants, vieillards courent sur les routes, encombrent les ponts, sont autant de cibles pour les avions allemands, qui s’en donnent à cœur joie, tandis que les rares unités encore constituées tentent, avec un mal inouï, de faire tête.

Le désastre s’avère irrémédiable. La France, réduite à ses propres forces – car l’Angleterre a cessé de la soutenir, ne serait-ce que de ses avions – est à genoux.

Weygand, dont le nom prestigieux n’a pas suffi à redonner au français son ardeur guerrière, ne voit d’autre issue au combat que de demander au vainqueur ses conditions.

On lui reprochera son défaitisme. On lui reprochera d’avoir demandé l’armistice au lieu d’avoir capitulé. N’a-t-il pas ainsi sauvé le maximum et ménagé l’avenir ? Car, si un armistice arrête les combats, il ne fait pas cesser l’état de guerre, et il conserve l’espoir. La capitulation est infamante. Elle substitue en effet, comme l’écrit le marquis de Roux dans son livre « La Restauration », « la législation du vainqueur à celle du vaincu. Elle est, sans le dire, un traité de paix et donne au gouvernement victorieux tous les pouvoirs légaux sur tous les citoyens du pays vaincu ».

En un peut plus d’un mois, les panzers, comme à la parade, arrêtés de-ci de-là par des résistances éphémères mais glorieuses, sont aux Pyrénées, pendant qu’à l’Est, ils s’apprêtent à descendre la vallée du Rhône.

Le 25 juin, les combats s’arrêtent. L’Allemagne a exigé que l’Italie soit cosignataire. Celle-ci n’a pas manqué, pour venger les affronts passés, de déclarer la guerre à la France, quand la victoire allemande était certaine[2] !

 

Les conditions de l’armistice sont dures, très dures pour la France. Elle va être occupée aux trois quarts. Une zone dite libre, qui englobe le Massif central, les Alpes, les côtes de Provence et du Languedoc, est laissée en toute souveraineté, nominale bien sûr, à son gouvernement, encore celui de la Troisième République. Pour le reste de son territoire, l’allemand, au gré de sa fantaisie, se réserve le droit d’y légiférer ou d’accepter que le gouvernement français y soit en nom.

Mais deux atouts restent à la France, sa flotte et son empire. Atouts majeurs, semble-t-il, lui permettant encore de faire figure de grande puissance.

En contrepartie –hélas ! – en dehors des indemnités journalières fabuleuses de toutes sortes que réclame l’Allemand, plus de deux millions de français sont prisonniers de guerre. Ils pèseront d’un poids très lourd par la suite dans toutes les discussions, – et celles-ci seront nombreuses – opposant vainqueur et vaincu.

La France, jusqu’alors endormie dans un pacifisme vieux de vingt ans, saura-t-elle dominer sa défaite, panser ses plaies, redevenir une grande nation ?

Le 10 juillet, réunis en Assemblée nationale conformément aux stipulations de la Constitution de 1875, la Chambre des députés et le Sénat confient au maréchal Pétain, à la quasi-unanimité, le soin de prendre en main les destinées de la patrie et de maintenir l’honneur national.

Atterrés devant le désastre, connaissant l’état de la France, les aspirations de son pauvre peuple, ses représentants pensent que les luttes stériles du passé ne sont plus de mise, et qu’il leur faut remettre leurs pouvoirs au vainqueur de Verdun, connu et aimé de tous les français. Lui saura faire front, discuter avec le vainqueur, en imposer par son prestige, louvoyer au besoin, et pourra mieux que quiconque sortir le pays de l’affreux bouleversement où il agonise[3].

Mais pendant que l’allemand digère sa victoire française, et aussi se casse les dents sur la résistance anglaise qui ne cède pas aux assauts répétés de son aviation, l’Europe angoissée s’interroge.

La Pologne et les Etats baltes ont été rayés de la carte des nations libres ; la Tchécoslovaquie a été disséquée ; la Hongrie penche vers le nazisme ; la Roumanie se débat entre les tendances divergentes de la dictature et du socialisme occulte. La Turquie, trop échaudée à la suite de la Grande Guerre, se veut neutre. Quant à la Yougoslavie qui espérait en la France, elle est maintenant réduite à ses uniques forces et ne peut rien, ni pour la Grèce, ni pour l’Albanie que l’Italie, impudemment, a défiées.

La France vaincue, que vont devenir tous ces peuples, pour lesquels elle était la sauvegarde et dont ils espéraient assistance s’ils étaient à leur tour attaqués ?

 

Restait à la France son Empire. Ne se contentant pas des assurances allemandes, le maréchal Pétain s’entend clandestinement avec l’Angleterre pour que celle-ci en cautionne la liberté. L’Afrique du Nord, l’Afrique centrale, le Levant, l’Indochine, Madagascar étant restés sous l’autorité du gouvernement français, les anglais n’y porteraient pas la guerre. la France devrait avec ses propres forces en défendre l’intégrité contre tout assaillant, quel qu’il fût.

Quant à la flotte, des assurances formelles sont données aussi bien à l’Angleterre qu’aux Etats-Unis. Elle resterait, quoi qu’il arrive, sous pavillon français. Au besoin, elle se saborderait si les allemands voulaient s’en emparer.

La promesse a été tenue.

 

En Afrique du Nord comme en Afrique centrale, l’armée française ne dispose que de troupes de souveraineté. Les grandes unités mises sur pied en ces territoires ont rejoint la métropole et participé au combat. Le gouvernement, conformément aux clauses de l’armistice, démobilise mais remplace les forces ainsi appauvries par des régiments, soi-disant issus de ces territoires et venant de France. Ils seront le noyau du futur réarmement de l’Afrique.

Au Levant, par contre, le corps expéditionnaire que la France avait commencé à mettre sur pied en 1937, n’a envoyé aucune de ses unités en métropole. Mais les plans n’ont pas été suivis d’effet et le corps expéditionnaire est à l’état embryonnaire. Il faudra là aussi démobiliser. Et le Levant ne conservera que le strict minimum nécessaire au maintien de la souveraineté.

Et pourtant les Etats sous mandat sont d’une importance trop grande pour que la France puisse s’en désintéresser.

De tout temps, les puissances en guerre en ont fait l’enjeu de leurs luttes au Moyen-Orient. Ils représentent une plaque tournante stratégique de tout premier plan et la France doit y rester présente.

En ce Moyen-Orient, l’histoire, s’appuyant sur la géographie, y a écrit le livre de notre civilisation.

C’est du Moyen-Orient que partirent, dans l’antiquité, ces grandes migrations maritimes et terrestres qui conduisirent les Phéniciens et leurs héritiers à la connaissance de l’Europe. Installés d’abord dans leurs comptoirs côtiers, ils pénétrèrent peu à peu l’arrière-pays et semèrent les germes de ce qui deviendra l’Europe civilisée.

C’est aussi le lieu géométrique où convergèrent les routes de ces orientaux, héritiers des empires perse et mongol, attirés par l’Europe si différente de leurs pays.

Berceau de la civilisation moderne, c’est aussi les lieux de la Révélation : ceux où le Christ est né, a vécu, où il ressuscita après avoir souffert sa Passion ; ceux qu’Il enchanta de son message avant que celui-ci ne rayonnât dans le monde.

C’est le pont terrestre lancé par l’Asie entre l’Europe et l’Afrique. Il en garde les passages, en particulier celui qui, par la mer Rouge unit la Méditerranée aux océans immenses de l’Orient.

C’est aussi un pays au climat de rêve, où la nature est généreuse, les fruits abondants et variés, la vie agréable et facile, avant que le désert n’ait gagné, chaque jour davantage, sur la frange maritime littorale.

Il est l’aboutissement vers l’Ouest de cette aridité qui recouvre l’Arabie et de cette zone montagneuse et inhospitalière du Taurus qui l’encercle par le Nord.

C’est l’oasis où il est si agréable de prendre un long repos après les marches harassantes, les chevauchées guerrières qui ont conduit vers la mer constamment bleue, les nomades  des grands espaces.

Les Etats du Levant s’étirent au fond de l’immense golfe oriental de la Méditerranée, de la presqu’île rocheuse d’Asie Mineure aux sables de la presqu’île du Sinaï.

Le Liban et la Syrie, qui constituent les Etats sous mandat français, ressemblent à un vaste triangle. Sa base maritime avoisine 300 kilomètres. Sur 500 kilomètres, son côté Nord longe sa frange montagneuse du Taurus, tandis qu’au Sud, sur environ 600 kilomètres, son troisième côté, suivant les contours d’une frontière toute conventionnelle, marque les limites qui séparent les Etats sous mandat français de la Palestine, de la Transjordanie et de l’Irak, attribués à l’Angleterre.

L’ossature en est constituée par une double chaîne de montagnes orientée Nord-Sud, le Liban et l’Anti-Liban. Séparées par une profonde dépression, la Békaa, ces montagnes, plus élevées en leur centre où les sommets dépassent 3000 mètres, s’abaissent lentement vers le Nord et vers le Sud.

Elles constituent l’obstacle sur lequel est venu buter le désert et que recouvre le territoire du Liban.

Les côtes rocheuses, déchiquetées par la mer, s’ouvrent par place sur des plaines où s’étalent de riches cultures. Celles-ci, le climat aidant, grimpent à l’assaut des sommets, jusqu’à atteindre, avec les cèdres légendaires, les neiges éternelles qui, à 80 kilomètres de Beyrouth, scintillent au soleil.

Au Nord de Beyrouth, de nombreux petits ports, aux ruines romantiques, se cachent dans les anses où la mer est plus calme : Tripoli, Jbeil, l’antique Byblos, Jounié, donnent asile aux barques des pêcheurs. Au Sud de la capitale libanaise, la côte est plus ouverte, moins morcelée, moins déchiquetée. Les montagnes qui la surplombent sont moins élevées, si toutefois quelques rocs énormes plongent dans la mer. Ce sont d’abord les collines du Chouf qui culminent à 1000 mètres à Beiteddine et plus au Sud à Jezzine, comme pour protéger de la terre Saïda, la Sidon du Christ, dont les remparts, sommés de tours raides, défendent l’entrée du port.

Au Sud de Saïda, c’est la plaine de Tyr qui monte jusqu’à Marjeyoun vers le Sud-Est. Marjeyoun est la sentinelle avancée qui barre les routes de Palestine, à la frontière si proche, et celles venant de Syrie, en particulier de Damas. C’est là que se rejoignent le Liban et l’Anti-Liban, séparés par une faille dans laquelle se faufile le Litani. Ce fleuve se jette dans la mer au Nord de Tyr. Au-delà, vers le Sud, un rameau dévié du Liban, le Djebel Amel, se rapproche de la mer qu’il atteint à Nakoura. Sur ses flancs Est et Sud court la frontière palestinienne. Saint-Jean-d’Acre, en Palestine, n’est qu’à 20 kilomètres.

Entre le Liban et l’Anti-Liban une cassure forme une vaste dépression, la Békaa. Sa fertilité s’allonge depuis Homs au Nord jusqu’à Marjeyoun au Sud. Les rives des deux fleuves qui en drainent les eaux : au Nord l’Oronte, au Sud le Litani, sont couvertes de vignes et de cultures variées. Le Litani traverse la montagne aux pieds du château de Beaufort, réplique à l’Ouest de Marjeyoun du Krak des Chevaliers, qui, au Nord-Est de Tripoli, barrait au col de Tell Kalakh la route d’Homs.

La chaîne de l’Anti-Liban présente à peu de chose près les mêmes caractéristiques que le Liban. Plus élevée en son centre, de 2500 mètres, elle descend lentement vers le Nord pour se perdre dans des collines qui entourent Homs. Au Sud plus cahotique, plus rocheuse, cassée par un seul col vers el-Héloué, elle se prolonge sous le nom d’Hermon jusqu’à Marjeyoun. Elle domine alors, face au Sud, le lac du Houlé et plus loin le lac de Tibériade. Le Jourdain traverse ces lacs. Il prend sa source au Liban aux environs de Chebaa, aux pieds de l’Hermon.

La frontière entre le Liban et la Syrie serpente sur les crêtes de l’Anti-Liban. Dans sa plus grande largeur, à hauteur du parallèle Beyrouth-Baalbeck, le territoire du Liban a environ 90 kilomètres, alors qu’à ses deux extrémités il ne dépasse pas 40 kilomètres. Ses côtes cependant se développent sur un peu plus de 200 kilomètres. Cet étirement explique que partout l’influence de la mer se fasse sentir dans les vallées les plus reculées ou les plus élevées.

L’Anti-Liban traversé, le territoire syrien étale son immensité, contrastant avec la fertilité libanaise. Commence en effet, la montagne franchie, l’aridité du désert.

Damas, pourtant, est une oasis de verdure. Le Barada, qui l’arrose, fait la richesse des jardins que soigne avec amour tout un petit peuple de fellahs. La capitale syrienne, imprégnée d’orientalisme, est fière de ses souks, de ses mosquées, de ses palais. Porte de l’Orient, avant le désert, elle a, par sa position de carrefour de routes et, par suite, de son commerce, été de tout temps la clé de ces régions que se disputèrent les conquérants, qu’ils vinssent de l’Orient ou de l’Occident.

Au Sud de la ville, ceinturée à l’Est par la cuvette volcanique du Léja, la plaine du Hauran s’étend jusqu’à la frontière. Cheikh Meskine et Deraa jalonnent les routes menant vers la Transjordanie et la Palestine. La frontière sinue à 100 kilomètres dans le Sud de Damas, englobant le Djebel druze.

Au Nord de Damas, Douma, Qtaïfé, Nébek, Hassié limitent, comme la route qui les traverse, les pentes de l’Anti-Liban.

Puis vers l’Est, c’est le désert, son aridité, sa rudesse, ses sables, son reg, ses puits aux eaux saumâtres, autour desquels campent les tribus bédouines, ces nomades pasteurs, semblables à tous les nomades des déserts. Palmyre cependant dresse son oasis au milieu des sables. Ses ruines attestent l’antique richesse de ce sol alors qu’Haroun el-Rachid chevauchait à l’ombre des forêts de Damas à Bagdad.

Et après 350 kilomètres de piste apparaît la vallée de l’Euphrate. Drainant du Nord-Est d’Alep les eaux de l’Anti-Taurus, le fleuve, dans une magnifique vallée, étale ses eaux limoneuses, chargées des terres arrachées à ses rives, arrose toutes ces bourgades ruinées. Après les multiples méandres de Deir-ez-Zor, de Mayadine et d’Abou-Kamal, il entre en Irak.

Et sur la rive gauche du fleuve, c’est le miracle, la richesse après l’aridité… L’immense plaine de la Djézireh déroule ses magnifiques cultures. Elle sera le grenier où puisera le commandement pour alimenter les populations pendant les opérations. La plaine est traversée par le Nahr Khabour qui arrose Hassetché et se jette dans l’Euphrate après 200 kilomètres de cours.

Plus à l’Est, c’est la frontière de l’Irak qui enserre la zone de Mossoul. La France en possède approximativement la moitié de la production de pétrole. Par un pipe-line, long d’environ 600 kilomètres, le pétrole est évacué jusqu’à Tripoli. Le pipe-line court dans le désert en une longue ligne droite jalonnée par les stations de pompage, travers Palmyre, Homs et la crête montagneuse du col de Tell Kalakh avant de se déverser dans les tankers au bord de la mer.

 

Le territoire que la France contrôle au Levant est immense. Ses voisins immédiats, Turquie au Nord, Irak à l’Est, Transjordanie et Palestine au Sud, en jalousent alors la richesse mais surtout la tranquillité apportée par la paix française.

Un haut-commissaire réside à Beyrouth. Il a autorisé sur les deux gouvernements et leurs parlements élus. Ceux du Liban comprennent obligatoirement 50% de chrétiens et 50% de musulmans. Ceux de Syrie sont en totalité musulmans. Les grandes décisions sont prises par le haut-commissaire.

Il laisse cependant une grande liberté aux gouvernements pour l’administration des autochtones. En cas de différend, c’est lui qui tranche en dernier ressort.

Depuis la pacification, mises à part quelques manifestations d’excités, hommes de main dans la plupart des cas des partis extrémistes ou de l’étranger, on peut dire que la paix française, même depuis la défaite de 1940, règne au Levant.

Cette paix s’est attachée du reste au développement économique des deux Etats. Il a fallu créer quelques industries alimentées par les matières premières locales, développer le commerce, en particulier l’exportation des agrumes. Certes ce n’est pas la richesse. Trop de terres sont encore la proie du désert, mais l’avenir est rempli de promesses.

Il a fallu structurer le pays, remplacer les pistes du passé par de bonnes routes. Ce fut une œuvre longue et difficile, car il importait d’adapter le réseau routier à une géographie tourmentée, tant au Liban montagneux qu’en Syrie désertique.

La mer est à l’origine de tous les échanges. Il était donc nécessaire avant tout de relier entre eux les nombreux ports de la côte. Une belle route côtière venant de Saint-Jean-d’Acre en Palestine dessert Tyr, Saïda, Damour, Beyrouth, Tripoli, Lattaquié. Une route intérieure traverse la Syrie en diagonale. De Saint-Jean-d’Acre, elle rejoint Damas par Kuneitra, puis par Nébek, atteint Homs et Hama et monte vers le Nord jusqu’à Alep.

Ces deux grandes rocades sont reliées entre elles par de nombreuses rocades pénétrantes, pour la plupart obligées de percer la montagne. La rocade Sud unit Saïda à Kuneitra par Marjeyoun. La grand-route Beyrouth-Damas grimpe la montagne, la franchit au col de Baïdar, et bifurque à Chtaura. Une branche au travers de l’Anti-Liban mène à Damas. L’autre branche par Baalbeck, dans la Békaa, conduit à Homs. Lattaquié et Antioche sont elles-mêmes en liaison avec Alep par deux bonnes routes bien tracées.

A l’intérieur de ce quadrillage, de nombreuses routes secondaires serpentent dans la montagne, au Liban. Les plus importantes sont celles de Saïda à Jezzine et de Damour à Beiteddine. Enfin deux routes à viabilité médiocre relient la pénétrante Beyrouth-Damas de part et d’autre de la crête du Liban, à Marjeyoun, l’une par Beiteddine et Jezzine, l’autre sur la rive gauche du Litani, par Rachaya.

De Damas, pique droit au Sud la route du Djebel Druze. A Cheikh Meskine, elle oblique en direction du Sud-Est vers Ezraa et Soueida, pendant qu’elle se prolonge vers le Sud par Deraa, jusqu’à la frontière transjordanienne. Par Névé, une route secondaire relie Cheikh Meskine à Kuneitra.

Vers l’Est, partent de Damas les routes du désert. Peu à peu, au fur et à mesure que défilent les kilomètres, elles se transforment en pistes. Par Palmyre, elles rejoignent Deir-ez-Zor, agglomération reliée à Alep par la grande route de l’Euphrate.

Quadrillage serré au Liban, plus lâche en Syrie, mais alors la nature du sol permet bien souvent de s’affranchir des voies tracées.

Le réseau ferré, lui aussi, a été développé, réseau à voie unique normale ou réseau à voie de 1 mètre mais qui permet de pallier bien souvent les difficultés que la route offre aux transports.

Une voie à écartement normal longe la côte entre Beyrouth et Tripoli et, par Homs, atteint Alep. De là, elle bifurque, au Nord-Ouest, vers Alexandrette, au Nord-Est, vers la Turquie dont elle longe la frontière en direction de Mossoul et de l’Irak. De Homs, un tronçon se rabat vers le Sud au travers de la Békaa pour atteindre Rayack.

Une voie étroite longe la route Beyrouth-Chtaura, puis par Zahlé, Rayack et Zabadani, rejoint Damas et se prolonge par Ezraa jusqu’à Soueida et, par Deraa, vers la Transjordanie et, à l’Ouest, par le lac de Tibériade, jusqu’à Haïfa.

C’est à la France que le Levant doit ce réseau ferré. Il a rendu de grands services tout au long du mandat.

 

C’est sur cet ensemble, aux dimensions grandioses, que l’autorité de Vichy continue de s’étendre. Ensemble disparate cependant, car alors que la montagne multiplie vers l’Ouest les difficultés, à l’Est, au contraire, l’immensité désertique pourrait servir de grand glacis de protection. Cela serait vrai si l’on en était encore au temps des troupes à pied ou à cheval, mais avec la motorisation des armées peut-on être assuré d’une telle protection.

Cet aperçu géographique, si aride qu’il soit, était nécessaire pour aider à comprendre les lieux sur lesquels le drame va bientôt se jouer. Dans l’action qui sera menée, la Syrie et le Liban réagiront constamment l’un sur l’autre. Le Liban dévorera, à cause de ses difficultés montagnardes, les effectifs que la Syrie, au terrain plus facile, aurait permis d’économiser. Mais, pour qui veut pouvoir se battre jusqu’au bout, le réduit libanais est bien l’ultime zone à conserver. Sa façade maritime en fait le môle d’accrochage, le pivot autour duquel il faudra monter la manœuvre.

 

 

CHAPITRE III

 

 

Les français du Levant avaient, en 1940, été anéantis moralement par les nouvelles de France.

En mai, lors des adieux touchants qu’ils faisaient au général Weygand, ils ne cachaient pas leur appréhension devant la gravité de la situation en métropole. Ils ne doutaient pas, cependant, que le général Weygand saurait insuffler à l’armée française le sursaut patriotique, né du désespoir des premières défaites, et qu’il redresserait la situation.

Hélas ! Il leur fallut déchanter.

En effet, ces premières défaites qui avaient motivé le rappel du général Weygand, n’étaient rien comparées aux nouvelles qui arrivaient maintenant à Beyrouth. La confiance, que tous les militaires du Levant avaient dans la puissance de l’armée française, s’effritait chaque jour un peu plus. Les allemands ne cessaient de progresser ! Ne venaient-ils pas, en cette fin de mai, d’encercler l’aile gauche franco-anglaise à Dunkerque !

Mais, pensaient les optimistes, ce n’était que le début de la bataille. Le général Weygand allait sauver Dunkerque. Il infligerait à l’ennemi un coup d’arrêt, et bientôt, des contre-attaques cisailleraient, comme en 1918, ses lignes de communications, l’obligeraient à reculer, à repasser la frontière. Plus grands étaient les espoirs, plus grandes étaient les désillusions. Quand la chute de Paris fut connue au Levant, ce fut un jour de deuil pour tous les cœurs. La France ne pouvait être ainsi battue !

Et les désillusions firent place, bientôt, au désespoir. La France si lointaine – mais si proche au cœur de tous – qu’ils fussent français ou autochtones – était obligée de s’avouer vaincue ! Elle demandait l’armistice !

Ce n’était pas possible ! Elle avait été trahie – trahie par ses institutions – trahie par ceux qui avaient mission de la conduire à la victoire – trahie par les circonstances.

Ces soldats du Levant, qui s’étaient préparés aux vastes chevauchées dans la vallée du Danube, se voyaient, l’armistice signé, virtuellement prisonniers. La mer, en effet, appartenait à l’Angleterre, qui complétait, sur terre, cet encerclement, par la Palestine, la Transjordanie, l’Irak, où elle était souveraine. Certes, au Nord, la Turquie était restée neutre, mais ne se déclarerait-elle pas un jour, pour l’un ou l’autre camp, suivant que le fléau de la balance de la victoire l’inciterait à choisir celui des belligérants ayant le plus de chances de gagner la guerre ?

Les Etats sous mandat étaient compris dans les clauses de l’armistice. Le corps expéditionnaire libérerait comme partout ailleurs ses réservistes, qui seraient rapatriés après entente, pour le transit par la mer, avec l’Angleterre. Ne resteraient au Levant que les troupes de métier, strict minimum pour maintenir l’ordre intérieur. Et naturellement,, comme en Afrique du Nord, une commission d’armistice siégerait à Beyrouth. Au Levant, elle ne comprit que des italiens.

Toutes ces nouvelles plus ou moins déformées par la propagande adverse, toutes ces mesures, peu ou mal connues, étaient de nature à monter les esprits. Vichy, du reste, s’inquiétait dès la signature de l’armistice de la façon dont les généraux commandant les territoires d’outre-mer réagiraient. Si leur esprit de discipline et de devoir les faisait obéir aux ordres du gouvernement, la partie, pour la France, pouvait alors être sauvée. Si, au contraire, ils refusaient de connaître la défaite de la France, l’allemand immédiatement pourrait considérer l’armistice sans valeur. Il occuperait d’abord tout le territoire français, emmènerait en Allemagne comme prisonnière de guerre, l’armée, et, qui sait, passerait en Afrique du Nord.

Ces menaces n’étaient pas inconnues des autorités responsables au Levant. Le général Mittelhauser, qui avait succédé au général Weygand, dans le commandement du corps expéditionnaire, avait accepté la signature de l’armistice, puis était rentré en France. Son commandement passait au plus ancien après lui, le général Massiet.

Cependant, pour les uns, il fallait refuser l’armistice. La France, vaincue en métropole, ne l’avait pas été outre-mer. Elle y restait puissante. Que toute l’armée du Levant fit mouvement vers la Palestine et se mît à la disposition du commandement anglais, était la solution la meilleure, celle qui sauvegarderait l’avenir et effacerait la tache de Rethondes. Ceux-là, sans le savoir ou en le sachant, se faisaient les interprètes de la politique préconisée, de Londres, par le général de Gaulle. Le général Catroux, haut-commissaire en Indochine, ne venait-il pas de donner l’exemple éclatant de ce qu’il fallait faire ? Que lui importait maintenant que la succession qu’il avait laissée à Saïgon à l’amiral Decoux, mît ce dernier dans des difficultés sans nombre, aux prises avec les exigences japonaises, chaque jour plus dures, plus impératives, plus pénibles.

Pour les autres, les plus nombreux, semble-t-il, c’était une erreur d’abandonner le Levant. La France y était encore souveraine. Le départ de l’armée plongerait le pays dans un chaos dont profiteraient bien vite les voisins, pour évincer le drapeau français ; le turc à l’affût, l’anglais toujours nostalgique de ce pays dont l’avait évincé la SDN. L’armée se devait de rester au Levant, d’y mener une politique de stricte neutralité et voir venir. N’est-ce pas le sens des accords qui furent alors conclus et signés avec le général Wavell ?

Le chef d’état-major des troupes du Levant, le colonel de Larminat, ne partageait pas cet avis. Il était ainsi en contradiction avec son chef, le général Mittelhauser, déjà rallié à l’armistice, comme la quasi-totalité des généraux commandant outre-mer. Dans sa haine de l’allemand, il ne voyait qu’une issue à la situation du moment, partir se battre. Il se battrait partout contre l’allemand et l’italien, partout où son patriotisme lui permettrait de porter des coups à l’ennemi. Mais il oubliait que son poste était aussi politique que militaire, et que de sa position dépendrait le sort du Levant dont l’importance était primordiale pour la France.

Après plusieurs jours, pour lui, d’espoir et de désespérance, il se décida à envoyer aux officiers de toutes les unités de l’armée du Levant, une circulaire dans laquelle il exposait ses motifs. Cette initiative lui valut, de son chef, la mise aux arrêts de forteresse à Damas. Il s’évada facilement et, avec une poignée de fidèles, il gagna la Palestine, emportant avec lui une rancune tenace contre ses anciens subordonnés, qui l’avaient désavoué en ne le suivant pas.

Dans ses mémoires, Chroniques irrévérencieuses, le général de Larminat raconte objectivement ses démêlés avec le général Mittelhauser. Il prétend qu’il a conservé des officiers qui furent alors en contact étroit avec lui, le souvenir d’un patriotisme qui ne comprenait pas les palinodies du général commandant le TOMO. Ils furent avec lui, au moment où il était puni, d’une correction remarquable. Ce n’était que normal. Les esprits étaient alors tellement bouleversés par les nouvelles contradictions arrivées de France et d’ailleurs, que chacun cherchait la voie de son devoir. Cette errance dura peu, quand il s’avéra que l’armistice permettait de sauver tout ce qu’on pouvait alors espérer sauver.

Quant au colonel de Larminat, il prouva en 1941, qu’il avait gardé une dent, quoi qu’il en ait écrit, à ses camarades qui lui étaient si sympathiques en 1940. Les jours d’arrêt furent distribués avec sollicitude ! Et nombreux furent ceux qui en eurent leur carrière brisée.

Faut-il ajouter qu’au moment où le général Mittelhauser venait de lui notifier sa punition, le colonel de Larminat dans le bureau du chef de Cabinet du général se vit demander par ce brave homme que l’événement dépassait, s’il n’allait pas se supprimer. Avec un grand éclat de rire, le colonel de Larminat lui répondit que « devant les malheurs de la France, nos petites histoires ne justifiaient pas une telle extrémité ».

Il faut croire que ces petites histoires furent beaucoup plus graves plus tard, pour amener ce général, brave difficile, mais de grande valeur et au grand cœur, à se suicider !

Ce premier acte de rébellion porta à son comble la confusion dans les esprits. Mais la sagesse prévalut, et chacun, conservant ses idées, ses opinions, se plia aux règles de la discipline et du devoir.

Pas de fausses notes du reste, dans la haine tenace vouée à l’ennemi. Variaient, seuls, les procédés à mettre en œuvre pour venir à bout de l’allemand.

Patienter, tenir, tel fut le mot d’ordre. Attendre qu’avec le temps, les crocs et les griffes de l’ennemi s’usent. Et arrivera bien le jour où, tous unis on pourrait l’abattre. Pour le moment il fallait éviter de créer l’irréparable, ne pas compliquer la tâche de ceux qui, en métropole, s’acharnaient à sauver ce qui pouvait encore être sauvé, à panser les plaies d’une nation traumatisée à l’extrême.

 

 

Le général Fougères, qui avait remplacé le général Massiet, avait reçu une succession lourde.

Le Levant vécut alors des heures difficiles. Déchirés dans leur cœur, mais animés d’un ardent patriotisme, les cadres se mirent à l’œuvre. Il importait avant tout de reforger une armée, capable de se battre, de faire face à toutes les éventualités. Le départ des réservistes avait creusé de tels vides dans les unités qu’il était nécessaire de les transformer. Pour faire des économies en personnel français, on placerait aux postes secondaires des autochtones, moins aguerris, moins sûrs que nos vieux soldats. Les tableaux d’effectifs firent l’objet de nombreuses études. L’armement existant, et que n’avait pas fait stocker la commission d’armistice, devait être réparti judicieusement. On en prévoirait même en surnombre, afin de justifier de besoins parfois superflus. En même temps, l’armée du Levant était maintenue en condition. L’instruction, aussi bien des cadres que de la troupe, était partout intensive. Il lui fallait être capable de maintenir au Levant les droits de la France sur ces territoires, mais aussi être en mesure de participer à la lutte en tout autre lieu.

Pour le moment, seule comptait une stricte neutralité, mais cette neutralité comprenait la résistance par les armes à tout essai d’ingérence des belligérants au Levant.

Cette position était conforme à l’esprit de ceux qui avaient signé l’armistice. Elle permettait au gouvernement français de discuter avec les allemands, de défendre pied à pied leurs exigences. Elle sauvegardait aussi l’existence de ces deux millions de prisonniers, que trop, parmi ceux qui n’avaient pas connu leurs misères, avaient tendance à oublier, quand ils ne les accablaient pas de leur mépris.

Arrivaient alors de France, comme à la sauvette, les cadres destinés à combler peu à peu les vides existant dans les unités. Ils apportaient avec eux le souvenir des combats qu’ils avaient soutenus. Ils disaient à leurs camarades plus heureux, puisqu’ils n’avaient pas vécu la défaite, la grande misère de l’armée française, cette impression d’hébétude qui empoignait chacun à l’annonce de chaque nouveau succès de l’ennemi. Comment aurait-elle pu résister, cette armée, à ses chars employés en masse, appuyés par une aviation d’assaut, à laquelle le ciel appartenait ? Non pas que notre aviation n’ait pas lutté avec la fougue qui la caractérise, mais trop vite décimés, nos avions, en nombre insuffisant, ne pouvaient faire face partout. Non pas que nos chars ne puissent lutter à puissance égale avec les chars ennemis, mais disséminés dans les unités, ils n’étaient pas assez nombreux aux points où l’ennemi prononçait son effort ? Comment aurait-elle pu se battre, cette armée, alors que trop souvent obligée au repli, elle se trouvait mélangée à cette cohue encombrant les routes, fuyant la horde ennemie ? L’armistice avait été, non seulement, une nécessité mais encore la conclusion inéluctable d’une lutte irrémédiablement perdue. Le temps viendrait de la revanche ; mais pour le moment, la France avait besoin de panser ses plaies.

Tout cela ébranlait, forçait à réfléchir les irréductibles, ceux qui se sentaient attirés par les promesses venant de Londres. La solution sage était peut-être effectivement d’attendre.

Et l’année 1940 s’achevait ainsi dans le chaos des esprits et des cœurs. Les discussions allaient bon train, et déjà, on sentait renaître, dans les cadres, une certaine division au fur et à mesure que les jours passaient, estompant, pour beaucoup, le souvenir du désastre de la France. D’un côté, les tenants de la position Larminat regrettaient de ne l’avoir pas suivi ; de l’autre, les vichystes, comme on les appelait d’un terme qui se voulait méprisant, restaient fermes, malgré les assauts répétés d’une propagande chaque jour plus insidieuse, dans leur idée d’une stricte neutralité.

Les libanais et les syriens, pendant ce temps, observaient, se renseignaient, car eux aussi attendaient, eux aussi espéraient. Ces divisions faisaient leur jeu, tout au moins celui des chefs des partis nationalistes, qui n’avaient pas désarmé. Un jour prochain, peut-être, ces rivalités entre français leur profiteraient, car elles affaiblissaient la puissance tutrice, et viendrait bien le moment où l’on pourrait chasser ces français et devenir indépendants.

 

 

En janvier 1941, arrivait au Levant le nouveau commandant supérieur que Vichy avait choisi, le général Dentz.

C’était un général de corps d’armée que nul, ou à peu près, ne connaissait alors au Levant. Il avait eu la triste mission de rendre Paris aux allemands, et il arrivait au Moyen-Orient, encore traumatisé par ce choc.

Revenant dans un pays, au demeurant connu de lui, car sa carrière l’y avait amené jadis, il comprit que sa mission urgente était de refaire l’union, l’union des cœurs, l’union des esprits, l’union dans le devoir. Sa grande bienveillance, sa grande intégrité, son patriotisme d’alsacien, comme son passé, le servirent beaucoup, et bientôt son autorité fut incontestée.

L’impartialité impose de reconnaître qu’il n’eut pas que des amis parmi les officiers de l’armée du Levant. Certains s’étonnaient du choix de Vichy qui renvoyait dans ce pays, au poste que Weygand avait occupé, cet ancien officier des Services Spéciaux. En quoi avoir rendu Paris, même sur ordre, lui donnait-il des titres à commander tous ces soldats bouillonnant de patriotisme ?

Il faut regretter que les plus acharnés à le dénigrer étaient, pour la plupart, ceux qui n’avaient pas combattu en France en 1940, et n’avaient pas connu les affres de la débâcle.

Quelques décisions prises qui bouleversaient de vieilles habitudes ou ne satisfaisaient pas certaines ambitions, achevèrent de lui aliéner quelques-uns de ses subordonnés de rang élevé.

Mais pour la majorité des autres, pour le troupier comme pour le sous-officier, pour les officiers subalternes comme pour les généraux commandants de secteur, il sut rapidement s’imposer par sa bonté, sa justice intransigeante et son patriotisme. Avare du sang de ses soldats, il tenta par tous les moyens d’éviter la tuerie. Mais celle-ci déclenchée, et non de son fait, sa volonté de résistance se montra inébranlable.

Il s’entourait de tous les avis valables avant de se décider, mais, sa décision une fois prise, il s’y tenait avec l’entêtement de sa race. Il peut se faire qu’il ait froissé certains de ses officiers qui « ayant appris la guerre dans les livres, se croyaient détenir le secret de la victoire ».

Ceux-ci ne l’ont pas ménagé avant, pendant et après ces heures atroces. Mais pour tous les autres, il fut le chef, dans toute l’acception du terme, et l’est resté.

Ils l’ont servi avec toute leur foi dans la cause de la Patrie, avec tout leur amour pour cette France si lointaine et alors crucifiée, avec toute l’abnégation et toute l’admiration pour le « chef » qui faisait alors, et ils le savaient, un lourd sacrifice pour que la France « continuât », comme on le lui avait prescrit à Vichy avant son départ.

Il devait être précédé à Beyrouth par un haut-commissaire, le préfet Chiappe, bien connu des français avant la guerre. Mais l’avion qui le transportait, disparut mystérieusement au cours du voyage, et le général Dentz fut investi des pouvoirs civils et militaires.

 

 

Chapitre IV

 

 

Après les prises de contact nécessaires, aussi bien au Liban qu’en Syrie, les visites officielles aux personnalités autochtones, les inspections qui le menaient de Damas à Alep, de Tripoli à Nakoura, le général Dentz s’attela à la lourde tâche, qui était la sienne.

Ayant étudié les dossiers des différents plans, des travaux entrepris dans les états-majors en vue de la réorganisation des forces armées qui lui restaient, le général donna des ordres pour accélérer cette réorganisation. Les nouveaux tableaux d’effectifs seraient appliqués sans retard. Des modifications étaient aussi nécessaires pour augmenter l’efficacité des commandements. Il avait fait le bilan de ses forces et avait pu constater que ce bilan était bien médiocre par rapport à l’immensité du territoire qu’il faudrait défendre s’il était attaqué.

Pour lui n’existaient que deux hypothèses. Ou les allemands envahiraient le Levant par air et par mer, à moins qu’ils ne se soient concilié auparavant la complicité des turcs, qui alors, eux aussi, entreraient dans la danse. Ou l’attaque serait le fait des anglais qui, également, pourraient attaquer par mer et par air, mais surtout au travers de la frontière commune qui séparait le Levant de la Palestine et de la Transjordanie. Dans ces places d’armes pouvaient se concentrer facilement les forces britanniques.

Il négligeait systématiquement l’hypothèse du statu quo, celle où il ne se passerait rien. Les forces dont il disposait lui paraissaient suffisantes pour remplir leur mission de maintien de l’ordre. Faisant confiance, pour le moment, aux autochtones, il les jugeait aptes à mener à bien cette mission.

C’est donc à deux menaces qu’il lui faut penser. Menace sur la frontière Nord, menace sur la frontière Sud, toutes les deux assorties de celle commune venant de la mer et de l’air.

Ses réflexions l’amènent à décider que la menace sur la frontière Sud est bien la plus importante. Elle peut, en effet, sans qu’aucun renseignement n’ait pu la déceler, être déclenchée à son insu.

L’action allemande, aidée ou non des turcs, lui paraît plus problématique, à plus longue échéance, nécessitant une action préalable, militaire et diplomatique, facilement décelable. Et puis pour lui, l’ennemi reste l’allemand. Si, dans son orgueil démesuré, Hitler pensait utiliser la plateforme du Levant pour prendre à revers le canal de Suez, le général Dentz saurait demander à notre allié d’hier, toute l’aide nécessaire en attendant de se rallier à une action conjointe franco-anglaise contre l’envahisseur.

C’est la raison pour laquelle, chaque jour, à 13h GMT, Beyrouth prenait contact sur les ondes avec Alexandrie, où l’amiral Godfroy commande nos bateaux internés ! Par lui, Dentz espère rester en liaison avec le haut commandement anglais. Churchill, dans ses « Mémoires », ne cache pas qu’il était au courant de cette liaison, qui existera jusqu’à l’armistice de Saint-Jean-d’Acre.

C’est en partant de ces hypothèses que le plan de défense sera remanié, remaniement au demeurant de peu d’importance, car tel qu’il a été établi par le général Fougères, il répond, pour le moment tout au moins, à l’hypothèse la plus défavorable, même s’il y répond mal. Modifier un dispositif, connu de l’anglais, outre qu’il l’alerterait, pourrait avoir des conséquences imprévisibles.

 

 

Les forces actuellement stationnées sur le territoire du Levant sont à peu près l’équivalent de deux petites divisions.

En dehors de quelques bataillons autochtones, libanais et syriens, d’une vingtaine d’escadrons Tcherkesses, les troupes du Levant comprennent en février 1941 :

-20 bataillons, légionnaires, coloniaux, tirailleurs ;

-6 groupes d’artillerie de 75 et de 105 ;

-2 régiments de chasseurs d’Afrique qui doivent mettre en œuvre le matériel blindé ;

-2 régiments de spahis à cheval ;

-3 compagnies du génie ;

-3 compagnies de transmissions ;

-des unités automobiles du train ;

-le matériel blindé comprend 95 chars R35 très fatigués et 132 automitrailleuses, dont on s’ingénie à renforcer le blindage aux points les plus vulnérables ;

-50 avions de l’armée de l’air ;

-1 escadrille de l’aéronavale ;

-5 sous-marins ;

-3 torpilleurs.

C’est avec ces maigres forces que le général Dentz devra faire front sur plus de 1000 kilomètres de frontière. Où que se déclenche l’attaque, il faudra être présent en force pour y répondre. Mais, pour beaucoup, l’attaque ne se déclenchera pas. L’assaillant, quel qu’il soit, n’ignore pas que l’armée du Levant se battra, si le territoire du mandat est violé, aussi peut-on penser qu’il y regardera à deux fois, avant que d’ouvrir les hostilités dans ces régions. Ce serait conduire à des sacrifices inutiles dans ce pays où, au surplus, la neutralité – dont les accords signés l’année  précédente avec le commandement anglais étaient le sûr garant – est assurée par la présence française.

Mais la sagesse n’a jamais prévalu quand les intérêts politiques, et surtout le prestige, sont en jeu.

 

 

Jusqu’en février 1941, les anglais ont donné libre passage aux bateaux qui amenaient de France ou d’Afrique du Nord au Levant des renforts, surtout en cadres. Le « Providence » débarqua un dernier contingent d’officiers et de troupes venant de France, au moment où le printemps éclatait sur toutes les pentes du Liban. Ce fut son dernier voyage, avec cette mission, car après son départ pour la métropole, et alors qu’on l’attendait de nouveau, les anglais, pour une raison inconnue des français du Levant, suspendirent les autorisations de passage en Méditerranée. Le blocus anglais pose un problème terrible.

Le Levant est maintenant coupé de ses bases occidentales. Il est livré à ses maigres forces. Que va-t-il advenir de lui ?

Cette décision anglaise, antérieure de peu, il est vrai, à l’arrivée des allemands dans le Balkans, aurait dû être de nature à ouvrir les yeux aux plus optimistes, à tous ceux pensant encore que les belligérants respecteraient la neutralité du Levant. Car, par cette décision, quels pouvaient être les buts de l’Angleterre ? Assurer ainsi le blocus du Levant en le coupant de ses bases nationales ? L’amener ainsi, faute de mieux, à demander aide et soutien au commandement anglais du Caire ? De cette façon, préparer psychologiquement l’armée du Levant à accepter l’entrée des forces anglaises sur son territoire ? Ou, sans en arriver à cette extrémité, faire comprendre aux français du Levant que la seule solution pour eux et pour rompre leur isolement est de passer avec armes et bagages sous commandement anglais ? Le rattachement aux forces gaullistes ferait ultérieurement l’objet de négociations, car trente mille hommes de troupe seraient un gros appoint pour celle-ci et les buts lointains de l’Intelligence Service n’étaient pas de les voir devenir trop puissantes, en particulier au Moyen-Orient.

Cette dernière hypothèse est, peut-être, la plus plausible. Ainsi étaient tournés, sans parjure, les accords Rougier-Halifax de décembre 1940.

C’était en fonction de ces hypothèses que le général Dentz, à son départ de Vichy, avait reçu les instructions s’adressant au commandant supérieur des troupes du Levant.

Il devait conserver l’intégrité du territoire confié à son honneur militaire. Son attitude militaire serait une stricte neutralité défensive. Il accéderait obligatoirement (car comment faire autrement ?) aux diktats de la commission d’armistice siégeant à Beyrouth ; mais il mettrait tout en œuvre pour éluder ou freiner les demandes qui diminueraient son potentiel militaire défensif. Il avait toute latitude pour réorganiser ses unités, en modifier la structure à la demande des missions prévues. Il avait enfin délégation pour approuver les nouveaux tableaux d’effectifs qu’il serait amené à faire élaborer.

Il est important de souligner que ces instructions s’adressaient au général commandant supérieur des troupes du Levant. Il n’y a rien de surprenant, en conséquence, qu’elles fussent strictement du domaine militaire.

En effet, en même temps que Vichy nommait Dentz au commandement supérieur, il nommait l’ancien préfet de police Chiappe haut-commissaire de France au Levant. Celui-ci, nanti des instructions du gouvernement, n’arriva jamais à destination. Son avion, pourtant aux cocardes françaises, donc non belligérant, fut abattu en cours de route. Le mystère de cette mort, longtemps insoluble, aurait été percé récemment. Mais il faut insister sur le fait que Chiappe au Levant, s’appuyant sur les instructions reçues, aurait peut-être changé le cours des événements ultérieurs. Sa mort fut sans doute néfaste pour tous, et le pilote qui l’abattit porte – indirectement peut-être – la responsabilité de cette guerre stupide.

Dans l’avion du général Dentz était arrivé le commandant Tézé. Il devait remplir auprès de Chiappe les fonctions très importantes de chef de cabinet. Tézé dut son salut à un empêchement de dernière heure qui le fit manquer l’avion de Chiappe. Le général Dentz, qui connaissait de très longue date ce spécialiste du Levant, le conserva auprès de lui dans les mêmes fonctions qu’il aurait dû remplir auprès de Chiappe.

Mais manquaient pourtant à Dentz les instructions politiques qu’avait dû détenir Chiappe. Il resta alors « dans le bleu » dans ce domaine.

On pourrait penser qu’il était facile de communiquer à Dentz ces instructions. Ce qui peut être dit verbalement, bien souvent ne peut emprunter le truchement des moyens de transmissions, si ceux-ci ne sont pas « sûrs ». Or, depuis le blocus anglais, le Levant et la métropole ne pouvaient plus correspondre que par télégrammes chiffrés. Et le chiffre français, en exécution des clauses de la convention d’armistice, était connu des allemands. Le secret n’était donc plus absolu.

Il existait bien un chiffre de l’amiral Darlan, tenu secret et inconnu des allemands. Il était réservé aux liaisons avec la marine. Pour des raisons de sauvegarde son usage était très rare. Il fallait éviter de le faire découvrir. Or un message forcément long, envoyé à partir de ce chiffre inconnu, aurait alerté tous ceux des antagonistes à l’affût de ce qui partait de Vichy. Ce fut ce chiffre qu’employa l’amiral Darlan pour correspondre avec Vichy et Toulon après le 9 novembre 1942. Peu importait alors que les allemands le découvrissent : l’irréparable était accompli pour la zone libre.

 

 

Aussi le général Dentz, en l’absence de toute instruction politique, isolé qu’il était, dut-il trouver en lui-même les solutions à appliquer lorsque les cartes se brouillèrent avec les anglais. Il fit appel à son bon sens, à son intuition, à son patriotisme, à son esprit du devoir, à ses sentiments innés d’obéissance à ses chefs. Lui seul était responsable, lui seul pouvait et voulait assumer la responsabilité des décisions prises.

Il était guidé dans son choix par le souvenir d’une conversation qu’il avait eue avant de partir de Vichy avec le général Huntziger, ministre de la Guerre. Ce grand soldat, ancien commandant supérieur au Levant, connaissait parfaitement, et la population autochtone et les ressources du pays, ses faiblesses comme ses points forts.

Il lui avait dit (et ceci se passait en décembre 1940, ce qui prouve que Vichy avait comme une prémonition de la suite des événements) qu’il serait vraisemblablement attaqué par les anglais. Ceux-ci, progressant sur deux axes à partir du Sud, seraient à Damas et Beyrouth en quatre jours, malgré les combats retardateurs des soldats de Dentz. L’essentiel, pour ce dernier, serait de se replier vers le Nord, en évitant de se laisser encercler par des forces anglaises venues d’Irak. Cet encerclement amènerait en effet inexorablement la reddition. Or, ajoutait le général Huntziger, toute reddition qui prendrait l’apparence d’un ralliement aux anglais serait considérée par les allemands comme une trahison. Ils en prendraient prétexte pour agir contre la zone libre, l’armée de l’armistice et sans doute en Afrique du Nord française.

Ces renseignements, ajoutait-il, étaient puisés aux meilleures sources.

Résister, pour Dentz, était donc un devoir impératif, car il sauvait ainsi la zone libre, l’armée de l’armistice et surtout l’Afrique du Nord. (Voir annexe 4).

Aussi comprend-on la stupéfaction de deux officiers de liaison envoyés par Vichy et arrivés à Beyrouth le 13 juin, cinq jours après le début des hostilités.

Comment, pensaient le colonel Clogenson de l’EMA et le commandant Gaudillière, du Cabinet du ministre de l’Air, l’armée de Dentz se battait encore pour la position de résistance !

Et leur étonnement s’accrut quand, le surlendemain, ils apprirent que les troupes de Dentz reprenaient l’offensive.

Nous avions déjà dépassé le quatrième jour du général Huntziger. Et il s’en fallut de peu que les assaillants ne repassent la frontière. La prise de Cheikh Meskline aurait déclenché ce repli.

Un grain de sable avait enrayé la machine.

 

 

Les nouveaux tableaux d’effectifs, mis au point par des officiers qui avaient fait la guerre de 1940 en France, prouvèrent leur bienfondé, lors des événements qui suivirent. Ils donnaient aux unités une maniabilité et une mobilité inconnues jusqu’alors. Chacune d’elles, bataillon, groupe d’escadrons, groupe d’artillerie, devait pouvoir être indépendante. Leur motorisation était amorcée. Les moyens de transport auto étant en nombre limité, l’accent avait été mis sur l’allégement des unités. Elles devraient pouvoir être enlevées en une seule rotation avec les moyens existants et qui seraient mis à leur disposition.

 

Pendant ce temps que se passe-t-il dans le monde ?

Si la France subit toujours la dure occupation et doit faire face chaque jour à des demandes allemandes de plus en plus difficiles à satisfaire, l’Angleterre, raidie dans sa résistance, compte les ruines que l’aviation de Goering a accumulées sans pouvoir pour autant affaiblir sa volonté de se battre jusqu’à la victoire.

C’est ainsi qu’en Afrique, contre les italiens, la bataille fait rage. L’armée du général Graziani a été volatilisée sur le champ de bataille de Béda Foum en Tripolitaine. En Erythrée, le général Platt est aux prises avec les troupes du duc d’Aoste et le fait capituler, après la prise de Massourah par le colonel Monclar des Français Libres. Le 5 mai, le Négus fera une entrée triomphale dans sa capitale recouvrée.

Mais, devant les désastres italiens, Hitler décide d’envoyer en Afrique l’un de ses meilleurs généraux : Rommel.

Aussitôt le rythme change. Rommel débarque à Tripoli, pousse le long de la côte, oblige Wavell, dont les forces sont très diminuées par les opérations de Grèce et d’Abyssinie, à se mettre sur la défensive. Rommel, aidé par Garibaldi, arrive devant Tobrouk où il assiège les forces anglaises qui s’y sont retranchées. Plus à l’Est, de part et d’autre de la frontière égyptienne, que Rommel atteindra en juin à Sollum, les adversaires s’emploient à se renforcer pour de nouvelles offensives.

Ce sont les débuts foudroyants des opérations que l’Afrika Korps mènera en Afrique du Nord, pendant près de deux ans, jusqu’au moment où il sera enfin rejeté en Tunisie, puis à la côte.

Cependant, dans les Balkans, les allemands, appelés là aussi par les défaites italiennes, progressent à bride abattue. La Yougoslavie est bientôt submergée. La Grèce qui, jusqu’alors, avait résisté aux italiens, et avec quel brio, est à son tour occupée – malgré l’aide anglaise, demandée du reste tardivement. Les allemands sont sur la Méditerranée. Une opération aéroportée aura bientôt raison des dernières résistances de la Crète.

L’Angleterre est arrivée à un tournant de la guerre. Malgré ses succès en Afrique Orientale, elle risque de perdre le contrôle de la Méditerranée si l’Afrika Korps parvient à entrer en Egypte et ainsi à neutraliser le canal de Suez.

L’heure est grave.

 

 

CHAPITRE V

 

 

Le canal est, en définitive, l’enjeu de la partie qui se joue en Afrique.

Si les allemands et les italiens sont maîtres maintenant des côtes Nord de la Méditerranée, la flotte anglaise reste maîtresse, pour sa part, de la mer. Tenant, à l’Ouest, solidement Gibraltar, accrochée sur son rocher de Malte, elle peut, quand elle le veut, faire traverser à ses transports et à ses navires de guerre cette mer, artère vitale pour ses liaisons avec l’Orient. Mais pour cela, pour que cette artère ne soit pas bouchée, il lui faut conserver la libre disposition du canal.

A l’Ouest, l’Egypte en protège les abords, et il faut à tout prix empêcher Rommel de franchir la frontière. A l’Est, la Palestine et la Transjordanie sont un mince rempart. Et, pensent les anglais, si par un nouvel abandon les français livraient les Etats sous mandat à l’ennemi arrivé dans les Balkans, il en serait fait du canal de Suez. Il importe donc que les français, dans ces territoires, conservent une stricte neutralité, ou, même, unissent leurs forces à celles dont dispose le général Wavell.

Le gouvernement anglais, lié par les accords antérieurs, fait en partie confiance à Vichy. Pour lui, le maréchal Pétain respectera ses engagements, et la neutralité du Levant sera maintenue contre tous.

C’est dans cette optique que chaque jour partent de Beyrouth sur les ondes, les assurances formelles du maintien de la neutralité du Levant. Quoi qu’il arrive, jamais le général Dentz n’admettra que l’Allemagne mette le pied en force au Levant. Bien plus, si Vichy lui imposait d’accepter l’entrée des troupes allemandes au Levant, il se battrait contre elles, comme, ajoute-t-il, il se battrait contre toute autre puissance, violant la neutralité des Etats sous mandat.

Or, un matin de la fin d’avril, l’Irak, manœuvré en sous-main par les agents nazis qui foisonnent en cette région où l’or noir est roi, entre en rébellion contre l’Angleterre. Le gouvernement pro-anglais est renversé. Mais il faut une aide extérieure pour que les révoltés puissent chasser les troupes anglaises occupant le pays. Cette aide, Rachid Ali, le chef de la révolte, la demande tout naturellement aux allemands. Mais l’Irak est loin, et seule une action aérienne est possible. (Voir annexe 5).

Les avions partiront des bases balkaniques, mais ne pourront d’une traite gagner Bagdad à plus de 3000 kilomètres de distance. Qu’à cela ne tienne, ils atterrirront au Levant où ils referont leurs pleins ! Une clause de l’armistice a donné le droit aux allemands, prétendent-ils, d’utiliser à des fins de guerre les terrains français outre-mer. Ils imposent donc à Vichy cette humiliation. Mais l’amiral Darlan veut négocier et obtenir des compensations en échange de cet abandon de souveraineté. Il rencontre Hitler en son nid d’aigle et signe avec lui des « protocoles » qu’il prétend être avantageux pour la France. (Voir annexe 5).

Telle est la version officiellement connue à l’époque. Le général Dentz reçoit, par radio, l’ordre d’assurer le transit, sur les terrains d’aviation, des escadrilles nazies, en route pour l’Irak. Cet ordre est assorti d’instructions qui, dans leur esprit, en minimisent les effets désastreux. Les escales seront uniquement techniques. Les membres des équipages nazis ne seront pas autorisés à s’éloigner de leurs appareils. Tout avion accidenté sera réparé sur place par les moyens allemands. Les équipages des appareils incapables de reprendre l’air seront immédiatement rapatriés sur les bases balkaniques par d’autres avions allemands.

En même temps, la commission d’armistice prescrit de débloquer dans les dépôts, où ils dorment depuis 1940, des pièces d’artillerie de tous calibres avec les munitions correspondantes et de l’armement léger.

Des trains se forment, emmenant par le long détour de la voie ferrée, vers Bagdad, des canons, dont les percuteurs ont, comme par hasard, été perdus, des caisses de munitions dont les fusées n’existent plus. Cela fera un beau gâchis, quand les irakiens voudront bombarder les troupes anglaises.

Mais dans le ciel, le général Dentz est désarmé. Il lui faut, malgré qu’il en ait, malgré sa rancœur, et la colère qui fut sienne à la réception du télégramme, accepter de voir violé son espace aérien.

A ce point de notre récit, il n’est pas inutile de se reporter à ce qu’a écrit à ce sujet le général Weygand, dans son livre, « En lisant les Mémoires du général de Gaulle » : « Officier général « conformiste » », dit le général de Gaulle. Le général Dentz n’est plus là. J’ai été son chef à plusieurs reprises et je ne puis laisser, sans la relever, cette appréciation péjorative. Noble soldat dans toute l’acception du terme, chef soucieux de l’honneur de ses troupes et de son drapeau, décidé à accomplir son devoir d’obéissance aux ordres reçus du gouvernement légitime, il ne s’est pas borné, comme l’a clairement écrit le général Laffargue, « à rester sur le terrain théorique des principes. Il a cherché précisément en qualité de haut-commissaire à entourer cette obéissance des garanties résultant d’un examen politique et stratégique de la situation. « Désobéir, a-t-il écrit dans ses carnets, c’était provoquer la rupture de l’armistice, délier l’Allemagne de toute retenue, exposer le pays à des exigences et des envahissements : occupation de la zone libre, licenciement de l’armée et de l’aviation française, perte de toute la flotte, et surtout mainmise sur l’Afrique du Nord ». Dentz voyait donc large. Ardent patriote, soldat sans peur ni reproche, il ne pouvait prendre une autre décision ».

 

 

Par un beau matin de printemps, dans le ciel d’une pureté magnifique, les premiers des soixante-dix-neuf avions à croix gammée atterrirent, en transit sur le terrain d’Alep. Pendant une semaine ils se succèdent, font les pleins et reprennent l’air. Les carcasses de trois d’entre eux resteront les seuls témoins de ces passages. Ils ont cassé du bois à l’atterrissage, leurs équipages sont aussitôt repartis sur leurs bases balkaniques.

Pour le général Wavell, convaincu maintenant de l’urgence d’une action au Levant, c’est une aubaine. Non que son revirement spectaculaire ait été spontané. Alors que le 17 mai, après le transit des allemands, il offrait sa démission à Londres si on maintenait la décision d’entrer au Levant, le 22, il était acquis à l’urgence de l’opération ! La propagande anglaise, savamment orchestrée, crie sur les ondes que Vichy s’est parjuré, que les allemands ont violé la neutralité du Levant, que les avions allemands y sont restés à des fins inconnues, qu’ils ne sont que l’avant-garde d’une opération plus puissante. En bref, le Caire fait savoir qu’il ne peut tolérer pareil manquement aux promesses faites par le général Dentz.

On discute encore, cependant. Le général Dentz s’explique, mais on ne veut pas le croire. Il affirme qu’il n’y a aucun allemand en dehors des cinq ou six qui font partie de la commission d’armistice, ou des agents secrets, inconnus de lui, au Levant. Il s’offre à prouver sa bonne foi, en acceptant de recevoir des officiers enquêteurs que Wavell enverrait à Beyrouth. Rien n’y fait, le prétexte est trop beau. Enfin allaient pouvoir être effacés ces accords Sykes-Picot qui ont frustré l’Angleterre de sa victoire en 1918.

Et une nuit, les avions anglais basés en Palestine, commencèrent leur ronde infernale, sur Beyrouth, sur les tankers d’essence, sur Alep, sur Rayak… Or ces avions, nous ne les vîmes pas, au large des côtes libanaises, attaquer les Junker allemands, qui, presque à bout d’essence, auraient été une proie facile. Tranquillement, l’ennemi vint se poser sur les terrains, d’où ravitaillé, il repartait aussi tranquillement pour l’Irak. Quelle hécatombe, ils en auraient fait, s’ils avaient avec le même cœur et la même bravoure que par la suite, engagé le combat au large des côtes, au-dessus du territoire du Levant, et même au moment des ravitaillements. Ils avaient pourtant reçu de Londres, dès le 14 mai, l’autorisation d’attaquer partout et même sur le territoire du Levant.

C’aurait été supprimer le casus belli, et cela, ni les anglais ni les gaullistes ne le voulaient !

L’apparition des avions allemands n’a pas seulement catastrophé le général Dentz ; tous les partisans de la politique de stricte neutralité sentent bien que leur thèse va être battue en brèche par les partisans des gaullistes. Ceux-ci triomphent en assurant qu’ils avaient prévu cette félonie et que la radio de Palestine dit la vérité quand elle prétend que des allemands sont restés au Levant. Pour eux, Vichy n’a pas respecté ses engagements ; il faut accepter que les troupes anglo-gaullistes entrent au Levant !

Or, comme pour donner plus de poids à cette position, le 21 mai, le général Dentz apprend que l’un de ses meilleurs officiers, le commandant Collet, le héros de Syrie, celui-là même qui commande les escadrons Tcherkesses, vient de déserter. Il a pris le chemin de la Palestine et de la Transjordanie avec ses escadrons, dans lesquels se trouvent vingt-deux jeunes officiers, qui, récemment arrivés de France, avaient brigué l’honneur de servir dans ces unités au passé prestigieux. Quant aux Tcherkesses eux-mêmes, ces beaux cavaliers ne comprennent rien aux événements. Habitués à obéir, ils sont montés en selle et ont suivi leurs chefs. Beau succès pour l’Intelligence Service. En effet, nos agents en poste aux frontières palestinienne et transjordanienne, en particulier le capitaine Filliet qui monta toute la suite de l’opération, avaient suivi jour par jour, les tractations de ce service anglais avec les représentants de Collet. Malgré les événements de 1940, l’Intelligence Service n’avait pas cessé son action occulte dans les Etats sous mandat. Elle restait très active, omniprésente, et ses agents, mélangés aux autochtones, semaient, de bouche à oreille, tous les slogans servant sa cause.

Pour elle, il importait en ce début de 1941, que les gaullistes, en cette région, ne fussent ni trop nombreux, ni trop puissants. Pour que l’éviction de la France puisse réussir, il fallait que, sans difficulté, l’Angleterre puisse éliminer les quelques français qui seraient encore au Levant, après les événements qu’elle prévoyait.

Son effort s’était porté sur les troupes que commandait Collet. Elle avait appris qu’il était vulnérable, malgré son très beau passé militaire. Négocier son passage dans les rangs anglais en lui faisant miroiter les deux étoiles était facile. Au besoin, on lui dirait qu’il irait se battre contre Rommel.

Ses escadrons évidemment, afin de donner plus d’importance psychologique à cette désertion, devraient partir avec lui.

Et le coup réussit !

Mais le vieux réflexe de la haine de l’anglais, chez ces soldats qui, pendant vingt ans, en avaient subi indirectement les coups, joua à peine la frontière franchie. Ceux qui le purent, firent demi-tour et regagnèrent leurs garnisons, tel l’escadron Peillon. Les autres furent regroupés dans des camps. Puis un jour, sous la menace d’automitrailleuses, ils furent désarmés, suprême injure pour eux, sous le prétexte de percevoir un armement plus moderne.

On les parqua aux environs de Tibériade, mais on se garda bien de s’opposer aux retours clandestins en Syrie.

Ils y étaient du reste fortement pressés par les émissaires qu’ils recevaient de leurs familles. En effet, celles-ci ne pouvaient plus avoir accès aux coopératives militaires, seules ressources pour le ravitaillement en ces temps de disette effroyable. Le SR avait fait changer, comme par hasard, la couleur des cartes donnant droit aux prestations, cartes que le chef de famille devait présenter lui-même.

La faim fait sortir le loup du bois, en l’espèce elle ramena les Tcherkesses.

Ceux-ci rentrés, ils furent reconstitués en escadrons et ils se battirent comme l’on sait.

Naturellement, ils parlèrent, rapportèrent les brimades qu’ils avaient subies, comment on les avait désarmés, les lieux où ils avaient été regroupés par la suite.

Nous pensons que le général Collet n’approuva pas les procédés de l’Intelligence Service. Les soldats avec lesquels il s’était si longtemps couvert de gloire méritaient un autre sort.

La désertion du commandant Collet n’aurait en soi pas plus d’importance que celle d’un baroudeur hors de pair, perte naturellement sensible aux cœurs français, s’il n’avait été l’un des destinataires du « plan de défense » des Etats sous mandat. Certes, par un ultime sentiment d’honneur et de camaraderie, il a bien renvoyé son exemplaire au général Dentz avec, écrit de sa main sur la première page : « Devenu sans objet pour le commandant du groupement Tcherkesse ». Mais il en connaît assez, sa mémoire est assez fidèle pour que l’on puisse craindre que le secret ne soit violé. C’est du reste une crainte qui se justifiera par la suite. Le général Catroux, en effet, écrit dans un article paru dans Le Figaro, « qu’avec Collet sous le pont de Deraa », il regarde, au moment où le soleil balaie de ses rayons avant de se coucher cette Syrie dont Damas est la clef, cette immense plaine, barrée par le Léja, où demain il va engager ses forces contre la misérable armée de Dentz !

L’ex-haut commissaire en Indochine va rechausser les bottes du commandant des forces du Sagho dont la conquête devait se faire, elle aussi, l’arme à la bretelle. Promenade militaire, avait-il promis aux anglais. Hélas !

Quant à Collet, on ne sait si c’est d’avoir attendu trop longtemps la juste récompense de ses hauts faits, ou par sincérité qu’il a porté ce coup de Jarnac à ses frères d’armes. Il aurait, paraît-il, regretté ce qu’on a pu appeler sa trahison. Mais les qualités de ce beau soldat demeurent dans les annales syriennes.

En ce qui concerne les jeunes officiers qu’il entraînait à sa suite en Palestine, ceux-ci ignoraient tout de ce qui les attendait. Ils pensaient – en toute bonne foi, semble-t-il – que Collet mettait sa bravoure et son épée au service des Français Libres pour continuer le combat contre les allemands en Egypte.

Aussi grande fut leur stupeur quand, le 22 mai, certains reçurent dans leurs camps de Transjordanie, la visite du général Catroux, et qu’ils apprirent par lui que, dans peu de jours, ils repartiraient réoccuper les postes syriens qu’ils venaient d’abandonner !

 

 

CHAPITRE VI

 

 

Maintenant il est indispensable, pour la compréhension des événements, d’exposer succinctement ce fameux plan qui va être mis en œuvre du côté des assaillis.

Il est basé sur la défensive sur tous les fronts. En effet, quand il a été conçu, il importait d’être en mesure de répondre à deux éventualités : la menace britannique sur la frontière Sud, Sud-Est et Est ; la menace, improbable pour le moment, mais contre laquelle il fallait cependant se prémunir, sur le front Nord, de la Turquie, aidée ou non des allemands.

A ces deux menaces s’ajoutait celle, venue de la mer, d’un débarquement anglais ou allemand sur les côtes libanaises. Enfin la menace aérienne était présente en tous temps et en tous lieux.

Problème complexe et bien difficile à résoudre pour le général Dentz, avec les maigres troupes dont il dispose. Un avantage pourtant, il pourra manœuvrer sur lignes intérieures et renforcer, vaille que vaille, les points menacés.

Maintenant le voile est déchiré. Mais que fera la Turquie ? Que feront les allemands qui occupent les Balkans, la Grèce et la Crète ?

Depuis plusieurs semaines, le 2e bureau avait alerté le commandement. De nombreux convois militaires sont entrés dans les ports palestiniens : troupes qui ont réussi à échapper à l’action des parachutistes allemands en Crète ? Troupes venant d’Afrique orientale ? Le fait est là. La Palestine paraît devenir une place d’armes où se trament des préparatifs qui pourraient intéresser les Etats sous mandat français.

L’action de l’aviation anglaise renforce les hypothèses du 2e bureau. Quelles raisons auraient les anglais de violer ainsi l’espace aérien du Levant, alors qu’ils ne l’ont pas fait quand les avions allemands le traversaient, de semer de-ci de-là leurs bombes homicides s’ils n’avaient l’intention de passer à l’action terrestre dans un délai plus ou moins rapproché ?

Le général Dentz, inquiet de ces renseignements, adjure le haut commandement du Caire, par l’intermédiaire de l’amiral Godfroy, de ne pas créer l’irréparable. Mais sera-t-il entendu ? Et que sera demain ?

Le plan de défense s’appuie sur les idées tactiques du moment. Le développement des frontières est tel qu’il s’oppose à ce qu’on puisse envisager d’y arrêter l’avance ennemie.

Il prévoit donc que le contact des troupes ennemies sera pris partout où elles se présenteront et gardé. Ce sera la mission de détachements retardateurs : cavaliers à cheval dans le Liban montagneux, blindés légers dans la plaine syrienne.

Ces détachements se replieront jusqu’à une position de résistance, non sans retarder l’avance ennemie en livrant des combats successifs pour ralentir cette progression en forçant ainsi l’ennemi à se déployer, donc à perdre du temps. Puis ils rentreront dans la position de résistance où l’infanterie se sera installée en s’appuyant sur des travaux défensifs solides et déjà préparés.

Cette position court de l’embouchure du Litani, sur la mer, par Marjeyoun et Kissoué, jusqu’au Léja, ce chaos volcanique qui, au Sud de Damas, permet de canaliser l’avance d’un ennemi remontant de la frontière transjordanienne vers le Nord.

Une masse de manœuvre – bien grand mot pour ce qu’elle représente : deux escadrons de chars, quelques unités autochtones – sera stationnée en réserve dans la Békaa.

Les Etats sous mandat sont divisés, depuis longtemps déjà, en plusieurs secteurs, au sens militaire du terme, correspondant aux divisions administratives.

Le territoire du secteur du Liban a, à sa tête, le général Arlabosse. Ce chef, au prestigieux passé marocain, où il a été longtemps le chef d’état-major du général Giraud, a sauvé de la capture, en 1940, sa division, la 11e, la fameuse division de fer de la guerre 14-18. Son autorité militaire s’étend de la frontière Sud à la route Tripoli – Homs. Sur ce territoire, il est en même temps le délégué, pour le Liban, du haut-commissaire.

La Syrie, beaucoup plus vaste, comprend : le territoire ou secteur Nord-Syrie dont le commandant a son PC à Alep. Il étend son autorité jusqu’au territoire de l’Euphrate, sur lequel il a droit de regard ; le territoire Sud-Syrie, qui groupe l’Anti-Liban, le Hauran, la plaine de Damas. Le commandant réside à Damas. L’enclave du Djebel Druze dépend de sa juridiction, mais elle a, à sa tête, un commandant de territoire, délégué militaire du haut-commissaire, avec lequel il communique directement. Cette mesure est indispensable pour sauvegarder le particularisme farouche des druzes, restés profondément hostiles au gouvernement de Damas. Le commandement du secteur Sud-Syrie étend sa juridiction jusqu’à Abou Kamal sur l’Euphrate. La limite entre les secteurs Nord-Syrie et Sud-Syrie est constitué virtuellement par la piste Homs – Palmyre – Abou Kamal que longe, en gros, le pipe-line qui draine, de Mossoul, les pétroles vers la Méditerranée, jusqu’à Tripoli.

Les commandants de territoires disposent organiquement des troupes stationnées sur leur territoire.

Le plan de défense a été mis en vigueur au début de l’année 1941. Il tenait compte des effectifs alors existants. Dans ce domaine, sa conception répond à ces impératifs. Mais cette conception n’est-elle pas par trop simpliste pour permettre de faire face aux manœuvres de l’ennemi ? Car, depuis 1939, il a certainement modifié ses procédés tactiques. Le plan exclut, en effet, toute idée de manœuvre mobile, de défense élastique. On retarde l’ennemi partout où il se présente, on l’arrête sur une position linéaire et, croit-on, bien choisie, organisée à l’avance. Mais cette position linéaire, exagérément étendue, car on a conservé la notion périmée de front, est faible partout.

Aucune variante valable n’est prévue. Le plan est rigide dans sa conception. Il abandonne délibérément à l’ennemi, des points forts, car situés en avant de la position choisie, et où la résistance aurait été payante. Il oublie la notion du môle d’accrochage, pour satisfaire à celle de l’alignement. Tout cela enlèvera aux exécutants tout esprit d’initiative. Et si la position de résistance, qu’il serait plus logique d’appeler la ligne de résistance, est menacée ou enfoncée, l’exécutant criera au secours, et il faudra bien venir à son aide.

Et cela arrivera journellement, quand l’ennemi aura pris le contact de la position et découvert ses points faibles. Il faudra user de subterfuges, enlever ici pour boucher un trou là, au risque de voir le trou se recreuser à l’endroit où l’on aura prélevé la veille. En bref ce sera la guerre des bataillons, « des bouchons », comme l’a appelée l’un des exécutants. Mais ces bouchons, ces bataillons s’useront en marches et contremarches, seront décimés par l’ennemi, par la fatigue ; sans espoir. On gaspillera ces splendides unités, animées d’un esprit combatif des plus hauts. Elles se feront détruire avec un courage magnifique, mais en vain.

Certes, il n’était pas question pour le général Dentz d’obtenir la victoire. Toutefois, que d’occasions ont été perdues de voir les anglo-gaullistes repartir vers le Sud, après certaines opérations payantes et qui avaient mis à mal leur moral. Mais l’étincelle n’a pas jailli qui, d’une attitude par trop défensive, aurait pu transformer nos unités repartant à l’assaut, en soldats victorieux.

Le haut commandement comprendra vite les erreurs du plan. Il tentera d’y parer au mieux, mais, avec des troupes usées en combats sporadiques, il ne pourra jamais imposer à l’ennemi sa volonté.

De nombreux officiers ont fait alors et depuis au général Dentz le reproche d’avoir accepté, sans remaniements, le plan élaboré à la fin de 1940 par son prédécesseur, le général Fougères.

Ce plan avait alors, comme toile de fond, les accords Mittelhauser – Wavell. Ils garantissaient, de part et d’autre, la neutralité des Etats sous mandat français.

Douter de la parole du général anglais ne venait à l’idée de personne ; et si malgré tout il fallait qu’il y eût un plan, celui-ci ne pouvait être que défensif.

Certains objecteront qu’il ne fallait alors rien prévoir en dehors d’un plan de maintien de l’ordre. Quel est le chef, digne de ce nom, qui agirait ainsi ? Au surplus Mers el-Kébir et Dakar n’étaient-ils pas suffisants pour amener le commandement du Levant à prendre ses précautions contre une violation possible de la parole donnée et des accords signés.

Quand, à la fin d’avril, les renseignements affluèrent, laissant présager un retournement possible de l’attitude anglaise, mais surtout après le passage des avions allemands et les attaques quotidiennes de la RAF, il était encore temps de modifier les prévisions du plan.

L’action la plus audacieuse aurait été de lancer des pointes offensives profondes contre les rassemblements ennemis de Palestine et de Transjordanie et de les devancer ainsi dans leurs préparatifs d’attaque[4].

Mais c’aurait été se mettre en contradiction avec toute la politique suivie par le général Dentz et le gouvernement de Vichy.

En accord avec celui-ci, Dentz assurait le Caire de sa stricte neutralité. Il ne pouvait se déjuger. Il affirmait cependant qu’il répondrait à la force par la force.

Son attitude strictement défensive écartait à l’avance tout prétexte anglais à intervention. Elle répugnait pourtant à son tempérament d’alsacien, il l’a dit et il l’a écrit. Mais comment faire autrement, lié qu’il était par des impératifs qui s’opposaient à l’offensive : l’accord de neutralité qu’il devait respecter, comme le prescrivait son gouvernement (pas d’actes de guerre contre l’Angleterre), les mouvements d’opinion tant dans les milieux militaires que dans les milieux autochtones qu’il sentait hostiles à toute action agressive contre les voisins du Sud. S’il avait agi autrement, aurait-il été suivi même par ses troupes ? Et son action n’aurait-elle pas déclenché des actes de rébellion dans la population sensibilisée par la propagande aussi bien anglaise qu’allemande ?

La décision à prendre, en l’absence de directives politiques de Vichy, était lourde de conséquences.

Le général Dentz le savait.

S’il ne résistait pas à l’entrée des forces anglo-gaullistes au Levant, il savait ce qu’en penserait l’occupant et les représailles qui s’abattraient sur la France.

S’il résistait, comme il l’avait dit et redit au commandement anglais, il forçait celui-ci à s’engager à fond, une défaite pour lui n’étant pas admissible. Et tôt ou tard, Dentz serait acculé à traiter.

Mais l’honneur commandait ; il fut le plus fort et galvanisa le moral des troupes.

Le passage des avions allemands donna aux anglais le prétexte qu’ils cherchaient. Invoquant cette avant-garde nazie amenée par les airs, il leur fut facile d’orchestrer une campagne psychologique allant jusqu’à prétendre que les troupes de Dentz étaient prisonnières des allemands et qu’il importait d’aller les délivrer.

Pour le soldat du rang ce prétexte mensonger ne pouvait que stimuler sa bravoure. En face de lui il trouverait le germain contre lequel il était impatient de se mesurer. Mais pour ceux qui savaient qu’il n’y aurait que des soldats français, quel remords !

Telles sont les conditions tactiques et psychologiques dans lesquelles il va falloir conduire cette campagne.

Toutes les inquiétudes, quant au moral du soldat, seront vaines. Partout il se battra avec autant de courage et de ferveur que s’il avait eu à combattre l’allemand. Les contre-vérités, paraissant dans les feuilles gaullistes, et qui auront, hélas, à Beyrouth, des échos, prétendant que les troupes de Dentz reçoivent les gaullistes et leurs alliés en libérateurs et se joignent à eux, seront démenties par les faits.

Les anglais et les gaullistes pénétraient au Levant en ennemis ; on les recevait en ennemis. Bien plus, certains officiers, réputés gaullistes, se battront comme des lions. Ils payeront parfois de leur vie leur attachement à leur honneur militaire, à leur drapeau. D’autres rejoindront les rangs gaullistes, mais après seulement que l’armistice aura été signé, conservant intacte vis-à-vis de leurs camarades, cette noblesse du combat. Témoin ce capitaine de l’état-major du Liban, qui optera pour les gaullistes après l’armistice, et terminera sa carrière avec quatre étoiles. D’autres seront convertis, et devant l’attitude de leurs vainqueurs, ils décideront de rester avec leurs camarades de misère. D’autres enfin se convertiront sur le champ de bataille. N’est-ce pas ce que fit ce jeune sous-lieutenant, parti avec Collet, et qu’une chute de cheval malencontreuse força, à son grand regret, à rester en terre française, désespéré. Ramassé, mal en point sur le terrain, interné au fort Gouabé de Damas, il prendra le commandement de la défense, quand les hindous en feront l’assaut. Il faudra user de ruses de Sioux pour le soustraire à la vindicte des gaullistes, et le rapatrier en métropole.

Tristesses des guerres fratricides. Elles creusent dans les deux camps des fossés si profonds que même les liens familiaux sont rompus. Bassesse d’une politique aveugle dont les répercussions se font encore sentir de nos jours. Le vainqueur se serait grandi s’il avait accordé le pardon de ce qu’il considérait alors comme une trahison. Les faits, connus maintenant, sont suffisamment éloquents pour prouver que ce n’est pas trahir que d’obéir aux ordres, que de respecter la parole donnée, celle-là même que l’Angleterre avait donnée à Vichy, concernant son Empire ; la France devait défendre ses territoires contre toute agression d’où qu’elle vînt.

 

 

CHAPITRE VII

 

 

Dans les hypothèses qu’avaient faites les officiers d’état-major pour l’élaboration du plan de défense du Levant, l’une d’elles prévoyait bien que l’ennemi pourrait venir d’Egypte via la Palestine.

Dans le champ clos que représentaient alors les Etats du Levant, les frontières terrestres et la frontière maritime étaient vulnérables. La frontière Nord, dont les turcs pouvaient à tout moment déboucher. La frontière Sud-Est, certes moins vulnérable, puisqu’elle jouxtait les Etats sous domination anglaise. La frontière Sud libano-syrienne, flanquée à l’Est par le fief druze et dont les transjordaniens et les anglais en Palestine surveillaient les contours. La frontière maritime enfin, défendue par le large et d’où ne pouvait venir qu’une armada aérienne protégeant des transports maritimes.

Le point le plus sensible paraissait être la frontière turque, cette puissance pouvant rompre une neutralité très fragile. C’était vers cette frontière que s’était porté l’effort du renseignement en 1940, car, après la défaite de la France, tout pouvait faire craindre que la proie ne fût trop tentante pour les anciens suzerains du Levant.

Et pourtant, ce fut de notre alliée que nous vinrent les coups. Ce fut la Grande-Bretagne qui attaqua les français dont la présence au Levant était pourtant la meilleure sauvegarde. C’est un amiral anglais qui, faisant la synthèse de tous les coups portés à la France depuis le 25 juin 1940 par l’Angleterre, écrit : « Nous aurions mieux fait de laisser les français tranquilles, pour nous consacrer à notre véritable tâche : combattre l’ennemi ». C’est, en peu de mots, faire le procès de cette politique d’agression qui causa tant de mal à la France. C’est un anglais aussi qui vient d’écrire « que si un pavillon fut éclaboussé pendant ces heures atroces, ce ne fut pas celui de la France ». La vérité, lentement, se fait jour, fraye sa voie au milieu des calomnies dont furent abreuvés les français qui souffraient sous la botte, et trop souvent – hélas – par le fait d’autres français.

On a prétendu – faussement du reste, et les faits l’ont amplement prouvé ultérieurement – que si les anglo-gaullistes avaient envahi le Levant, c’était pour y devancer les allemands qui y avaient déjà une avant-garde aérienne. C’est oublier un peu vite que si les allemands avaient entrepris l’opération Balkans, c’était pour sauver les italiens d’une défaite certaine, et que cette opération a obligé Hitler de retarder de plus d’un mois l’entrée en URSS, avec toutes les conséquences qui en furent les suites désastreuses pour le Reich. L’Irak, pour Hitler, n’était qu’une diversion de prestige, elle ne devait pas avoir de suite. Cette révolte était vouée à l’échec, et le maître du Reich ne se faisait sur cette question, aucune illusion. Cette avant-garde, et il n’est pas inutile de le rappeler, ce ne furent que les 79 avions qui firent escale au Levant. Jamais, ni à ce moment, ni plus tard, les allemands n’envisagèrent d’occuper militairement les Etats sous mandat. Car traverser un détroit de 15 kilomètres (Gibraltar) est une opération relativement facile, surtout quand on dispose sur les deux rivages de toutes les facilités possibles. Mais autre chose est de faire franchir les quelque 800 kilomètres séparant la Crète de la côte libanaise à une flottille de débarquement qui, au surplus, obligée de défiler au large des côtes égyptiennes – en admettant qu’elle parte de Crète – aurait sans nul doute été prise en chasse par les forces anglaises. Il faut ajouter qu’elle aurait été reçue sur les côtes libanaises, comme le furent les anglais aux frontières terrestres par les français du Levant. Quant à une action de transport aérien, elle aurait été facilement vulnérable à la RAF.

Cet argument ne tient pas, et on doit chercher ailleurs les causes de cette attaque.

Dès la fin de l’hiver, le général Catroux avait commencé à concentrer, en Palestine, des unités des Forces Françaises Libres. « Le général de Gaulle a donné dans ses Mémoires, les motifs qui l’ont amené à agir dans ces régions. « Il veut être de la partie essentielle qui s’y joue, se trouver présent aux batailles dont le canal de Suez sera l’enjeu, étendre l’autorité de la France Libre à Damas et à Beyrouth ». Il y est également attiré par la présence dans les pays sous mandat français de forces, dont il aimerait à grossir les Forces Françaises Libres, toujours très réduites ; aussi se déclare-t-il disposé « à les soumettre au plus tôt ». (En lisant les Mémoires du général de Gaulle, par le général Weygand, page 131).

Le général Catroux expose ses idées au général Wavell. Celui-ci répond brutalement par une fin de non-recevoir. « Non possumus », dit-il. Le général Catroux s’entête. Il se bute dans son idée : « Entrer au Levant ne sera qu’une promenade militaire ». Tous les renseignements d’ambiance, dont il est submergé par ses partisans d’en face, lui indiquent clairement que le moral n’y est pas. Il suffira qu’il se présente à la tête de ses troupes pour que toutes les unités françaises l’acclament. Nouvelle demande au général Wavell, nouveau refus. Alors, il s’adresse à Londres. Le général de Gaulle, après plusieurs entrevues, parvient à convaincre Churchill, qui donne le feu vert. Le drame peut commencer. Nous sommes le 28 avril.

Dans le fond, pour Churchill, c’est une aubaine ! Des français lui apportent eux-mêmes ce qu’il cherche depuis si longtemps, prendre la place de la France au Liban et en Syrie. Il a agi là en bon anglais. Mais qui donc devant l’Histoire porte la responsabilité des combats ?

Quand le général Catroux écrit qu’il marcherait, au besoin, seul avec ses propres forces, sur Damas, il laisse comprendre que pour lui ce ne sera pas la promenade militaire qu’il a promise à Wavell. Il sait bien qu’il lui faudra en découdre avec les troupes de Dentz. Au surplus, il n’ignore plus la détermination des « vichystes » de répondre à la force par la force.

Car à son affirmation – alors qu’il s’adressait aux officiers de Collet, que l’entrée au Levant serait une promenade, toute l’armée de Dentz étant de cœur avec les FFL – l’un des officiers, jeune capitaine, prit la parole pour lui assurer qu’une telle « affirmation » était une erreur. Pour lui, qui n’avait pas hésité à quitter les nombreux amis qu’il comptait dans cette armée, il était sûr qu’ils défendraient, les armes à la main, contre toute agression, le territoire confié à leur honneur de soldat.

 

 

Aussi, quoi que l’on ait pu dire et écrire par la suite, il est contraire à la vérité d’assurer, comme certains le font encore actuellement, que le général Catroux et son chef ne pensaient pas que Dentz et ses soldats se battraient contre eux.

Le général Catroux savait pertinemment qu’il déclenchait une lutte fratricide en entraînant ses troupes sur le territoire syrien.

Rappelons que le 7 juin, à Washington, notre ambassadeur, M. Henri Haye, au cours d’une conférence de presse, soulignait « qu’aucune troupe allemande ne se trouvait en Syrie et que la France prenait soin d’éloigner de ces territoires tout ce qui pourrait donner aux anglais un prétexte d’agression ».

« La France, concluait M. Haye, défendra ses possessions contre toute attaque, mais elle ne prendra jamais, ni sur terre, ni dans les airs ou sur la mer, l’initiative militaire contre la Grande-Bretagne ». (Les journaux de l’époque du samedi 6 et du dimanche 7 juin 1941).

Nul ne pouvait, en conséquence, ignorer, à Londres comme au Caire, les ordres qui avaient été donnés au général Dentz.

Le général Dentz, au surplus, ne cessait chaque jour, de supplier – le mot n’est pas trop fort – le commandement anglais du Caire, de ne rien entreprendre d’irréparable contre le Levant qui serait défendu par les armes.

Les anglais passèrent outre à ces exhortations. Il leur fallait conquérir par la force ce que depuis vingt ans, ils convoitaient.

 

 

 

DEUXIEME PARTIE

 

Les combats – Leurs conclusions

 

Leurs conséquences

 

 

CHAPITRE VIII

 

 

Et le mois de juin commence, et quel radieux mois de juin fut, au Levant, celui de 1941.

Après les pluies habituelles de la fin de l’hiver, la campagne reverdit, s’épanouit dans toute sa luxuriance. L’air embaume des mille senteurs des fleurs qui montent à l’assaut des collines. Elles envahissent les jardins, mêlant dans une palette irréelle leurs vives couleurs. La nuit est claire, comme toujours là-bas en cette période de l’année. Au ciel, un poudroiement d’étoiles. Tout est calme, serein, majestueux. Dans les lointains, la mer frange d’écume la côte libanaise, tandis qu’en Syrie, les jardins murmurent au friselis du vent qui caresse les palmes.

Mais cette quiétude pourrait ressembler au calme qui précède l’orage, quand la campagne, toute bruissante de mille bruits, soudain se tait, en attente de la tourmente qui va la ravager et qu’une sorte de prescience lui fait craindre. Voilà que le vent, d’un seul bond, se déchaîne, tordant les arbres, arrachant feuilles et branches, couchant les fleurs. Au ciel, les nuages s’amoncellent, un éclair strie l’azur, et l’orage éclate à grand renfort de grondements et de longs échos.

Car dans tous les cœurs, la hantise du rôdeur nocturne est présente. Vienne la nuit, et ses ronronnements commencent, ponctués bientôt d’explosions. Bombes qui tuent, bombes qui détruisent, bombes qui sèment la mort et la misère, présages qui ne trompent pas de prochain orage qui va embraser ces plaines et ces monts.

Et le 8 juin, au lever du jour, c’est le calme. La frontière Sud est en feu. La guerre, la guerre fratricide, a fait son entrée dans l’Histoire.

 

 

« Sommes attaqués sur le front Nakoura – Marjeyoun – Deraa – Sud du Djebel Druze. Automitrailleuses et infanterie portées au contact de nos postes. Combat se poursuit ».

Tel est le texte du télégramme qui a appris à la France et au monde, le 8 juin 1941, que les Etats sous mandat français du Levant étaient aux prises avec les forces armées de nos alliés d’hier, renforcées – hélas – de Français Libres, entraînés malgré leur serment et parfois malgré eux dans cette guerre fratricide.

Cette guerre de Syrie, comme on l’a appelée improprement, durera plus d’un mois. Rude campagne au cours de laquelle tant de sang innocent sera versé inutilement. Elle a creusé, entre les antagonistes, ce fossé profond de la haine, de la rancune, de souvenirs des jours qu’un soldat voudrait n’avoir jamais vécus.

Le général Dentz n’ignore pas qu’il est, et sera réduit à ses propres forces, sans espoir de secours. Un mois d’agonie qui vit tant de hauts faits, tant d’abnégation, un tel esprit de sacrifice, qu’on ne peut qu’admirer en silence ceux pour qui l’honneur militaire fut le plus fort des sentiments.

Dans les portes, les Assès[5] veillent. Ils veillent, car depuis plusieurs jours les unités sont en alerte. Les mouvements insolites en Palestine, les raids aériens qui ont déjà fait trop de victimes, ont prouvé au commandement qu’il fallait se méfier, et le plan de protection a été mis en jeu.

Des troupes du territoire Nord-Syrie ont été rapprochées de Damas, des regroupements ont pu être réalisés. Les vingt bataillons, les trois régiments de cavalerie, les deux régiments d’artillerie, qui composent les forces du général Dentz, sont à pied d’œuvre, prêts à combattre si l’attaque se déclenche. Le point noir est le manque d’avions. La commission d’armistice a sévi là comme en métropole, et les appareils ont été stockés dans les hangars de façon telle qu’ils sont incapables de voler. Les aviateurs devront faire front avec les cinquante avions qu’on leur a laissés.

Toutes les mesures, prévues au plan, ont donc été prises. Mais nombreux sont ceux qui, dans leur for intérieur, doutent de leur efficacité. Il faudra pourtant en suivre les grandes lignes pour ne pas risquer de changer de cheval au milieu du gué. L’anglais, si Collet a parlé, doit connaître tous les détails du plan. Il attaquera donc, à coup sûr, les points névralgiques. S’il sait où sont nos points forts, il connaît toutes nos faiblesses. L’issue de la lutte, pour les assiégés que sont les soldats de Dentz, ne fait pas de doute, sauf un miracle.

En innombrables petites colonnes, usant des sentiers de montagne, dans lesquels des frontaliers félons les guident à coup sûr, australiens et gaullistes, en silence, gagnent leurs emplacements de départ. Encore un pas, la frontière est franchie, et l’irréparable sera consommé.

Dans cette brume légère et ouatée qui précède le lever du soleil, et qui enrobe la terre comme d’un féérique manteau, ils sont là, tapis dans l’ombre, attendant de se porter en avant pour semer la mort. Ils épient les postes de Dentz dont ils distinguent les sentinelles, mais ils ont progressé dans un tel silence qu’elles n’ont rien décelé.

Au moment où le soleil bondit de derrière les rochers, quand ses rayons obliques, rasant le sol, accentuent encore le contraste des ombres, les français voient se dresser des silhouettes noires qui courent vers eux en brandissant leurs armes. Les moteurs, jusqu’alors endormis, réveillés en sursaut par les démarreurs, emplissent, dans ce matin si calme, l’air de leurs vrombissements. Des avions, venant du Sud, strient le ciel, se pressant vers le Nord pour attaquer tout ce qui ressemble à une unité militaire. Les premières balles écrêtent les murs des postes, des mechtas, les traversent avec un bruit mat, s’écrasent sur les pierres ou ricochent vers le ciel. La poussière des premiers combats remplace bientôt la brume de l’aurore. Dans les garnisons des avant-postes, déjà des blessés et des morts. Quelques obus sont arrivés, trouant le sol, arrachant en un grand souffle les branches des arbres, effondrant les maisons. Le réveil est brutal, effrayant. La guerre est là. Sur tout le front, depuis la mer, où croisent au large des bateaux gris, que l’on distingue maintenant que le jour est levé, jusqu’au Djebel Druze, bien loin, à plus de 160 kilomètres dans l’Est, c’est une succession de flammes qui jaillissent du Sud et qui sèment la mort.

A Nakoura, sur la frontière, près de la mer, la surprise est complète. Dans ce poste, tenu par un peloton de spahis, aux ordres du lieutenant Lalanne, les guetteurs nocturnes n’ont rien vu et rien entendu. Après son quart, à 1 heure, Lalanne s’est étendu sur son lit de camp. La responsabilité de la veille passait à son adjoint, vieil adjudant des troupes d’Afrique. Il est là, fumant sa pipe, écoutant, regardant, épiant les mille bruits de la nuit. Un peu avant le lever du jour, alerté par un bruissement insolite, il prend la tête d’une petite patrouille de trois hommes. Il descend vers les jardins qui longent la frontière. On ne le retrouvera que plus tard, la gorge tranchée. Son corps est allongé, sous une treille, au pied d’un mur. Dans ses yeux, restés ouverts, on lit encore toute la stupeur du guet-apens dont il est la première victime.

Lalanne, confiant, s’est endormi. Qu’est-ce que ces cris, qui en sursaut le réveillent ? « Where are germans ? » Il saute de son lit, court au téléphone, car il a compris. Il appelle Kasmiyé et peut alerter le bataillon qu’il était chargé de renseigner. Puis, le pistolet à la main, il ouvre la porte de sa chambre et tombe foudroyé d’une rafale en plein corps. Le coup de grâce fera éclater le crâne.

« Where are germans ? Where are germans ? » Ce sont les australiens qui affolent les spahis qu’ils ont parqués dans la cour intérieure du poste, et qui ne comprennent rien à ces mots d’une langue inconnue d’eux. Un jeune sous-officier français, crânement, leur crie : « Des allemands ! On n’en a jamais vu ici ». Et il tombe à son tour, tiré à bout portant par un grand diable d’australien.

Le plan prévoit le repli des postes avancés sur la position de résistance, dès qu’ils auront rempli leur mission d’alerte. Mais ce repli, ils doivent l’exécuter en s’opposant à l’ennemi afin de retarder au maximum la prise de contact des unités qui s’installent en toute hâte sur la position. Elles en parachèvent l’organisation défensive, tentant d’en augmenter la valeur.

Mais, au Liban en particulier, la surprise a été complète, totale. Si les comptes rendus sont bien partis vers l’arrière, si le commandement a su que l’attaque était déclenchée, nos spahis ont trop de mal à se replier par les sentiers de chèvres de la montagne, pour pouvoir leur demander d’infliger à l’ennemi des coups qui, même légers, auraient fait gagner du temps.

L’action ennemie, alliant la brutalité à la surprise, a rompu les liens tactiques, et l’action retardatrice est illusoire.

Certes, de-ci de-là, on aperçoit de petites colonnes de cavaliers qui, l’arme sur le kerbous, se replient en ordre jusqu’à la prochaine coupure où ils essaieront de faire tête. Ils emportent avec eux leurs morts – les premiers morts – ficelés sur les mulets de bât. Les têtes douloureuses brinquebalent au rythme saccadé des bêtes trop chargées. Les chefs essaient de rallier leurs troupes, mais bientôt ils s’avèrent impuissants à devancer l’ennemi, trahis qu’ils sont par les populations autochtones, en majorité chrétiennes, hélas ! Elles indiquent aux cruisers[6], filant sur les routes, les pistes praticables à leur matériel, leur permettant de couper la retraite aux spahis désemparés.

En Syrie, où le terrain est plus favorable, c’est aux cavaliers motorisés que se heurte l’ennemi. Mais nos pauvres blindés ne sont que poussière dans ces immenses étendues, et bientôt, les garnisons de Deraa, Ezraa, Cheikh-Meskine, Kuneitra sont assiégées.

A Marjeyoun, village frontière qui domine la plaine palestinienne du Houlé, comme s’il était la proue de la défense française, la lutte est sauvage. Bien retranchés dans leurs positions qu’ils ont organisées depuis longtemps déjà, les tirailleurs du colonel Albord repoussent tous les assauts, non sans faire subir à l’ennemi de lourdes pertes. C’est là qu’il y a quelques jours, les guetteurs ont aperçu, brillant au soleil, les feuilles de chêne du képi d’un général français. Entouré d’officiers australiens, il reconnaissait les défenses qu’allaient lui opposer ses frères d’armes ! Vers le Nord-Ouest, le château de Beaufort, sentinelle barrant la vieille piste qui, du Houlé, mène à Saïda, perché au-dessus de la vallée du Litani, restes grandioses de l’œuvre des Croisés, n’a qu’une garnison de quelques hommes. L’ennemi pénètre dans les ruines, en chasse la poignée de défenseurs, et c’est la piste de Nabatiyeh ouverte. Marjeyoun, maintenant, est menacé par l’Ouest et peut-être tourné.

Le général Dentz mesure la gravité de la situation. Il fait le compte de ses forces. Il en défalque les premières pertes et son bilan est déplorable. Il est exclu d’escompter des secours de la France lointaine. Même si elles pouvaient franchir sans accrocs la distance qui sépare les Etats du Levant de la métropole et de l’Afrique du Nord, ces unités risqueraient de ne pouvoir arriver à temps. Le Levant est réduit à ses propres forces. C’est avec elles qu’il faut mener la lutte, tenir, tenir jusqu’à la mort, jusqu’au moment où toutes les ressources en vies humaines, en matériel étant épuisées, on pourra, ayant sauvé l’honneur, demander la fin des combats.

Au soir du 8 juin, à l’état-major des troupes du Levant, grande est l’anxiété de tous. Le plan a joué et ses résultats sont encore plus médiocres que ceux que les plus pessimistes avaient pronostiqués. L’ennemi a partout submergé les avant-postes, partout il a progressé dangereusement et beaucoup plus vite qu’on ne le pouvait craindre.

Il faut maintenant appliquer les modalités de la deuxième phase, celle qui doit conduire les unités à se battre à mort pour la position de résistance. La ligne de contact en sera raccourcie. Ce raccourcissement permettra de faire des économies d’effectifs. On pourra ainsi donner de la profondeur au dispositif. Les relèves seront possibles, et surtout on pourra se ménager des réserves qui, actuellement, font cruellement défaut.

Dans les premières heures de la nuit, ordre est donné à toutes les unités d’occuper leurs emplacements prévus sur la position de résistance. Celles, déjà en place, amélioreront les organisations défensives en cours. Il faut creuser la terre, créer des emplacements de combat à l’abri non seulement des feux des armes à tir tendu, mais encore des obus et des bombes d’avion. Les plans de feux seront vérifiés, remaniés, des barbelés seront posés qui devront être flanqués par les trajectoires des armes automatiques. Ces travaux sont entrepris en toute hâte, alors que l’ennemi progresse de toute la vitesse de ses moteurs.

Les unités au contact de l’ennemi devront profiter de la nuit pour décrocher. C’est ainsi que Deraa, Ezraa, Cheikh-Meskine, Kuneitra, qui, toute la journée, ont arrêté l’envahisseur, seront abandonnées par leurs garnisons. Il est temps, du reste, car, contournant les obstacles qui s’opposent à leur progression, les blindés et les camions ennemis filent par la plaine, vers le Nord, vers Damas.

 

 

Au Liban, le repli de nos avant-postes a été difficile, comme nous l’avons vu. La journée a été très pénible. L’ennemi, progressant par la grande route de la côte, a poussé à toute vitesse jusqu’à Tyr. Ce port est occupé par les australiens vers 10 heures. Dans la montagne, on se bat encore au coucher du soleil, autour de Bent-Jbeil. La perte de ce village va livrer à l’ennemi la route qui descend vers Tyr. Il possédera ainsi une rocade qui va lui permettre d’alimenter facilement la bataille qu’il prévoit devoir être dure pour le franchissement du Litani.

Dans cette région, en effet, la position de résistance suit la rive droite du Litani, et l’ennemi ne l’ignore pas. Ce fleuve se jette dans la mer à Kasmiyé. Le Nahr s’échappe de la Békaa par une gorge étroite qu’il a creusée dans la montagne. Elle le domine de ses 719 mètres de rochers abrupts sur lesquels trône le château de Beaufort. Après s’être faufilé entre les parois vertigineuses qui l’étreignent, il se heurte bientôt aux contreforts du Jabal Amel, qui l’obligent à incurver à angle droit son cours vers l’Ouest. Il gagne ainsi la plaine où il s’assagit. Au printemps en effet, gonflé par les pluies, il sort en grondant de sa prison montagnarde et creuse son lit dans un sol rocailleux, dont il arrache toutes les terres. Aussi ses rives présentent-elles parfois l’aspect de véritables murailles, mais des failles par place en facilitent le franchissement.

A Kasmiyé, le bataillon de tirailleurs du commandant Le Corné, encastré dans les positions qu’il a aménagées de longue date, barre la route côtière. Son flanc droit appuyé à la mer, le commandant Le Corné a constitué un centre de résistance cerclé. Tel qu’il est, il constitue un obstacle solide contre qui veut s’ouvrir la route, mais son périmètre n’est pas assez grand pour éviter tout débordement par l’Est.

Vers 16 heures, un détachement blindé ennemi, progressant par la route où rien ne s’oppose à sa progression, a pris le contact des défenses extérieures de Le Corné. Il est soutenu dans cette action par les tirs de la flotte qui, du large, arrose de ses canons Kasmiyé. Première manifestation de la tactique que les anglais vont employer pour faire sauter toutes les résistances de la côte.

Le commandant Le Corné, ancien des tirailleurs, officier alerte et plein de flamme, a su galvaniser ses hommes. Il sent, à la brutalité des premiers contacts, que la bataille sera dure, très dure, mais il sait aussi que de son issue dépend le sort du Liban tout entier. Si la position saute, c’est toute la route côtière livrée à l’ennemi, c’est Saïda prise, c’est Beyrouth menacé. Aussi adjure-t-il ses tirailleurs de faire leur devoir, tout leur devoir. Et ils le feront. Ils mourront sur place, comme ils surent le faire tant de fois au cours de notre histoire militaire. Comme ils le feront plus tard, en Afrique, en Italie, en France pour libérer leur patrie, comme ils le feront aussi en Asie et en Algérie.

Pendant deux jours ils se battront, deux longs jours d’angoisse et de petite mort. Trois fois, l’ennemi a donné l’assaut, trois fois il a été repoussé. Les cadavres des australiens, braves eux aussi et acharnés, parsèment les pentes qui montent vers Kasmiyé. Mais les forces humaines ont des limites et la flotte ennemie ne cesse son œuvre de mort. Comme à l’exercice, impunément, ses marins, rapprochés de la côte, observent à vue les résultats de leurs tirs. Les gros obus de marine arrivent en sifflant, traversent les murs, déchiquettent les arbres, couchent les bananiers et éclatent en un geyser de feu, fauchant tout alentour.

Le Corné appelle Beyrouth à l’aide. Ses effectifs, de même que ceux de l’ennemi, ont fondu comme neige au soleil. Les morts sont nombreux, les blessés encore plus, qui, entassés dans les abris, subissent quand même les tirs de la flotte. Et puis l’eau, source de toute vie, surtout en ces pays de soleil torride, commence à manquer.

Beyrouth entend l’appel désespéré de Kasmiyé. Le lieutenant-colonel Bocquillon est chargé d’aller secourir Kasmiyé. Mais une seule route est possible s’il veut arriver à temps avec ses unités, la route côtière. La reconnaissance aérienne ennemie le découvre, alerte la flotte qui trouve la proie trop belle pour ne pas y appliquer tous ses feux. Les camions, un à un, visés comme au pas du tir sont touchés. Les uns sont la proie des flammes ; d’autres, désemparés, versent dans les fossés. Les hommes sautent comme ils peuvent et courent se mettre à l’abri derrière les rochers qui, heureusement, ne manquent pas. La colonne Bocquillon n’atteindra jamais Kasmiyé.

Au cours de la nuit du 10 au 11, la situation s’est aggravée, et l’ennemi, enragé par la résistance de ces maudits tirailleurs, veut en finir. Maître de la mer, il prépare et réussit sans peine un débarquement à el-Konor, petite crique au Nord de Kasmiyé.

Vers 9 heures, trop tard hélas, car le débarquement est terminé, apparaissent, venant du Nord, deux contre-torpilleurs français que l’amiral Gouton a fait partir de toute urgence de Beyrouth, avant le lever du jour, au reçu des nouvelles du Litani.

Le Guépard et le Valmy ouvrent aussitôt le feu sur des rassemblements d’engins blindés motorisés au Sud du Litani. Les canons britanniques répondent de la terre, ils tirent trop court. Mais se profilent bientôt vers le Sud, les mâtures des navires ennemis. Nos contre-torpilleurs, après avoir tiré un peu plus de soixante coups de canon sur les objectifs terrestres font demi-tour. Engager un combat inégal et au surplus sans profit pour les troupes à terre avec la flotte de Sa Majesté britannique paraît pour le moment inutile.

L’ennemi va ainsi prendre à revers les défenseurs de Kasmiyé. Sévèrement accrochés au Sud par les blindés qu’appuieront les fantassins portés, ils seront bien obligés de céder, vu l’impossibilité dans laquelle ils seront de se battre sur deux fronts. La flotte, pendant tout le temps que dureront les préparatifs de mise en place, continuera ses tirs qui en même temps masqueront les bruits des moteurs.

Au matin du troisième jour d’une résistance désespérée, le 11 juin, Le Corné, au courant par ses guetteurs de tous les indices d’attaque, sent que la fin est proche. Le bombardement de la flotte redouble. Dans les fonds du Litani cela « grouille ». Bientôt ce sera l’assaut. Mais par la route de Saïda, dans son dos, quelles sont ces unités qui arrivent ? Sont-ce enfin les renforts promis par Beyrouth, et qu’on lui a dit être en route ? Hélas ! Il lui faut déchanter. Ces troupes qui dévalent, déployées, vers Kasmiyé, ce sont les australiens mis à terre à el-Konor par la flotte ennemie, au cours de la nuit. Le Corné un moment désespère. Mais ses dispositions sont bien vite prises. Son centre de résistance a été organisé pour faire face sur tous les côtés. Il avait déjà prélevé une compagnie sur sa face Nord ; qu’à cela ne tienne, et la compagnie rejoint ses emplacements initiaux.

Vers midi, alors que le soleil implacable cloue au sol les plus résistants, la préparation d’artillerie ennemie se déclenche. Les pièces sont en batterie dans les collines au Sud de la vallée du Litani. Elles tirent sans crainte sur les positions françaises, car elles sont hors de portée des mortiers. Et presque aussitôt, émergeant de la vallée, l’infanterie australienne, accompagnée de ses blindés, monte à l’assaut du centre de résistance.

« Tirez, mais tirez donc ! ».

Pourquoi ce silence ? Le Corné ne peut croire que tous ses hommes soient morts. Que se passe-t-il donc ? A la jumelle, alors, il voit ! Il comprend, avec horreur, la ruse qui muselle ses armes. Ce sont des soldats français. Peut-être des prisonniers des premiers combats ? Mais sont-ce bien des prisonniers ? Qui alors pouvait le savoir, car des FFL peuvent se trouver dans les parages ? Les australiens, derrière ce bouclier vivant, progressent tranquillement, l’arme à la bretelle. Ils gagnent du terrain, omettant de prendre les précautions habituelles du combat.

Ils se doutent bien que la garnison, tout au moins ce qui en reste, dans son incertitude ne tirera pas. Les voilà aux barbelés ; ils les cisaillent, les franchissent et submergent en un rien de temps la première ligne de défense. Les tirailleurs, médusés, posent leurs armes et se rendent. Les points d’appui, l’un après l’autre, tombent aux mains de l’ennemi. Une mitrailleuse, bien abritée, lâche une rafale ; une grenade fait taire le téméraire qui a osé tirer. Voilà maintenant les grands chapeaux à proximité du PC de Le Corné. Lui, impassible, crispé, ne peut croire que les amis d’hier aient employé une ruse jusqu’alors apanage des Teutons. Un officier australien se présente. Le Corné, en larmes, est son prisonnier avec le peu d’hommes qui restent encore autour de lui[7]. Il va partir maintenant pour la Palestine où il retrouvera les premiers soldats de Dentz que l’ennemi a enfermés derrière les barbelés.

Kasmiyé n’est plus que ruines et cendres. Le vainqueur ne s’attarde pas sur les lieux de son forfait. D’autres tâches l’attendent, plus au Nord, maintenant que la route de Saïda est ouverte. Triste victoire dont par la suite, les auteurs n’oseront pas se vanter. Il y en eut un, pourtant, pour avouer que cette ruse, consistant à mettre des soldats en uniforme français sans armes au milieu des australiens, leur avait été soufflée par un récent déserteur du bataillon !…

 

 

Pendant que sur la côte ce drame se jouait, dans la plaine syrienne l’ennemi a intensifié son effort. Il a occupé, sans mal, puisque nous les avions abandonnés, les villages qui, à l’Ouest du Djebel Druze et du Léjà, permettaient de contrôler et même d’interdire les débouchés de Palestine et de Transjordanie dont les deux routes convergent vers Damas. Ezraa, Deraa, Cheikh-Meskine, Kuneitra ont été abandonnés par leurs garnisons au cours de la nuit du 8 au 9 juin. Les automitrailleuses de la cavalerie ont masqué, par leurs mouvements et surtout par le bruit de leurs moteurs, le ronflement des camions ramenant, vers le Nord, ces bataillons qui vont maintenant s’encastrer, à leurs emplacements, dans la position de résistance, sur les collines de Kissoué.

A Marjeyoun, nœud de toute la défense du Levant – et l’ennemi le sait – la lutte est âpre et meurtrière. Ecrasé sous un bombardement des plus intenses, le village n’est plus qu’un amas de ruines. Conformément aux ordres qu’il a reçus, et sans doute même un peu avant, le colonel Albord a reporté la défense à quelques kilomètres au Nord. Elle y sera plus économique. Appuyée à l’Est à l’Anti-Liban, à l’Ouest aux pentes qui surplombent le cours même du Litani, elle donnera au colonel Albord la possibilité de battre les débouchés Nord du plateau de Marjeyoun. Mais il a fallu sacrifier, comme on l’a fait du château de Beaufort, l’antique citadelle de Khiam. Perchée sur son rocher, elle domine la route qui, de Kuneitra, monte, par Banias, vers Marjeyoun. Une patrouille australienne, payant d’audace, s’en est emparée, chassant, sans mal du reste, la petite garnison forte de quelques hommes.

L’importance de Marjeyoun n’est pas à démontrer. Si l’ennemi s’empare de cette position, il aura à sa disposition la rocade Saïda – Cheikh-Meskine par laquelle il pourra modifier l’équilibre de ses forces. C’est aussi la haute vallée du Litani et la route de la Békaa ouvertes. L’ennemi dans la Békaa, ce sont nos communications directes de Beyrouth à Damas menacées, si ce n’est coupées. C’est enfin Beyrouth tournée par l’Est. En fait, c’est la fin de toute résistance utile.

Il faut donc à tout prix que Marjeyoun tienne. C’est le pivot de toute la défense du front, et le général Dentz ne cache pas son regret de n’en avoir pas fait, à l’avance, un centre de résistance imprenable. Mais il a dans le colonel Albord une entière confiance. Il connaît ses qualités manœuvrières, son acharnement, sa volonté tenace, son patriotisme. Il tiendra.

Quoi qu’il en soit, il s’agit maintenant de réparer, de colmater. Le colonel Albord va être renforcé. Il raccourcira son front pour lui donner plus de profondeur. Au besoin, il se repliera encore de quelques kilomètres.

Un bataillon de Légion est mis en route sur Marjeyoun. Tirailleurs et légionnaires ont de tout temps fait, au combat, du bon travail. Nous les verrons à l’œuvre.

A l’aube du troisième jour de la campagne, la situation n’est pas brillante.

Au Liban, l’ennemi a franchi le Litani. Par la route côtière, il pousse vers le Nord. Dans la montagne, le groupe d’escadrons de spahis algériens du Levant, aux ordres des chefs d’escadrons de Bodman et de Quatre-Barbes, se remet avec peine de sa pénible retraite.

Peut-on appeler, en effet, action retardatrice, cette course effrénée dans la montagne, pour tenter de devancer les cruisers australiens ? Guidés par les populations chrétiennes, hostiles aux français, les australiens se trouvaient toujours en avance sur eux. Il fallait alors repartir pour éviter d’engager le combat dans des conditions défavorables.

L’empressement et la servilité de ces chrétiens qui, hier encore, n’étaient que sourires et courbettes, a écœuré les spahis. Les voilà maintenant sur la position de barrage qui leur a été fixée. Ils doivent, en s’accrochant aux agglomérations de Nabatiyeh et de Zedoine, couvrir vers l’Ouest les positions tenues à Marjeyoun.

Mais les hommes et les chevaux sont fourbus. Les pertes subies s’ajoutent encore à la démoralisation de nos cavaliers. Leurs capacités de résistance sont pratiquement nulles. Un repos et une reprise en main sont indispensables. L’ennemi nous en laissera-t-il le temps ?

 

 

Dans le secteur Sud-Syrie le contact n’a pas encore été repris. Par les deux routes qui montent vers Damas, l’ennemi progresse sagement, prudemment. Nos unités profitent de ce répit pour améliorer les organisations défensives de la position. Celle-ci court sur la rive Sud du Nahr el-Aouej qui, descendant de l’Hermon, arrose Saasaa, Kissoué, Adyié et se perd au Sud d’Hijoué dans la Guelta, après avoir reçu les eaux du Barada.

Entre les deux routes Kuneitra – Damas et Cheikh-Meskine – Damas, au Sud du Nahr, s’étendent les collines de Kissoué. Leur difficulté relative en fait, à 20 kilomètres au Sud de Damas, le bastion, la redoute avancée de la capitale syrienne. Elles permettent en effet de barrer économiquement les deux routes qui montent du Sud vers Damas. Kissoué, à leur pointe Nord-Est, sur la route de Cheikh-Meskine et à proximité de la voie ferrée, en est le pivot. Il importe de se prémunir contre toute action qui, par l’Est de la voie ferrée, ne rencontrerait que le seul obstacle que constitue le Nahr. Bien faible obstacle cependant, en cette saison.

Les points forts de la position sont donc Saasaa, Kissoué et Hijané qu’il est nécessaire de conserver, car ce village est la porte de la piste qui, par l’Est du Léja, permet d’atteindre le Djebel Druze.

La bataille se prépare. De quoi demain sera-t-il fait ?

 

 

CHAPITRE IX

 

 

Dans la matinée du 11 juin, l’ennemi prend le contact de nos unités au Sud de Damas. Ce ne sont d’abord qu’engagements de patrouilles. Un peu partout le feu s’allume, mais aucune action d’envergure n’est signalée.

Dans la journée, les renseignements se précipitent. Une division de Français Libres, qui serait forte de six bataillons, a relevé depuis Cheikh-Meskine, les troupes anglaises. Cette division est commandée par le général Legentilhomme, ancien commandant supérieur de Djibouti.

Par la liaison avec l’amiral Godfroy à Alexandrie, le général Dentz apprend qu’un certain flottement d’opinion se ferait sentir chez les Français Libres. Le commandant d’un bataillon de Légion aurait refusé d’être parjure à son serment ; nous saurons par la suite qu’il s’agissait du colonel Magrin Verneret[8]. La carrière de ce grand soldat ne se ressentira pas, heureusement, de cette preuve de noblesse et de grandeur d’âme, car il en fallait alors pour oser prendre une telle position. La propagande dira, par la suite, qu’il a regretté d’avoir eu une telle attitude après l’étude du dossier gaulliste sur le Levant !

Collet, qui a pris un commandement, s’appuyant sur sa connaissance approfondie du terrain, tente de traverser le Léja pour tourner par l’Est, nos défenses de Kissoué. Il ne peut atteindre son objectif et est obligé de renoncer et de se rabattre sur la grand-route Deraa – Damas pour occuper Bouaidane.

Vers 15 heures, un bataillon de tirailleurs sénégalais des FFL se porte à l’assaut du Djebel Maani, qui, de ses 1000 mètres d’altitude, donne des vues directes sur Damas, et couvre, à l’Est, la route Damas – Deraa. Cette position est importante en soi, c’est en quelque sorte le bastion de la position de résistance qui couvre Damas. Elle est tenue par le 5e RTM que Collet commandait autrefois, il n’y a pas si longtemps. Pour des raisons qui, jamais, ne pourront être tirées au clair, ce bataillon se replie sans combattre. Brèche dans la défense, certes, et combien menaçante, mais combien plus grave pour le moral des troupes. Le général Dentz aurait-il surestimé l’état d’esprit de ses soldats ? En sera-t-il ainsi, toutes les fois qu’en face d’eux ils trouveront des Français Libres ? La propagande gaulliste aurait-elle raison, qui prétend que les troupes de Dentz accueillent les envahisseurs en libérateurs ? La suite donnera un démenti à ces rumeurs.

Au Liban, la situation est confuse. Depuis la prise de Kasmiyé, l’ennemi a progressé vers le Nord, et les éléments du colonel Bocquillon seraient sévèrement accrochés sur la route de Saïda par l’adversaire ? Il a pu emprunter la route qui descend de Nabatiyeh vers Saïda, et il a réussi à le prendre entre deux feux. En outre la flotte anglaise continue à battre la côte de ses feux et assomme à coups d’obus lourds, les pauvres combattants cherchant en vain à utiliser comme abris les nombreux rochers qui avoisinent la route.

Au 12 juin, le bataillon Le Corné a succombé sans pouvoir en prévenir le commandement. Il s’agit maintenant de défendre Saïda. Cette défense s’organisera le plus au Sud possible. Les survivants des bataillons Bocquillon se replieront par la montagne, tentant ainsi d’échapper à l’encerclement qui les menace, et aussi de se soustraire aux tirs de la flotte.

Toute la cavalerie du Liban est mise aux ordres du chef d’escadrons de Bodman. Elle tiendra la route Saïda – Jezzine, où ses éléments sont déjà au contact de la cavalerie motorisée anglaise vers Nabatiyeh. Celle-ci a franchi le Litani et progresse par les hauts du terrain.

Sur la côte, l’ennemi, toujours aidé par les tirs de la flotte, avance en direction de Saïda. La flotte tire à vue, et si ses tirs sont meurtriers, ils sont encore plus démoralisants. A 19h30, les chars anglais sont signalés au carrefour de la route Saïda – Marjeyoun, à 6 kilomètres au Sud de Saïda. Nos troupes, constamment refoulées, ont établi un centre de résistance qui s’étend de Miyé-Miyé, à 2 kilomètres au Sud-Est de la ville, à la côte. Elles comptent y faire tête.

Mais le grand danger est vers l’Est. La cavalerie, étendue en rideau entre la piste Nabatiyeh – Jezzine et la route côtière, n’est pas une couverture, et sa valeur défensive est quasi nulle. La bataille pour Saïda va commencer.

A Marjeyoun, pendant ce temps, les combats sanglants se poursuivent. Attaques et contre-attaques se succèdent. L’ennemi sent que c’est là la clef de toute la défense du Levant, et il veut vaincre ; mais Albord tient bon. Il est entouré d’une pléiade de jeunes officiers, animés d’un esprit agressif, et dont l’ardeur est décuplée par la rage. Pour eux, l’attaque anglaise est une nouvelle félonie, une de plus, dont la Grande-Bretagne n’a cessé d’abreuver la France depuis 1940, et ils s’acharnent de toute leur vaillance à barrer la route à l’envahisseur. L’un d’eux se fait remarquer par sa prestance et sa virulence, Hébrard. Hébrard est un capitaine de spahis, chef des services spéciaux de Marjeyoun, l’équivalent des Affaires indigènes du Maroc, avant le déclenchement des opérations. Grand, dégingandé, la figure barrée comme d’un coup de sabre par une forte moustache, il connaît tous les sentiers de la montagne, tous les habitants, ce qu’on peut en attendre et ce qu’on peut en craindre. Il a bien compris, lui qui connaît parfaitement le terrain, que Khiam est le nœud de la défense de Marjeyoun, qu’il protège contre toute action de débordement vers l’Est, par la vallée du Jourdain qui prend sa source là-haut, plus au Nord, vers Rachaya. Pour lui, il faudrait à tout prix reprendre Khiam.

Il s’ouvre de ce projet au colonel Albord. Ce dernier, lui aussi, a compris depuis longtemps toute l’importance de ce point fort. Mais faute de troupes disponibles maintenant, il ne peut souscrire à la demande d’Hébrard. Il l’autorise cependant à faire une reconnaissance vers Khiam.

Il n’en faut pas plus à notre sabreur. Avec six cavaliers, le voilà parti au galop, par les sentiers, les vergers, les oliveraies. Il arrive devant la porte de la citadelle. Il s’y engouffre suivi de ses fidèles, sabre au poing. Les australiens, qui ne s’attendaient pas à pareille visite, n’ont pas le temps de réagir. Ici, là, un corps s’effondre, le sang coule dans cette cour trop étroite pour que la résistance puisse s’organiser. La pièce de 90 non enclouée lors de l’abandon de la citadelle par la petite garnison, est là. Une grenade dégoupillée est glissée dans l’âme, et aussi vite qu’il était venu, Hébrard repasse au galop la poterne et s’évanouit, suivi de ses braves dans les vergers, non sans être salué des cris des australiens, qui ne penseront même pas à faire usage de leurs armes contre ce diable, apparu comme sorti d’une boîte, et aussitôt disparu, après avoir semé la mort. Hélas ! Ce fait d’armes n’aura pas de lendemain et Khiam restera aux mains de l’ennemi.

Dans le secteur Sud-Syrie, on pourrait croire que les combattants se tâtent, s’observent, mais qu’ils ne veulent pas s’engager à fond.

Comme il était à prévoir, l’incident du Djebel Maani est exploité à fond par la propagande gaulliste. Pour elle, maintenant l’armée française du Levant fraternise avec les troupes anglo-gaullistes. Les fusils sont « au vestiaire » et elles progressent derrière des drapeaux blancs et le drapeau à la croix de Lorraine, qui font aussitôt cesser toute velléité de résistance. Mais comment pourrait-elle expliquer, cette propagande, les pertes françaises qui s’élèvent déjà à plus de cinq cents morts, blessés ou disparus ? Quelle est donc cette nouvelle mode de conquête pacifique qui sème de cadavres et de sang les pistes de montagne, les ravins et les champs ? Pourquoi ces villages détruits, ces arbres déracinés, ces incendies, cette rage qui anime tous les combattants ?

A l’EM des troupes du Levant, les nouvelles du Liban inquiètent tous les officiers. Il faut que Saïda tienne. Sa perte ouvrirait en effet la route de Beyrouth, distante d’une trentaine de kilomètres. Le général Dentz décide alors de renforcer la garnison de Saïda. Cette décision aura une répercussion très importante sur la bataille de Damas.

Pendant toute la campagne, on notera ces répercussions constantes du Liban sur la Syrie. Le secteur du Liban, secteur difficile et de première importance, car il est la clef même de la résistance puisqu’il protège Beyrouth, sera toujours à court de troupes. Il va user successivement tous les bataillons qui combattront sur le terrain, soit qu’ils lui appartiennent organiquement, soit qu’ils lui soient donnés en renfort. Mais ces renforts ne peuvent que provenir du secteur syrien, étant donné les maigres forces dont dispose le général Dentz. Un à un ces bataillons seront « mangés » sans résultats tangibles. La mer en est la cause, qui appartient à l’ennemi.

Le 13 juin est la journée cruciale pour Saïda, et par voie de conséquence pour le Liban.

Depuis bientôt quatre mois, le colonel Aubry commande à Saïda. Il a sous ses ordres la valeur d’un gros bataillon qui vient d’être renforcé par un bataillon prélevé sur le secteur Sud-Syrie, et par une compagnie de chasseurs libanais. Un escadron de chars R35 est dans le voisinage prêt à s’engager si la situation le demande.

Pour le colonel Aubry, Saïda représente la zone des étapes ! Bien grand mot pour les forces à soutenir, qui se battront sur la position de résistance très loin vers le Sud, pense-t-il, à 15 kilomètres ! Ainsi Saïda ne craint rien, et si, comme partout au Levant, un plan de protection a bien été établi, visant avant tout le maintien de l’ordre, qu’a-t-on prévu en cas d’agression armée d’un ennemi venant de l’extérieur ?

Aussi est-ce pour lui la grande surprise, quand il apprend, le 11 juin, les événements de Kasmiyé. Sa fameuse zone des étapes risque fort de se transformer en zone de combat dans des délais très brefs.

Or, rien n’est prêt. Aucun plan de défense valable n’a été pensé ! Il va tout falloir improviser, et improviser sous le feu de l’ennemi, sous le feu des canons de la flotte, sous le feu des tirs d’infanterie et de chars. Travaux d’organisation du terrain, mines, barbelés, sont à la hâte plaqués sur le sol. Mais cette hâte est telle que l’efficacité des réalisations est douteuse.

Le colonel Aubry n’a guère de moral, et le 12 juin au soir, quand il apprend que l’ennemi progresse par la montagne et que rien ne s’oppose plus, par la route de la mer, à ce qu’il atteigne ses points d’appui, au Sud de Saïda, il s’affole.

Dès le lever du soleil le 13 juin, la bataille pour Saïda est commencée. L’ennemi prend le contact des points d’appui d’Er-Rhozhyie et de Miyé-Miyé. En même temps, et pour appuyer cette action, la flotte, impunément, déclenche ses tirs, d’une violence inouïe, sur la côte, encadrant comme à plaisir, la ville elle-même. Les garnisons des points d’appui se replient, elles n’ont pas eu le temps de s’enterrer correctement dans des abris ou des tranchées ; démoralisées en outre par les tirs de la flotte dont les obus brisent tout, autour de leurs points de chute, ces unités n’auront tenu que quelques heures !

La situation à Saïda est grave, délicate. Le colonel Aubry, mal renseigné au demeurant, manquant de volonté, peut-être aussi d’autorité, à 11 heures, donne l’ordre général de repli. Lui-même abandonne Saïda.

Parmi les officiers, arrivés en renfort au Levant, se trouve un chef d’escadrons de cavalerie, le commandant Lehr. Echappé de Dunkerque, où son action contre les allemands a permis à de nombreuses unités de s’embarquer, il ne comprend pas l’ordre donné par son chef. De sa propre autorité, il prend sous ses ordres les unités encore à Saïda. Il les regroupe, et prescrit à l’escadron de chars, resté jusqu’alors inemployé, de déclencher une contre-attaque vers le Sud, à la fin de l’après-midi.

Vers 18 heures, c’est pour lui le succès. Les R35, accompagnés par les fantassins qui, galvanisés par l’autorité du commandant Lehr, ont repris courage, foncent vers le Sud. L’ennemi, surpris par cette irruption de blindés non prévue, se replie à son tour et les fantassins réoccupent leurs emplacements de la veille. Saïda est provisoirement sauvée.

Le général Dentz a suivi anxieusement l’action de Lehr. Sans autres formalités, par téléphone, il le nomme commandant du sous-secteur de Saïda, et le charge de défendre sans esprit de recul ce dernier bastion sur la route de Beyrouth.

A Marjeyoun, quelques incidents locaux n’ont pas changé la physionomie générale du combat. On tire, on tue, mais on ne progresse ni ne recule.

Dans le secteur de Damas, on a continué à s’observer. Rien d’important n’a été fait. Des reconnaissances, des tirs d’accrochage de l’artillerie, quelques obus qui tombent de-ci de-là avec leur moisson habituelle de morts et de blessés, et, dans le ciel, les avions qui font leur ronde et qui observent.

 

 

La journée du 14 juin va voir, de nouveau, l’attention se porter sur le secteur du Liban. C’est en effet par la côte que l’ennemi, maître de la mer, paraît vouloir faire son effort. La route côtière, qu’il peut contrôler à vue par la flotte, sur laquelle il peut empêcher tout mouvement important, tout au moins de jour, est aussi le chemin le plus court et le plus facile, pour atteindre Beyrouth où il sait que se tient l’âme de la résistance. Beyrouth tombée, rien ne s’opposera plus alors à l’occupation complète par l’ennemi, des Etats du Levant.

Aussi, le général Dentz, conscient du péril, se voit-il, malgré lui peut-être, forcé de soutenir moralement et matériellement ce secteur qui, jusqu’à présent, n’a essuyé que des défaites.

L’ennemi, que la contre-attaque victorieuse de la veille du commandant Lehr a stoppé au Sud de Saïda, entreprend un large mouvement de débordement par la montagne. Descendant des villages de Nabatiyeh d’où il chasse facilement les quelques isolés qui les tiennent, il peut emprunter la route des crêtes qui le mène à Jezzine. Jezzine, village de montagne à 1000 mètres d’altitude, en plein Est de Saïda et d’où une bonne route le fait redescendre vers la mer.

L’escadron du capitaine Potin est chargé d’assurer la défense du village. Vers 12h30 Potin rend compte que l’ennemi a pris le contact, mais qu’il ne pousse pas.

A Saïda même, la situation est énigmatique. Depuis le matin Beyrouth est sans nouvelles du commandant Lehr. Cependant la flotte intensifie ses bombardements sur nos positions et même sur la ville. Cette action laisse préjuger une nouvelle attaque sur la garnison.

Vers 16 heures, l’amiral Gouton, qui commande la marine du Levant, et qui enrage de ne rien pouvoir faire pour aider les troupes à terre, tant la supériorité maritime de l’ennemi est grande, tente cependant une diversion. Il donne l’ordre à ses contre-torpilleurs d’appareiller, de sortir du port, et, cap au Sud, de foncer sur la flotte ennemie.

A peine nos bateaux ont-ils échangé les premiers coups de canon avec les navires ennemis, non sans avoir constaté quelques obus bien placés, que ceux-ci amorcent la poursuite. Nos contre-torpilleurs font demi-tour et rentrent au port. Mais ils ont, par cette manœuvre, un tant soit peu distrait les canons de Sa Majesté britannique de leur œuvre de mort et contribué à soulager, pour un moment, la garnison de Saïda.

Manœuvre désespérée, vouée à l’échec, mais qui dénote, chez nos marins un grand esprit de camaraderie de combat. Ce ne sera pas la seule manifestation qu’ils en donneront.

En effet, pendant toute la durée des combats, les marins, sous l’énergique impulsion de l’amiral Gouton, firent preuve d’un esprit de coopération des plus poussés vis-à-vis de leurs camarades des autres armes.

Jamais on ne fit appel en vain à leur aide, à leur soutien. Que ce soit sur mer, dans les airs, avec leurs moyens techniques, plus perfectionnés que ceux de l’armée de terre, il faut le reconnaître, toujours et partout ils répondirent « présent ».

Mais une stricte économie s’imposait. Aussi bien pour leurs bateaux, pour leurs avions que pour les équipages, les uns et les autres irremplaçables, ils étaient tenus de « compter ».

Stationnés à Beyrouth, port de commerce sans défense, ils étaient des cibles offertes aux bombardiers ennemis. La baie de Jounié, plus au Nord, n’offrait guère plus de protection.

Pour éviter d’être détruits au mouillage, il leur fallait prendre la mer. Mais alors ils se heurtaient aux forces du vice-amiral King : six destroyers et des sous-marins que l’amiral Cunningham renforça, après l’alerte de Saïda, d’un croiseur et de six nouveaux destroyers.

La partie était loin d’être égale !

Et pourtant, à Vichy, l’amirauté s’efforçait de soutenir ces pauvres isolés, dont les munitions allaient bientôt être épuisées. Il restait au Guépard et au Valmy cinquante coups par pièce dans les soutes.

Le 16 juin, ils allèrent au large accueillir le Chevalier Paul, qui, parti de France, leur apportait des munitions. Ils ne purent que recueillir l’équipage, un avion britannique l’ayant touché à mort à 50 milles des côtes du Levant.

Quelques jours plus tard, le Vauquelin, plus heureux, entra sain et sauf dans le port de Beyrouth. Mais, le lendemain, il fut gravement avarié par un bombardement aérien.

L’amiral Gouton enrageait de constater que ses moyens s’affaiblissaient chaque jour davantage. Et pourtant jamais il n’a hésité à les engager.

C’est ainsi que le 29 juin, le Guépard, le Vauquelin et le Valmy mirent le cap sur Salonique. Ils devaient y embarquer la valeur d’un bataillon, arrivé de métropole par voie ferrée, et le transporter à Tripoli. Deux cargos devaient profiter de leur présence pour apporter au Levant du matériel chargé à Salonique.

Toutes ces tentatives échouèrent. Un cargo fut coulé, l’autre dut se réfugier à Salonique. Quant aux contre-torpilleurs, pris en chasse par l’aviation britannique à 200 milles des côtes du Levant, conformément à leurs instructions, ils firent demi-tour, rallièrent Salonique puis Toulon.

Tous les autres bateaux, encore capables de prendre la mer, allèrent, sur ordre, au début de juillet se faire interner en Turquie. Les sous-marins, pour leur part, rejoignirent Bizerte.

 

 

Dans les autres secteurs, mises à part les prises de contact, on pourrait écrire routinières, des patrouilles qui, de part et d’autre, recherchent le renseignement, la journée est calme.

A 21 heures, alerte à l’état-major des troupes du Levant. Une série de colombogrammes, émanant tous de Saïda, vient d’être remise au chef d’état-major. Le point d’appui de Miyé-Miyé, dans lequel le commandant Lehr a installé son PC, est encerclé. Et l’un des colombogrammes donne les noms de tous ceux qui, autour du commandant Lehr, attendent avec angoisse la fin de leurs tourments. Ce colombogramme fait, à Beyrouth, l’effet d’un testament, et paraît sonner le glas de Saïda. Pour l’EM, Saïda est définitivement perdue.

Mais coup de théâtre, on annonce au chef d’EM l’arrivée de l’officier de liaison du commandant Lehr, porteur des derniers renseignements. Vite, que se passe-t-il ? Une contre-attaque de chars, une fois de plus, a sauvé Saïda. Nos petits R35 ont fait merveille, et ils ont brisé, non sans mal, l’encerclement de Miyé-Miyé. On respire et l’atmosphère se détend.

A 22 heures, le sous-chef d’EM, le commandant Brygoo, qui fera une belle carrière, reçoit l’ordre de se rendre à Saïda. Il prescrit de ravitailler, en vivres et en munitions, la garnison ; le convoi est bien vite mis en route. Lui, de sa personne, le précède. Il doit se rendre compte sur place de l’état des troupes, et prendre toutes mesures utiles pour la poursuite du combat. Il ne rentrera que le lendemain, au lever du jour, harassé, mais ayant conscience d’avoir, par sa présence, et les ordres donnés, reforgé une âme à la garnison.

Vers minuit, on avait appris que de nombreuses colonnes ennemies progressaient par la route de la côte vers Saïda. Dans la montagne les mouvements n’étaient pas moins importants. Des colonnes, empruntant la route de Nabatiyeh à Jezzine, où le capitaine Potin signalait qu’il était encerclé, masquant le village, progressaient vers Beiteddine, important village, également à 1000 mètres d’altitude et situé au Nord-Est de Saïda. De Beiteddine, on peut facilement gagner la mer, à l’embouchure du Nahr Damour, à 10 kilomètres au Nord de Saïda.

L’encerclement de Saïda était amorcé par un large mouvement de débordement par l’Est. La garnison de Saïda doit cependant tenir, tenir le plus longtemps possible, car de sa résistance dépend maintenant le sort de la bataille qui va s’allumer sur un autre front.

 

 

CHAPITRE X

 

 

Pour les armes de Dentz, la journée du 15 juin aurait été décisive si les deux secteurs d’opérations, Syrie-Liban, n’avaient eu de répercussion l’un sur l’autre.

La position de résistance, choisie par le plan, est débordée partout par l’ennemi en Syrie et dans la montagne, à Marjeyoun. Au Liban, elle est largement dépassée et n’est plus qu’un souvenir !

En Syrie comme dans la montagne, il est au contact étroit de nos points d’appui. Mais il s’est éloigné de ses bases et a allongé, de près de 80 kilomètres, ses lignes de communications.

En regardant la carte, le général Dentz sent qu’il a une occasion à saisir. S’il peut faire déboucher soit le long de la frontière palestinienne, soit du Djebel Druze, des forces suffisamment mobiles et puissantes pour pouvoir combattre isolément, il aura la possibilité d’aller, au loin, couper les lignes de ravitaillement de l’ennemi. Certes, il n’escompte pas, pour autant, remporter la victoire, mais il se sera donné de l’air, il aura desserré l’étreinte, et aura gagné du temps, ce temps si précieux, qui peut changer tant de choses.

« Ces missions ne peuvent être confiées qu’à des blindés ou des motorisés, les cavaliers sont tout indiqués pour les remplir[9] ».

Trois groupements de forces sont constitués. Le premier, le plus important (un escadron et demi de R35, 4 pelotons d’AM, une compagnie du 17e RTS, 4 pièces de 47) aux ordres du lieutenant-colonel Le Couteulx, qui commande depuis sa récente arrivée au Levant le 7e RCA, débouchant de Qatana, par la route de Saassaa foncera sur le carrefour de Kuneitra, qui commande les routes qui, de Saint-Jean-d’Acre, conduisent à Damas et celle qui, de Cheikh-Meskine par Banias, monte vers Marjeyoun.

Le second, aux ordres du chef d’escadrons Robert Simon, chef d’EM de la cavalerie du Levant (et qui réclame, comme un honneur, cette mission) se faufilant par la piste qui, d’Hijouelonge à l’Est de Léja, renforcé des troupes qui tiennent le Djebel Druze. Il coupera ainsi la route directe qui, de Deraa, mène à Damas par où l’ennemi amène ses renforts de Transjordanie.

Le troisième, aux ordres du capitaine de Carmejane, un vieux du Maroc et du Levant, composé de Tcherkesses, escadronnera dans la plaine entre Saassaa et Sanamein. Sa mission est de semer le désordre et la panique dans les arrières immédiats des troupes ennemies au contact de Kissoué. Cette mission, pas très bien définie – il faut le reconnaître – sera surtout de couvrir les arrières du groupement Le Couteulx contre tout retour offensif des troupes de la division gaulliste engagée devant Damas.

Et le 15, peu après minuit, la cavalerie, découplée dans la plaine, fonce vers ses objectifs.

En même temps, et pour profiter de l’effet de surprise, le général en chef ordonne à toutes ses troupes de reprendre l’offensive.

Un groupement, dit du Chouf, est constitué par deux bataillons de Légion, aux ordres du colonel Barre. Sa mission est, après avoir chassé l’ennemi de Beiteddine, de s’emparer de Jezzine et faisant un à droite, par les routes descendant vers la mer, de harceler l’ennemi sur ses flancs et sur ses arrières avant qu’il ne puisse déboucher en force de Saïda, car, malheureusement, l’assaut conduit par les renforts signalés la veille, a forcé le commandant Lehr à abandonner la ville. Saïda est définitivement perdue.

Dans la Békaa, un autre groupement dont l’ossature est formée par les chars du chef d’escadrons Marion, reçoit l’ordre de pousser sur Marjeyoun, de chasser les australiens qui occupent le village, et de descendre, d’une part en Palestine, en direction du lac du Houlé, d’autre part vers Banias, pour tendre la main aux éléments de cavalerie du groupement le Couteulx, quand ils auront occupé Kuneitra.

La bataille change de rythme. Chacun reprend confiance. Si les prévisions se réalisent, si les objectifs peuvent être atteints, l’espoir, non pas de la victoire, mais du relâchement de l’étreinte ennemie, est permis.

Mais, alors que la cavalerie se dépense sans compter dans la plaine syrienne, que les légionnaires se battent pour Jezzine, et qu’à Marjeyoun, le combat tourne à notre avantage, un incident dans le secteur Sud-Syrie, compromet le succès.

Kissoué est tenu par un bataillon dont la relève est prévue, afin de lui permettre de se refaire après les durs combats qu’il vient de soutenir depuis trois jours. Mais alors que cette relève devait normalement se faire à la nuit tombée, pour des raisons mystérieuses, elle est commencée en plein jour et, pourrait-on croire, aux yeux de l’ennemi. Elle tourne à la catastrophe. L’ennemi, mettant à profit une telle faute, attaque au moment même où les unités de relève arrivent sur leurs positions. Non encore en place, elles sont prises de panique, refluent et entraînent dans leur débâcle les unités relevées, en voie de regroupement. Kissoué et Tell Kissoué sont perdus. Les officiers essaient de regrouper leurs unités ; ils ramassent au hasard les hommes errant sur le champ de bataille, et montent une contre-attaque pour reprendre au moins Kissoué, mais en vain. L’ennemi s’est empressé de renforcer ses éléments avancés et, solidement retranché, il tient bon. Le commandant du secteur Sud-Syrie, conscient du danger que fait courir à sa défense la perte du village est désarmé. Il manque de réserves pour monter une action de force. Il lui manque ce bataillon parti, il y a trois jours, pour le Liban afin de tenter de sauver Saïda. Il lui manque aussi, il faut bien le dire, les blindés partis là-bas, vers le Sud.

La perte de Kissoué aura une importance primordiale sur le déroulement ultérieur des opérations. Jamais le commandement de Sud-Syrie ne pourra reprendre l’initiative. Il sera acculé à subir passivement les coups de l’ennemi. Son front, exagérément étendu, sans aucune profondeur possible, résistera, vaille que vaille, aux assauts de l’ennemi, jusqu’au moment où l’un d’eux, plus violent, l’enfoncera et livrera Damas aux troupes anglo-gaullistes.

Dès les premières heures de la nuit du 14 au 15 juin, le détachement aux ordres du colonel Le Couteulx de Caumont s’est mis en route.

On peut espérer que le secret de l’opération a été bien gardé, car, comme l’écrit le colonel commandant la cavalerie du Levant, « on vit à Damas dans une atmosphère de trahison. On sent partout des espions aux écoutes. Interdiction est faite d’utiliser le téléphone avant le déclenchement de l’opération. Seuls, le général commandant la division Sud-Syrie et son chef d’état-major sont mis au courant des décisions prises ». (Cavaliers du Levant).

Mais, malgré toutes ces précautions, il est à craindre que l’ennemi n’ait eu connaissance des grandes lignes du raid. La suite du déroulement des opérations le prouvera.

A minuit, le détachement Le Couteulx débouche de Saassaa. Dans l’obscurité profonde qui bientôt va faire place à cette clarté diffuse précédant l’aurore, les blindés progressent. C’est un ronronnement incessant, un murmure lointain qui peuplent la nuit.

Lors de son passage à Saassaa, le colonel Le Couteulx a été avisé par les observateurs du point d’appui qui tient le village, que des unités d’infanterie britanniques viennent de débarquer à quelques kilomètres au Sud.

La prudence s’impose. La marche se ralentit. Et brusquement, à 6 kilomètres au Sud de Saassaa, au moment où, après le coude de la route, le détachement va passer à l’Ouest des hauteurs de Tell el-Chahm, la fusillade éclate. Les balles lumineuses strient l’encre de la nuit. La compagnie sénégalaise (IIe du 17e RTS) commandée par le capitaine Quarez débarque de ses camions. C’est la première fois que ses hommes voient le feu. Ses officiers l’entraînent de part et d’autre de la route. Les fusils-mitrailleurs crépitent. Mais l’ennemi tient bon. Les chars et les automitrailleuses de l’avant-garde, phares allumés, crachent de toutes leurs armes. Un coup au but enflamme une citerne d’essence ennemie stationnée à l’Est de la route, au bas des pentes. Tout le champ de bataille s’éclaire alors d’une lueur sinistre. Les tirailleurs sénégalais ont progressé. Ils en sont au corps-à-corps, au combat à la grenade. Mais la lutte est acharnée et l’ennemi s’accroche. Enfin, après trois heures d’effort, au signal d’une fusée verte il s’évanouit vers le Sud. La route est ouverte. Les blindés foncent à toute vitesse vers le Sud, pour tenter de rattraper le retard, pendant que sénégalais et Tcherkesses nettoient le terrain. Ils ramènent une cinquantaine de prisonniers. Bon début, juge le colonel Le Couteulx.

Il s’agissait de deux compagnies anglaises qui devaient, au lever du jour, attaquer notre point d’appui de Saassaa, en liaison avec une attaque hindoue-gaulliste, pour exploiter le succès inespéré de Kissoué.

A 7 heures, les sénégalais rejoignent le gros du détachement arrêté aux environs de Khan Arembé.

Pendant qu’on se battait à Saassaa, une reconnaissance blindée avait reconnu les abords de Kuneitra. La garnison est alertée. La surprise n’est plus possible.

Mais l’attaque des Hindous et des gaullistes s’est déclenchée vers Kissoué et a pris pied profondément dans nos lignes au Nord du village. L’action ennemie se développerait vers l’Est, jusqu’à Néjah.

Le général commandant la division Sud-Syrie est inquiet. Sur un front de plus de 60 kilomètres, il ne dispose que de trois bataillons d’infanterie, du 1er régiment de spahis marocains du colonel Martin, de quelques unités Tcherkesses au moral chancelant. Deux groupes d’artillerie appuient ces maigres forces. En face, il pense avoir contre lui six ou sept bataillons gaullistes, les trois bataillons de la brigade hindoue, le groupement Collet soutenu par une compagnie de chars H35, chars envoyés en Norvège et restés aux FFL.

Le général de Verdilhac demande alors au colonel commandant la cavalerie du Levant de donner l’ordre au colonel Le Couteulx d’agir sur les arrières ennemis vers Kissoué et de ramener des chars à Saassaa.

Après accord du général commandant en chef, l’escadron Tcherkesse du lieutenant Peillon est dirigé sur Sanamein, pendant que l’escadron de chars du capitaine de Gastines remonte vers Saassaa.

L’opération Kuneitra est compromise.

Vers 14 heures pourtant, les nouvelles sont plus satisfaisantes. Des contre-attaques ont refoulé l’ennemi dans Kissoué. A Néjah, nos armes antichars, 25 et 47, ont brisé l’attaque des H35. L’ambiance est meilleure.

Aussi, conscient de l’importance que le général commandant en chef attache à l’action sur Kuneitra, le colonel Keime donne l’ordre de reprendre l’opération.

Le village devra être attaqué dans la soirée du 15 ou le 16 au matin.

 

Vers 1 heure, le 15 juin, alors que les renseignements de la journée de la veille sont synthétisées à l’état-major des troupes du Levant, la situation apparaît favorable sur l’ensemble des champs de bataille. Ne serait-ce le très grave incident de Kissoué et qui a retardé malencontreusement l’action sur Kuneitra, le plan a joué partout comme prévu. Partout en effet, les troupes de Dentz ont repris l’offensive. Les unes ont progressé loin déjà vers le Sud, les autres plus lentement ont saisi l’ennemi à la gorge, le pressant, le harcelant, lui imposant leur volonté.

 

Après les péripéties du 15 juin, le colonel Le Couteulx a regroupé son détachement à Khan Arembé. Il est trop tard pour attaquer ce soir Kuneitra. La nuit se passera en halte gardée, à l’abri des dernières collines qui barrent la vue vers le Sud-Ouest. Les unités ont bien besoin de ce repos. Elles ont couvert depuis Damas, près de 70 kilomètres et livré un dur combat. Les cavaliers ont mis pied à terre. Les chevaux, l’encolure basse, se reposent après ces marches et contremarches qui ont duré vingt-quatre heures. Les conducteurs des blindés s’affairent autour de leurs matériels.

 

Et au moment où le soleil se lève dans toute sa splendeur, les cadres partis reconnaître le terrain où ils vont combattre, aperçoivent Kuneitra. Pour cette reconnaissance, le colonel Le Couteulx s’est fait accompagner par les officiers commandants d’unité. Il a près de lui le colonel Milliet qui, pendant dix mois, a tenu Kuneitra et en a organisé la défense. Il en connaît les points forts, il sait où elle est faible. Ses avis seront précieux pour le commandant de l’opération. Les jumelles aux yeux, chacun fouille le paysage. Chaque ravin, chaque cheminement, tous les replis de terrain font l’objet d’une étude approfondie. A l’Est, c’est la grand plaine syrienne, le plateau du Hauran, avec ses cultures qui ondulent sous la brise. Vers l’Ouest, vers Mansoura, que domine un pédoncule de l’Hermon, passe la route qui mène à Banias et, de là, à Marjeyoun. Au Sud, au-delà de Kuneitra, c’est le djebel de Daloué qui, de ses 1197 mètres, bouche l’horizon.

Dans son nid de verdure, Kuneitra sort de l’ombre. Bientôt on en distingue les contours. La route de Damas, bordée par quelques arbres, pénètre dans le village par le Nord. A la jumelle, on aperçoit les deux grosses barricades qui la barrent, l’une à hauteur des murs qui enserrent le village, l’autre après le ponceau qui enjambe le ruisseau, l’un de ces nombreux ruisselets dont le Yarmouk, affluent du Jourdain, se grossira. Les faces Est et Sud, outre le mur, sont renforcées de barbelés. La route de Cheikh-Meskine est, elle aussi, bloquée par une barricade, de même celle qui se dirige vers Bent-Yaacoub et la Palestine. Vers l’Ouest, les mêmes défenses enserrent le château d’eau. Sur la route de Banias, là aussi une barricade. Les deux mosquées lancent fièrement, vers le ciel, leurs minarets, pendant que la chapelle se blottit, à l’intérieur des défenses, au pied des collines qui descendent de l’Hermon.

Les maisons basses, à terrasse, resplendissent aux premiers rayons du soleil, mais partout on sent que l’ennemi veille.

Le plan de l’attaque est bien vite mis au point. Les chars fonceront par le terrain le plus favorable à leur progression. Ils attaqueront les lisières Nord-Est, Sud et Sud-Ouest du village. La compagnie sénégalaise, par le terrain plus difficile, poussera vers la route de Banias. Les Tcherkesses seront maintenus pour le moment en réserve. Il ne faut pas oublier que nombreux sont ceux dont les familles habitent le village.

Les ordres donnés, les dernières dispositions prises, c’est l’heure H. Le Couteulx déclenche l’attaque. Il est 4h30.

Après le premier flottement chez les assaillis, la défense s’organise. Le duel de feu commence.

Par l’Est, là où le terrain est le plus facile, la route de Cheikh-Meskine est bientôt atteinte, puis dépassée. Les chars de De Gastines ont pu, sur ce semble billard, utiliser toute leur vitesse. Parfois l’un d’eux s’arrête ; d’un obus bien placé, il fait taire une arme repérée sur une terrasse, derrière un rocher, à la crête du mur.

Mais le cercle n’est pas fermé, et l’ennemi peut encore s’enfuir, par l’Ouest, vers Banias, par le Sud-Ouest, par la route de Saint-Jean-d’Acre. Il est déjà midi. C’est le moment de lancer par les collines, au centre du dispositif, les Tcherkesses qui, jusqu’alors, ont attendu que l’accrochage par le Nord et le Sud ait forcé la garnison à dévoiler ses points forts.

C’est de la Chauvelais qui commande les Tcherkesses. Beau cavalier s’il en est, ancien écuyer du Cadre Noir où son élégance était fort admirée, il a en mains sa troupe fanatisée par son prestige équestre. Le Couteulx l’appelle, lui montre le terrain, lui définit sa mission : déborder Kuneitra par l’Est, et insiste sur la nécessité de la vitesse, le rythme du combat s’étant accéléré beaucoup plus que prévu depuis la dure résistance de la matinée.

Et bientôt dans les rochers, dans les ravineaux, dans les champs cultivés, c’est une succession de points noirs qui progressent au grand galop de leurs chevaux barbes gris de fer. Tantôt l’un d’eux disparaît, les bras en croix, fauché par la mort, tantôt un cheval, frappé d’une balle, fait panache et s’effondre. De la Chauvelais se détache en tête de ses escadrons. Comme lors des charges de jadis, à la Murat, bien assis dans sa selle pour que tous le voient, il galope, la jambe fixe, comme autrefois dans la carrière d’Iéna. Ce sera son apothéose, son dernier galop de parade, qui lui ouvrira les portes de l’éternité.

Une telle cible ne peut échapper aux tireurs qui ont repéré ce chef splendide, dont il faut, à tout prix, arrêter la course endiablée. Tous les feux se concentrent bientôt sur ce centaure. De la Chauvelais n’en a cure ; grisé, semble-t-il, par la vitesse, par le sifflement des balles qui le poursuivent, il fonce, donnant de l’éperon, plus vite, encore plus vite, vers son objectif dont il aperçoit maintenant les premiers contours. Derrière lui, hurlant de tous leurs poumons, les Tcherkesses revivent les charges d’il y a dix ans ! Ils crient, ils galopent, ils tirent, un peu à l’aveuglette bien sûr, mais le bruit fera peur aux anglais. Il ne s’agit pas, naturellement, d’emporter au galop de charge les murailles de Kuneitra, mais de se porter au plus vite aux pieds de ces murailles, afin que, pied à terre, l’on soit à bonne portée pour en donner l’assaut.

Toujours superbe, de la Chauvelais continue sa course à la mort. Elle est là, qui l’attend, embusquée au coin d’un mur, pour prendre, enfin, cette âme qui s’offre à elle. Un tireur anonyme épaule, tire, et fait mouche. Touché au cœur, de la Chauvelais s’effondre sur le garrot de son cheval, son képi tombe, ses doigts abandonnent les rênes, le corps se penche de plus en plus, les étriers brinquebalent, et ce beau cavalier roule dans les orges qui seront son premier linceul.

Les Tcherkesses, galvanisés par un tel exemple, et pour venger leur chef, accélèrent leur allure, font un large à-droite et sont maintenant aux lisières de Kuneitra, dont les chars au Sud ont atteint les premières maisons.

Après un combat acharné de plusieurs heures dans le village même, et après qu’une compagnie gaulliste, aux ordres du capitaine d’artillerie Moreau ait réussi à s’échapper par l’Ouest, un drapeau blanc apparaît. Le colonel Orr, qui commande le bataillon de Kuneitra, demande à se rendre avec ses hommes. Le colonel Le Couteulx l’accueille comme sait le faire ce parfait gentilhomme, le félicite de sa défense et lui annonce qu’il est son prisonnier. Les 550 hommes, qui restaient à Kuneitra, sont réunis à la sortie du village. Le problème sera de les faire rentrer dans nos lignes.

Belle victoire, mais, hélas, que de morts à pleurer dans les deux camps ! Le Couteulx fait le bilan de ses pertes. Elles sont sévères, car pendant qu’au Nord de la Chauvelais se couvrait de gloire et tombait face à l’ennemi, sur la route de Damas, le chef d’escadrons Gaillard-Bournazel[10], sorti de son AM pour enlever une barricade à l’entrée du village, était, lui aussi, tombé pour toujours, fauché par une rafale de mitraillette qui lui avait littéralement déchiqueté le côté droit du corps. Que de morts aussi dans les équipages de blindés, chez les Tcherkesses, et aussi chez l’ennemi. Belle victoire, mais bien chèrement payée !

L’un des objectifs fixés à la cavalerie est donc atteint. Sans perdre de temps, Le Couteulx organise la défense, car il lui faut se méfier. L’ennemi peut faire monter de Palestine des troupes fraîches pour reprendre ce nœud routier important. Les troupes au contact aussi peuvent se rabattre vers le Sud pour chasser ces intrus qui voudraient les prendre au piège. Et puis, il y a tous ces prisonniers qu’il va falloir envoyer à Beyrouth, problème ardu de transport et difficile à régler.

Et pendant qu’à l’Ouest, à 18h30, le 16 juin, une des branches de la tenaille était en place, à l’Est, déboulant du Djebel Druze, chassant au passage, d’Esraa, le 15 juin, la petite garnison qui gardait la voie ferrée, Simon est arrivé devant Cheikh-Meskine. Mais les troupes échappées d’Esraa ont donné l’alerte et l’ennemi est sur ses gardes. En hâte, il a renforcé la garnison qui défend le village. Le terrain est du reste favorable aux défenseurs, à l’abri dans les maisons du village et pouvant ainsi battre de leurs tirs rasants le vaste billard qui s’étend alentour. La lutte est dure et sanglante. Les quelques blindés, dont dispose Simon, sont pris à parti par les armes antichars de l’ennemi qui les déciment. Et pourtant, il faut à tout prix s’emparer du village, qui est la porte par laquelle les renforts arrivent de Transjordanie. Esraa commande la voie ferrée, Cheikh-Meskine, la route. Ces deux villages en nos mains et tenus solidement, c’est l’alimentation de la bataille de Damas compromise pour l’ennemi, c’est peut-être, pour lui, l’obligation de se replier. Déjà, nos avions d’observation signalent des indices de repli au Sud de Kissoué. L’ennemi sent la menace et veut y parer.

Simon s’acharne. Avec l’unique compagnie du 16e RTT qui accompagne ses blindés, il monte une deuxième attaque sur le village. Elle progresse normalement, profitant d’une action imprévue de l’aviation navale que l’amiral Gouton a accepté d’envoyer si loin de la mer en mission de sacrifice. Une fois encore, il faisait la preuve de son grand esprit de coopération avec les forces terrestres.

Les deux escadrilles de la 4F n’étaient arrivées que la veille au Levant. Equipées de Glenn-Martin, elles venaient d’Algérie. Les premiers appareils s’étaient posés à Rayack le 15 juin, à 14h35.

Le soir même, ils étaient engagés contre l’escadre britannique qui bombardait Saïda. Un navire anglais fut sans doute touché. Tout au moins il fut forcé de s’éloigner des lieux du combat.

Le lendemain 16 juin, vers 11 heures, l’officier de permanence à l’EMTL est alerté par Djebel Druze. Simon est en difficulté devant Cheikh-Meskine. Il réclame un appui aérien pour soutenir le deuxième assaut qu’il va déclencher à 13 heures sur le village. L’officier de permanence s’adresse au commandant des forces aériennes. Mais celui-ci répond qu’il n’a plus aucun avion disponible. Tous ont été dépensés dans la matinée. Ils ne peuvent reprendre l’air dans un si court délai.

C’est alors que l’officier, au courant de l’arrivée des Glenn, s’adresse à la marine. Il expose la situation de Simon. Faute d’un soutien aérien, c’est peut-être pour lui l’échec. C’est sans doute aussi toute l’opération sur les arrières ennemis vouée à l’insuccès, tous ses bénéfices perdus, tant d’espoirs anéantis, tant de morts inutiles !

L’amiral n’hésite pas. L’ordre est donné, les deux escadrilles s’envolent, mais elles ne pourront être couvertes par la chasse et leur action ne sera pas renouvelable.

Simon aurait-il dû retarder son assaut puisque l’armée de l’air ne pouvait le soutenir ? Sur place, il sentait que c’était tout de suite ou jamais, car on lui signalait l’arrivée de renforts ennemis.

Ce fut tout de suite, mais il échoua. Quand l’effet du bombardement aérien cesse, la garnison se reprend, et Simon, la rage au cœur, se rend compte que le morceau est trop gros pour ses maigres forces.

Et au moment où le soleil descendra derrière les collines de Palestine, il devra abandonner la lutte et donner l’ordre de se rembucher dans le Djebel.

La flottille de l’aéronavale renouvellera ses assauts, loin dans les terres, pour soutenir les troupes au sol.

Lors des combats de Palmyre, elle se dépensera sans compter, avec l’armée de l’air. Six de ses avions seront abattus en plein désert par les Curtis P40, le 28 juin, alors que la chasse française était occupée ailleurs. Les survivants se vengeront en allant bombarder Haïfa.

Mais lorsque, le 11 juillet, ils reçurent l’ordre de rentrer en France, ils n’étaient plus que quatre sur les treize arrivés un mois auparavant au Levant.

La marine avait su coopérer à la bataille terrestre, sur mer et dans les airs, avec tout son courage, son allant et son esprit de devoir et de sacrifice.

Pendant que se déroulaient ces opérations sur la rocade Sud, les Tcherkesses de Carmejane continuaient d’escadronner dans la plaine de Saassaa. Ils poussent sur Sanamein, sur la route de Damas – Cheikh-Meskine. Ils ne peuvent y pénétrer, mais vers Kfar-Cham ils trouvent les véhicules lourds d’un PC récemment abandonné. C’est le PC du général Legentilhomme, qui commande la division gaulliste. Surpris par cette irruption, décelée à temps, heureusement pour lui, il vient de remonter vers le Nord, il n’y a pas un quart d’heure. Il a eu chaud. Les Tcherkesses s’emparent des bagages abandonnés, et, dans la cantine de Legentilhomme, Carmejane trouvera certains papiers, certaines lettres, certain passeport, qui éclairent d’un jour nouveau les raisons qui ont amené l’ancien commandant supérieur de Djibouti à rejoindre la Palestine via Londres !

Le rôle de la cavalerie est terminé. Le soir du 16 juin, le général Dentz donnera l’ordre à ses escadrons de remonter vers le Nord. Mais auparavant, il aura lancé sur les ondes son message de gratitude. Son « merci à la cavalerie », par sa simplicité même, en dit long sur l’aide apportée par cette arme « qui, une fois de plus, suivant ses traditions et ses missions spécifiques, a su se sacrifier pour le bien commun[11] ».

Des esprits avisés se sont demandé, à juste titre semble-t-il, pourquoi les unités du colonel Le Couteulx, après leur succès de Kuneitra, donc enfournées très loin derrière la ligne de contact, n’avaient pas exploité ce succès.

Plusieurs solutions s’offraient à elles. Soit que, poussant vers Cheikh-Meskine, elles donnassent la main aux unités de Simon, soit que, poussant vers le Sud-Ouest, elles n’allassent semer le désordre dans le Houlé, enfin soit que remontant par la route de Banias, elles n’allassent porter secours au colonel Albord à Marjeyoun, prenant à revers les unités australiennes qui le menaçaient. Cette dernière solution aurait pu avoir des résultats imprévisibles.

Elles pouvaient aussi – bien qu’elles aient dû rentrer dans les lignes par la piste Khamés Arembe Quatana, les opérations en cours dans la région Saassaa Aartag bloquant la route directe – se rabattre sur les arrières de la division gaulliste qui menaçait Damas. Aucune réponse n’a pu être donnée aux raisons qui ont motivé ce retour sans exploitation. Est-ce la fatigue des cavaliers qui, pendant trois jours, n’ont eu aucun repos, ni de jour, ni de nuit ? Est-ce le manque d’essence et de munitions qui aurait forcé le colonel Le Couteulx à un retour précipité ? Est-ce le manque de coup d’œil tactique, soutiennent les envieux, jaloux du succès de Kuneitra ? Quoi qu’il en soit, l’occasion d’une action peut-être décisive sur les arrières ennemis est perdue. Jamais plus une occasion aussi magnifique ne se présentera. Les troupes de Dentz seront peu à peu, dans une bataille frontale sans espoir, acculées au repli jusqu’à la défaite. A la guerre, c’est le plus hardi qui gagne, a-t-on écrit. Serait-ce que nos cavaliers auraient perdu de leur hardiesse après leur raid sur Kuneitra ? La vérité est sans doute ailleurs, bien qu’on ne puisse le prouver. Il semblerait que le commandement du secteur Sud-Syrie, angoissé par la perte de Kissoué, par l’action ennemie sur Achrafieh et Qatana, ait demandé et obtenu directement du général Dentz, le retour rapide des cavaliers dans ses lignes. Rien ne s’opposait à ce qu’au retour ils ne fassent une petite diversion sur les arrières ennemis de Kissoué, semble-t-il ?

 

 

CHAPITRE XI

 

 

Pendant que les cavaliers menaient sur les lignes de communications de l’ennemi ces actions de harcèlement qui auraient pu avoir un résultat décisif sur la suite de la bataille, tout au long de la position de résistance la situation ne se clarifiait pas.

Au Liban, les légionnaires du colonel Barré ont pris, à Jezzine, le contact du village, très fortement tenu. Ils n’ont pu s’en emparer jusqu’à présent.

Sur la route Jezzine – Beiteddine, au Nord du groupement Barré, la cavalerie des chefs d’escadrons de Bodman et de Quatre Barbes s’est heurtée à une résistance opiniâtre. Les éléments ennemis, qui ont dépassé Jezzine en masquant l’escadron Potin, conscients de la valeur de leur avance, se cramponnent au terrain, s’y accrochent, soutenus par une artillerie puissante, avec l’entêtement bien connu, mais le courage aussi, des anglo-saxons.

Dans le secteur Sud-Syrie, par une action heureuse et du reste bien menée, l’ennemi, au cours de la matinée, s’est emparé de la crête d’Achrafieh, qui domine, au Nord, le Nahr Aaouag. Ce n’est qu’en fin d’après-midi qu’on pourra l’en déloger. Sans l’aide efficace de l’artillerie, nos fantassins auraient échoué dans leur contre-attaque, tant l’ennemi est acharné à défendre ses positions. L’action est, là, dure et sauvage. Nos troupes s’accrochent au terrain, résistent avec un courage remarquable aux forces supérieures qui tentent de les submerger. C’est un groupe d’obusiers de 105 modernes qui les soutient. Il est commandé par le chef d’escadron Pommeret. Il fait de durs ravages dans les rangs ennemis.

Pommeret était chef du 1er bureau des TL et a eu la lourde tâche de mettre sur pied les nouveaux tableaux d’effectifs. Depuis le 8 juin, il enrage de rester assis dans son fauteuil alors que les camarades se battent. Il a sollicité l’honneur de prendre le commandement d’un groupe de 105, qu’il vient de faire mettre sur pied, et il a eu gain de cause.

Commandant comme aux écoles à feu de Mailly, Pommeret joue de ses trajectoires comme il joue au bridge, somptueusement. Partout où l’ennemi menace, on est sûr que ses feux ne vont pas tarder à l’arrêter, s’il est à bonne portée. Précis, d’une précision qui tient du prodige, Pommeret lance ses ordres par téléphone, et dix minutes après, la mort fauche les assaillants. D’un calme énigmatique, toujours souriant et caustique, Pommeret ne cessera, dans les jours qui vont suivre, d’être le solide étai de l’infanterie. « Là où sont les canons de Pommeret, diront les fantassins, l’ennemi ne passe pas ».

Sa résistance sur la crête d’Achrafieh fait craindre au commandement que l’ennemi ne veuille, faisant effort par son aile gauche par Mouaddamiyé et la crête 1222, pousser vers Ras el-Aïn et Dimas, afin de couper, en ce point, la route de Damas à Beyrouth. Et en effet, vers 20 heures, on apprend à Beyrouth que la situation est confuse à Aartouz et à Qatana, le front serait disloqué, le colmatage en cours.

Dans le secteur de Marjeyoun, l’artillerie ennemie est très active. Elle serait en batterie aux environs de Kfarhouné, en position centrale donc pour pouvoir agir en même temps et sans sortir de batterie, sur Jezzine et sur les pistes qui, par la vallée du Litani, conduisent à Marjeyoun.

La situation, au soir du 16 juin, et malgré le « merci à la cavalerie », apparaît au général Dentz avec toute sa gravité. Les troupes qu’on ne peut relever, faute de réserves disponibles, s’usent en combats continuels. Le moral, cependant, ne flanche pas, et si les pertes sont lourdes, si les morts sont nombreux, trop nombreux, si les blessés affluent à Beyrouth, dont l’hôpital sera bientôt comble, malgré tout on veut tenir, et on tiendra, car l’honneur est au bout du compte.

Le 17 juin, le colonel Barré, qui ne se croit pas incapable de prendre Jezzine, a monté une attaque sur le village. Elle est sauvagement stoppée par l’ennemi, qui a compris tout le prix de ce nœud routier. Les australiens, très brutalement, passent à la contre-attaque. Avances et reculs se succèdent, non sans entraîner de part et d’autre de lourdes pertes. A Beyrouth, on ne sait pas bien ce qui se passe, tant la situation est confuse, les comptes rendus contradictoires. Enfin au début de la nuit, le colonel Barré fait connaître que, malgré de lourdes pertes, il a pu conserver les points conquis le matin.

Il réorganise son groupement, bien soutenu, du reste, par l’artillerie. Il espère reprendre l’action le lendemain et la mener jusqu’à sa fin victorieuse. Mais chacun a compris l’importance de Jezzine, et la bataille pour sa possession va commencer. Chacun s’entêtera, les australiens s’accrocheront au village, les légionnaires, par tous les moyens, voudront les en chasser. Jusqu’à la fin de la campagne, Jezzine sera un abcès de fixation. Mais si nos légionnaires feront peser une menace constante sur Jezzine, retardant l’avance de l’ennemi par la route côtière, ces bataillons qui sont de très grande valeur manqueront ailleurs.

Ce n’est pas, cependant, ce qu’avait voulu le commandant en chef en créant le groupement du Chouf. Pour lui, Jezzine n’avait d’autre valeur que celle d’un nœud important de communications, permettant à l’ennemi de couvrir par les hauts du terrain, sa progression le long de la côte. Il aurait voulu que, masquant[12] Jezzine au besoin, le colonel Barré, dévalant vers la côte, vînt dans la région de Saïda, si possible au Sud de la ville, harceler l’ennemi, l’accrocher et s’opposer ainsi à son avance vers le Nord. Alors qu’il était urgent de foncer en terrain libre, le colonel Barré s’est laissé enliser dans une guerre de position qui ne donnera aucune décision.

C’est ainsi que les trois escadrons de spahis, qui font partie du groupement Barré, sont mis à terre et employés en fantassins sans aucun profit pour personne. Le général commandant le secteur du Liban, qui ne paraît pas sentir la mobilité de l’ennemi, veut lui offrir un front continu, sans failles, mais qui, par manque d’effectifs, ne peut avoir de profondeur, donc de solidité.

De guerre lasse, et ne pouvant obtenir une meilleure utilisation des troupes qu’il a mises à la disposition du secteur du Liban, le général Dentz se décide, trop tard sans doute, à lui retirer la cavalerie pour l’employer plus utilement ailleurs.

La bataille pour Jezzine aura immobilisé deux bataillons, et des meilleurs, trois escadrons de cavalerie, qui, bien que fatigués, sont, cependant, encore mobiles, et cinq batteries d’artillerie.

Cette bataille se poursuit le 18 juin ; l’ennemi s’est puissamment renforcé. Il paraît vouloir en finir avec cet accroc dans sa manœuvre. Les attaques se succèdent, mais les légionnaires tiennent bon, et malgré leurs pertes importantes, se maintiennent sur leurs positions.

Dans le secteur Sud-Syrie, la situation est sans changement. L’ennemi consolide les positions dont il s’est emparé l’avant-veille. On s’enterre de part et d’autre, les travaux sont hâtivement poussés. On souffle après les efforts violents des jours passés.

L’aviation, pendant ce temps, se dépense sans compter. Observation, bombardements, que de missions en l’air, que d’actions sur les arrières ennemis ! L’amiral Gouton, lui aussi, n’est pas inactif. Il a mis à la disposition du commandement de l’air, sa flottille aéronavale. Elle participe à toutes les actions aériennes. Il renouvelle aussi sa sortie sur Saïda. Ses trois contre-torpilleurs foncent vers la flotte ennemie, qui chasse ces moustiques, dédaigneusement. Comme s’ils pouvaient inquiéter sa puissance, ces insensés !

 

 

CHAPITRE XII

 

 

Le 19 juin, tout l’intérêt se reporte sur le secteur Sud-Syrie où la bataille est rallumée. Avant le lever du jour, le sous-secteur Ouest, celui qui englobe Mazzé, est très agité. Profitant de son avance des jours précédents, à partir de Mouaddamiyyé et de la crête 1222, l’ennemi a mis en place les forces qui devraient lui permettre d’atteindre la route Damas – Beyrouth et de pratiquement encercler la capitale de la Syrie par l’Ouest.

Tous les indices indiquent qu’une attaque se prépare. Dans les jardins, profitant de l’ombre propice, les hindous ont progressé vers Mazzé, dont ils seront bientôt maîtres. Pratiquement, disent les comptes rendus qui arrivent à l’EM des troupes du Levant, le front serait enfoncé et la route Damas – Beyrouth coupée.

Et comme une mauvaise nouvelle n’arrive jamais seule, on apprend que, depuis l’aurore, la flotte ennemie bombarde Damour. On entend du reste, de Beyrouth, les coups sourds de la canonnade, et le trouble dans les esprits est grand.

Après la perte de Saïda, une organisation défensive – un bouchon de plus – a été mise en place à Damour. Deux bataillons sont solidement accrochés, du moins le pense-t-on, aux rives du Nahr Damour qui, descendant de la région de Rechmaya, à 5 kilomètres au Nord de Beiteddine, a creusé son lit dans les rochers et les sables et se jette dans la mer à 3 kilomètres au Sud du village de Damour. Les bataillons ont eu le temps de s’enterrer, de poser des barbelés, de préparer leur plan de feux. Un soutien d’artillerie est prêt à répondre à toute demande d’intervention. Mais, pour le moment, que peuvent ces canons contre les lourds monstres de la flotte !

Entre Saïda et Damour, un détachement retardateur, quelques automitrailleuses, soutenues par de l’infanterie portée, a reçu mission de prendre le contact de l’ennemi dès qu’il manifesterait son intention de progresser par la route, de l’obliger alors à se déployer, puis de rentrer dans les lignes, où il jouera le rôle de réserves. Manœuvre classique de tels détachements.

Mais les conditions du terrain sont telles que c’est en pleine vue de la mer, donc de la flotte, qu’il aura à remplir sa mission. Et les bateaux anglais s’en donnent à cœur joie de faire du tir à la cible sur les blindés qui se profilent sur la route en corniche, et même sur les sanitaires qui s’enflamment non sans que de vigoureux « hourras » ne saluent de la mer ces faits d’armes.

Le 19 juin pourtant, c’est Damas qui aura la vedette.

A 8 heures, le général Keime, qui jusqu’alors commandait la cavalerie du Levant, et qui a été nommé au commandement du secteur Sud-Syrie l’avant-veille, rend compte, par un télégramme angoissé, qu’il est obligé d’abandonner Damas où il ne serait plus en mesure d’actionner ceux de ses éléments qui sont à l’Ouest de Mazzé, coupés qu’ils sont de lui, par l’attaque victorieuse hindoue. Il se replie sur Douma, au Nord-Est de Damas, sur la route de Homs.

Pour parer à tout événement, les éléments du 7e RCA, ceux qui viennent de rentrer de Kuneitra, sont poussés, sur ordre de l’EM des TL, sur la route Damas – Beyrouth, au débouché des monts de l’Anti-Liban, vers Damas. Paradoxalement donc, ils sont actionnés directement par le chef d’EM des TL. C’est assez dire, combien en Sud-Syrie la situation peut être catastrophique !

Le général Keime, vers 10 heures, rend compte à Beyrouth, qu’il ne peut plus commander à Damas, même de Douma. Il demande l’autorisation de porter son PC sur la route Damas – Beyrouth, autorisation qui lui est accordée. Mais comme cette route est aux mains de l’ennemi et qu’aucune piste pour automobiles n’existe au Nord de Damas, lui permettant de contourner la ville, il entame un long périple qui, par Nebek, Homs et la Békaa, le ramène sur la route Damas – Beyrouth, à hauteur des cols de l’Anti-Liban. Cette randonnée, à toute vitesse, prendra quand même une demi-journée, pendant laquelle le secteur Sud-Syrie sera privé de commandement.

Peu à peu, les renseignements arrivent de Damas et clarifient la situation. Celle-ci y serait très grave, si ce n’est mystérieuse. La veille au soir, les forts qui protègent Damas auraient été abandonnés par leurs défenseurs, sur un ordre dont l’origine ne peut être précisée[13]. De ce fait, lorsque les hindous ont attaqué Mazzé, l’artillerie des forts serait restée muette ! Serait-on aux prises avec une action de démoralisation ? Y aurait-il à l’EM de Damas, un espion ou un traître ? Le mystère reste entier, et pour l’élucider, il faudrait faire la place de la peur obsidionale qui, depuis la chute de Mazzé, s’est emparée, semble-t-il, des têtes les plus solides. Tout cela relève du roman, pense le général Dentz, et doit être mis sur le compte de la fatigue et de la tension nerveuse en résultant.

Il faut cependant ne pas subir et redresser une situation pour le moins gravement compromise. Les éléments du 7e RCA débouchent de la montagne par la route de Beyrouth, poussent dans la plaine, rejettent au Sud les hindous qui s’opposent à leur avance, assez inquiets, semble-t-il, de cette contre-attaque non prévue. L’infanterie est ramenée aux lisières de Mazzé. Pendant toute la journée, le nettoyage du village se poursuivra. La route directe avec Damas est de nouveau libre, mais l’alerte a été chaude.

Il s’agit maintenant de poursuivre l’avantage. Le colonel Le Couteulx, qui a fait quatre-vingts prisonniers à Mazzé, continue sa progression dans la Ghouta. Ses hommes en connaissent tous les détours puisqu’ils tenaient garnison à Damas, avant le 8 juin. Ils font la chasse aux attardés, non sans en capturer la valeur d’une compagnie.

A la fin de la journée, la situation est consolidée à Damas. Les troupes ont réoccupé leurs emplacements du lever du jour, le front est rétabli. Quelques unités, dans l’affolement du début de la journée, ont suivi le général Keime dans son périple. Il les a laissées à Nebek, sur la route de Homs, arrêtant ainsi une retraite pour le moins trop rapide. Elles renforceront la garnison de ce village et combattront du reste de nouveau. Quant au commandant du secteur Sud-Syrie, après sa longue absence, il vient d’installer son PC sur la route Damas – Beyrouth, à Khan Mayssaloun, et reprend enfin son commandement.

A Homs, l’arrivée impromptue du commandant de Sud-Syrie a jeté la panique. La garnison a cru, un moment, que l’ennemi arrivait. Le colonel Bapst qui commande s’est bien vite repris. Par Homs, il organise le ravitaillement en vivres et en munitions des unités qui pourraient encore se battre aux environs de Damas, car il ignore l’action du 7e RCA, et son initiative est digne de louange.

Pendant que ces événements, que certains ont qualifiés de tragicomiques, se déroulaient à Damas, à Marjeyoun, le combat, là aussi, faisait rage. Les australiens, qui se sont mis en place au cours de la nuit, ont déclenché, au lever du jour, une violente attaque appuyée par une artillerie des plus puissantes. La surprise a joué et nos premiers éléments ont été submergés. Mais le colonel Albord veille. Il lance ses réserves, appuyées d’un escadron de chars, à la contre-attaque, fait quatre-vingt-deux prisonniers et reconquiert le terrain perdu.

Là aussi, c’est la guerre de position qui s’installe. Partout les troupes de Dentz sont obligées de se mettre sur la défensive. Elles n’ont aucune possibilité de manœuvre et, comme une peau de chagrin, leur espace se rétrécit chaque jour, au fur et à mesure que l’étreinte se fait plus violente. Elles en sont réduites à subir les coups de l’assaillant. Elles les lui rendent bien sûr, et avec usure, mais dans ces conditions, aucune solution favorable ne peut être envisagée. Tôt ou tard, du fait de leurs forces amoindries, nos unités seront obligées de subir la loi du vainqueur.

La nuit tombe maintenant sur les différents champs de bataille, nuit chaude d’Orient, mais pendant laquelle chacun veille, épie, scrute l’obscurité et le silence. De-ci, de-là, claquent les balles, guetteurs obnubilés par la nuit et qui ont cru voir des ombres progressant, obus striant le silence de leur bruissement ténu et qui en un fracas épouvantable répercuté par les échos, viennent écraser le poste qui veille ou le cheval qui s’endort.

Dans les jardins de Damas, le long des rives du Barada, dans cet embaumement de fleurs, chacun écoute. Les fruits, qui maintenant sont mûrs et dont la cueillette n’a pu être faite, tombent avec un bruit sourd. Autant d’indices irréels pour le guetteur qui, l’arme à l’épaule, s’émeut de la nuit. Sont-ce les hindous au turban élégant qui font bruisser les arbres, là-bas, près du fleuve ? Sont-ce les chapeaux des australiens qui s’agitent dans l’obscurité, ressemblant à s’y méprendre aux palmes que la brise de la nuit caresse ? Sont-ce les chéchias des gaullistes, tirailleurs au noir visage, qui de loin ressemblent à des pierres, se profilant sur les clairières ?

Parfois, dans ce grand silence, un cri s’élève, blessé du jour qui agonise et en un dernier sursaut appelle à l’aide et signale ainsi sa présence, blessé du jour qu’une patrouille ennemie vient de découvrir. Il hurle sa peur de mourir sous le couteau du vainqueur.

Guerre atroce, comme toutes les guerres fratricides, guerre odieuse à tous ceux qui sont forcés de la faire, de la subir. Que de morts inutiles, que d’énergies perdues pour l’avenir, que de haine aussi qui entre dans les cœurs et qui sera si longue, si longue à s’éteindre. Pour les uns, seul le devoir militaire les inspire, leur honneur militaire ne doit pas fléchir. Ils ont reçu une mission, mission de sacrifice peut-être, mission pénible, dure, ingrate ; peuvent-ils ne pas la remplir ? Ce n’est point eux qui ont voulu ces combats, qui ont manqué à leur parole. Ils avaient prévenu, comme le général Dentz le fait encore chaque jour, que toute action de force appellerait en réponse la force. Le commandement anglais savait que s’il entrait en ennemi au Levant, il se heurterait à la résistance des troupes françaises, comme elles auraient résisté à toute action cherchant à violer la neutralité des Etats sous mandat, quels qu’en soient les auteurs. Où sont-ils au surplus, ces allemands, que les anglais disaient occuper la Syrie ? Où sont ces soldats de la Wehrmacht, ces aviateurs, avant-garde de la prétendue invasion ? Nul encore des anglais n’a pu en apercevoir un seul, comme aucun soldat français n’en a reçu l’aide. Alors ? En Palestine on se croyait sûr du pourrissement psychologique entrepris depuis de longs mois. Wavell pourtant avait bien signalé à Winston Churchill que les renseignements donnés par les Français Libres n’étaient pas sûrs. Ce grand soldat faisait confiance à ceux qu’il recevait de Beyrouth. Les fiers à bras, les excités, que du reste on n’a pas vus au combat, envoyaient, sans se gêner, en Palestine, des renseignements dits d’ambiance, ne traduisant que leur état d’âme. Ils se ventaient d’avoir mis en condition les vichystes. Qu’une unité anglaise se présentât et les fusils seraient jetés au fossé. Combien sont criminels ces espions bénévoles, d’avoir ainsi induit en erreur le commandement anglais ! Si le Levant était, paraît-il, truffé d’agents allemands qui tentaient de lever les arabes contre les anglais, et il y en avait certainement, on peut dire que les agents de l’Angleterre, ou plutôt de la France Libre, étaient beaucoup plus nombreux. Il est juste de reconnaître, du reste, que nombre d’entre eux, quand ils comprirent qu’ils s’étaient trompés et avaient trompé, firent leur devoir au péril de leur vie. Mais les irréductibles, parmi lesquels de nombreux civils, œuvrèrent jusqu’à la fin portent une terrible responsabilité. Le général Savage, qui commandait la division australienne engagée sur la côte, dira aux officiers de Vichy, après l’armistice, que lui et ses hommes étaient persuadés qu’ils auraient à « se battre contre les allemands qui maintenant occupaient le Levant et que leur action avait comme unique but de libérer les troupes françaises prisonnières ! ». Or des allemands, ils n’en avaient pas trouvé !

Peut-on avec plus d’astuce, plus de perfidie, pousser au combat des hommes n’ayant qu’un désir, ils le prouveront dans les semaines qui vont suivre : fraterniser avec les français par-dessus la frontière de Palestine, comme au bon vieux temps de la paix.

 

Ainsi que nous l’avons vu précédemment, les australiens se précipitèrent dans le poste de Nakoura aux cris de : « Where are Germans ». A Bint-Jbeil, l’adjudant de spahis qui y commande essaie de parlementer. Il s’approche de l’officier australien pour lui expliquer sa méprise : « D’allemands, il n’y en a pas, et il n’y en a jamais eu, ici nous n’avons que des soldats français, des indigènes algériens venus de leur lointaine Afrique, parce qu’on le leur a commandé ». Mensonge que tout cela, et un australien plonge sa baïonnette dans le corps de ce brave pour le faire taire. Et comme si cette mort n’était pas suffisante pour payer une telle audace, quatre jours son cadavre, son pauvre cadavre de sous-officier français, restera sur place, livré aux insultes de ceux qui passent.

Mensonge aussi peut-être, que le périple effectué par un colonel anglais fait prisonnier et auquel le général Dentz, à la suite d’une conversation au cours de laquelle il n’a pu le convaincre, offre d’aller partout où il voudra, se rendre compte par lui-même de la présence ou de l’absence des soldats de la Wehrmacht dans les rangs français[14]. Très « fair play », cet officier, après cinq jours de promenade dans les unités au combat et dans les arrières, reviendra à Beyrouth faire ses excuses au général Dentz. Pour rendre hommage à son honneur, le général Dentz le fera reconduire, libre, aux avant-postes.

 

 

CHAPITRE XIII

 

 

Pendant que partout, dans la zone des combats, nos troupes résistent à l’assaillant avec l’énergie du désespoir, la vie à Beyrouth continue.

Mais alors qu’il y a quinze jours, c’était dans une ambiance de paix que les civils vaquaient à leurs occupations, à leurs travaux, à leurs distractions, la guerre maintenant s’est installée.

Chaque nuit, en effet, l’avion pirate rôde ; il arrive vers 22 heures, et son ronronnement est bien connu de la population. Une à une, les bombes tombent, au petit bonheur, pourrait-on croire. Ici, c’est une maison éventrée, là un cratère dans une rue, plus loin, un jardin voit ses arbres et ses fleurs déchiquetés par les éclats. Mais souvent, trop souvent hélas, des victimes innocentes sont touchées. Nous sommes loin, très loin, de ces hécatombes qui vont bientôt engloutir les villes allemandes sous un déluge de feu. Nous sommes loin de ces vagues successives de bombardiers qui vont assommer tout ce qui, dans les pays qui souffrent sous la féroce loi de l’occupant, peut servir à son effort de guerre. Mais la hantise de cette mort qui rôde dans le ciel, comme pour choisir sa victime, pousse la population libanaise à se calfeutrer chez elle dès la tombée du soleil et à attendre dans l’angoisse le lever du jour. L’action psychologique est certaine.

Les énergies françaises sont toutes mises à contribution. Les hommes en âge de porter les armes ont été rappelés. Les femmes, pour leur part, sont presque toutes infirmières bénévoles. A l’hôpital, elles attendent les ambulances qui amènent du front les blessés. Les missions de toutes les religions et de toutes les croyances ont mis leurs locaux à la disposition du commandement, soit pour y accueillir les blessés, l’hôpital étant maintenant comble, soit pour y installer des services. L’EMTL n’échappe pas à la règle et abandonne le Sérail, cible trop voyante pour le pirate aérien. Un prêtre admirable, le père Poidebard, fort connu au Liban et surtout en métropole, pour ses travaux archéologiques, ne cache pas son désespoir de cette lutte fratricide. Il fait don au commandement de toutes les réserves dont il dispose pour sa mission. Vivres, papiers, surtout papier, car bientôt il manquera au Levant pratiquement assiégé. Le patriarche des maronites vient souvent consulter le général Dentz. Il n’ignore pas que la population chrétienne du Liban est hostile au mandat français. Un nationalisme, manœuvré du reste de l’extérieur (anglais, allemands ont truffé la montagne de leurs agents), la pousse à souhaiter un changement. Elle sait maintenant que le général de Gaulle a promis l’indépendance au Liban et à la Syrie, dès que les troupes anglo-gaullistes auront chassé les français de Vichy. Elle aspire donc à l’arrivée de ces « libérateurs ». Mais elle ne se rend pas compte que le changement de maître ne lui apportera pas la solution qu’elle souhaite. Elle comprendra plus tard, et regrettera alors le temps où la France était présente. Car, si elle a eu l’indépendance, c’est après de longues convulsions qui auraient été évitées si, dans une ambiance de paix et de justice, la France avait pu faire passer insensiblement à l’indépendance ces deux religions ennemies : chrétienne et musulmane, qui ne devaient leur tranquillité actuelle, la première dans leur longue histoire, qu’à sa présence. Tout cela, le patriarche le comprend. Mais il serait débordé par les extrémistes de sa communauté, s’il en faisait état. Il ne parle du reste qu’au nom des maronites. Les catholiques, de rite grec ou romain, ont également leur mot à dire. Sans parler des orthodoxes qui, eux aussi, sont turbulents, et de toutes les autres sectes.

Le commandant supérieur se débat dans cet imbroglio. Il ne peut faire confiance absolue aux belles paroles que chacun des antagonistes (car ils en sont déjà à cette rivalité occulte) lui donnent de leur fidélité, tant que les actes ne suivent pas. Or les actes sont longs à se manifester, et il faudra la fin des combats pour que les chrétiens libanais comprennent leur erreur. Ils regretteront leurs anciens maîtres.

Les consuls étrangers ajoutent encore à la confusion. Si l’américain est sympathique et compréhensif, l’italien et l’allemand, qu’il faut bien subir, sont encombrants, importants, toujours mal accueillis. M. Rahm, aussi, qui n’a d’autres titres que celui d’être venu pour préparer le passage des avions et l’envoi d’armes à l’Irak, et qui s’est cru autorisé à rester au Levant. Ils voudraient bien profiter de la faute commise par les anglais, pour avoir l’occasion, sous le prétexte d’aider Dentz, d’amener, au Levant, ces unités de la Wehrmacht qui, paraît-il, dans les Balkans sont prêtes à êtres transportées. Devant le refus brutal qui leur est opposé, ils manifestent leur rancœur par des mesures coercitives qu’ils font prendre par la commission d’armistice qui, hélas, continue de sévir. Mais son action reste lettre morte pour l’état-major. Au surplus, les culasses sans percuteur et les obus sans fusée sont restés inemployés, et pour cause, drôle d’aide à la révolte irakienne. Celle-ci, au fait, ne se manifeste plus guère. Serait-elle déjà écrasée ?

Le moral des civils est toutefois soumis à dure épreuve. La propagande ennemie continue à le désagréger. Les nouvelles les plus fantaisistes sont colportées, comme toujours en pareil cas, avec d’autant plus de certitude qu’elles sont plus mensongères. Ne dit-on pas que le nouveau général anglais qui commande en Palestine, retour de Grèce, Sir Mailtand Wilson, a décidé de faire bombarder Beyrouth par la flotte, si la résistance ne cesse pas ! Ne dit-on pas que des armes nouvelles et terriblement meurtrières, vont être employées pour venir à bout de la « ridicule petite armée de Dentz » ! Ne dit-on pas que seront fusillés sans jugement tous les officiers qui, de près ou de loin, auront commandé au combat pendant la campagne !

Toutes ces nouvelles, aussi farfelues que vidées de substance, sont alimentées par les agents occultes, aussi bien du reste l’anglais que l’allemand, que l’ennemi entretient dans les populations libanaises et syriennes. Elles trouvent des échos favorables dans les milieux féminins français. Ils pensent que cette guerre a assez duré, et ils sont sensibilisés à l’extrême, ce qui est normal, par les risques que courent les maris dans la plaine ou dans les djebels. Sans le vouloir, et sans s’en rendre compte, ces pauvres femmes sapent le moral des combattants. Heureusement que l’énormité de ces bobards est telle qu’après réflexion, peu y croient et que nombreux sont ceux qui s’en rient.

Chaque jour, cependant, à 13 heures GMT la radio de Beyrouth reprend le contact avec Alexandrie. Le général Dentz adjure l’amiral Godfroy, de faire comprendre au commandement anglais, tout l’odieux de ce combat. Mais le pauvre amiral paraît incapable de se faire entendre et surtout de se faire croire. Dans sa situation de « pas prisonnier, mais… », il n’a guère l’oreille des chefs britanniques. Au surplus, il n’est pas sur place et ne peut que transmettre au Caire les renseignements qu’il reçoit de Beyrouth. Et pourtant si les anglais avaient alors voulu comprendre, il n’était pas trop tard pour que tout fût arrêté, et que le sang cessât de couler inutilement.

 

 

C’est dans ce climat, pour le moins troublant si ce n’est fléchissant, que le 21 juin au matin, Beyrouth apprend que la situation à Damas s’est aggravée. Au cours de la nuit, l’ennemi, par Mazzé et la vallée du Barada, a atteint la route Damas – Beyrouth, de nouveau coupée. Puis vers midi, exploitant son succès du matin, il renforce les commandos qui ont fait si bonne besogne. Il augmente sa pression sur Damas, où la confusion règne. Les troupes, coupées en deux par l’avance anglo-gaulliste, cèdent peu à peu du terrain et par les pentes Sud de l’Anti-Liban se replient en direction de la route de Beyrouth, pendant que celles qui se sont trouvées à l’Est de la ville prennent la route de Nébek. Damas est définitivement perdue.

Des scènes malheureuses vont alors se produire dans la capitale syrienne. Si la population de Damas voit, d’un œil indifférent, ses « oppresseurs » changer de nom, elle va peut-être regretter ceux de la veille.

Parmi les troupes gaullistes qui viennent d’entrer dans la ville, plusieurs officiers y tenaient garnison avant l’armistice de 1940. Certains entendront réoccuper les lieux qu’ils habitaient alors, villas, appartements, qui sont restés fermés depuis leur départ. L’un d’eux, locataire d’un fonctionnaire français, officier de réserve, maintenant rappelé à l’activité, se présente à son appartement. Il exige de son ancienne propriétaire restée sur place, les clefs, toutes les clefs, et pourquoi pas aussi celles de la voiture qu’il voit dans le garage. Il poussera même la goujaterie jusqu’à exiger la clef du coffre-fort où des papiers « intéressant la défense », dit-il, peuvent se trouver. Cette attitude, aussi peu digne que peu conforme à la galanterie française, sera rapportée à la fin des combats par cette pauvre femme encore affolée des menaces auxquelles elle dut céder.

Damas est donc maintenant aux mains des anglo-gaullistes. La capitale de la Syrie est pour eux un gain précieux, mais la guerre ne s’arrête pas pour autant, car c’est à Beyrouth qu’il faudra dicter les conditions de la fin de la lutte. Et puisque Dentz ne veut pas comprendre qu’il lui faut mettre bas les armes, on continuera à se battre jusqu’à ce que la raison lui revienne.

Il faut parachever d’abord la conquête de la Syrie. Et apparaît à Abou Kamal, là où l’Euphrate quitte la Djézireh, une forte colonne de camions et de blindés, troupes venues d’Irak où la révolte est matée.

Elle se dirige droit à l’Ouest, longeant le pipe-line Mossoul – Tripoli, fait prisonnières les garnisons des petits postes qui gardent les stations de pompage et progresse rapidement dans le désert. Elle paraît avoir Palmyre comme point de direction. Les stations de pompage T2 et T3 sont bientôt atteintes, puis dépassées, et les premiers éléments motorisés anglais apparaissent aux défenseurs de Palmyre.

Palmyre, la ville de légende ! Aux temps heureux de la paix, ses ruines étaient un but touristique pour tous ceux qui venaient en Syrie, et qui remportaient dans leur souvenir la vision féérique de ce site tant vanté. Ils y revivaient, comme en un rêve, la vie de cette reine de Saba, qui avait hanté ces places, s’était promenée dans ces rues, avait vécu sous ces portiques, encore majestueux dans leur éloquence de palais ruinés. Au moment où le soleil couchant bleuissait d’ombre ces rouges et ces ocres, ils allaient goûter la fraîcheur du soir, dans ces jardins aux fontaines chantantes, où les palmes enamourées se caressaient doucement à la brise du soir.

Palmyre va avoir bientôt la vedette, et sera, pendant de nombreux jours, le pôle d’attraction de toutes les énergies, car elle constitue le verrou pour qui, venant du désert, veut atteindre le Liban par la trouée de Homs. Le verrou sauté, c’est toute la Syrie perdue pour Dentz, et ses maigres forces acculées à se défendre sur tous leurs fronts dans le réduit libanais.

A partir du 21 juin, tout l’effort de l’aviation se concentre, au détriment des autres zones de combat, sur les colonnes qui, inexorablement, progressent chaque jour davantage. Elles seront du reste retardées suffisamment longtemps pour que la mise en état de défense de Palmyre et de Homs soit achevée quand elles apparaîtront. Jusqu’alors, en effet, l’intérêt de la bataille s’était porté sur le front Sud, et rien, ou presque, n’avait été prévu pour assurer la défense de ces deux points importants.

La garnison de Palmyre est très réduite. C’est sa garnison du temps de paix. Une compagnie de Légion, une compagnie légère du désert, sont les maigres troupes dont dispose le commandant Ghérardy, responsable de la défense. Sans artillerie, sans blindés, loin de ses bases de ravitaillement, soutenues uniquement par une aviation, qui ne ménagera pas sa peine, elles tiendront pourtant, et feront l’admiration de tous, y compris celle de leurs assaillants.

A Homs, la situation n’est pas meilleure. Peu ou pas d’unités solides dans cette ville, jusqu’à présent garnison de troupes autochtones. Mais Homs, menacée par l’Est, sera également soumise à l’action des forces ennemies libérées par la prise de Damas et qui, remontant par Douma et Nébek, parachèveront son encerclement par le Sud.

En fin de journée, on apprend, à Beyrouth, qu’une action montée par le commandant d’armes de Deir-ez-Zor a atteint Abou Kamal et en a chassé les anglais. Mais, à son tour, la réaction ennemie chasse d’Abou Kamal les troupes de Deir-ez-Zor et les oblige à se replier. La route est maintenant ouverte pour l’action ennemie vers l’Ouest.

Alors commence le calvaire de Palmyre.

Qui commande à Palmyre ? Le commandant Ghérardy est un vieux blédard, qui connaît le désert, le bédouin, ce qu’on peut en attendre, ce qu’il faut en craindre. Il sera pour tous celui qui a défendu Palmyre avec une poignée d’hommes. Son nom est maintenant oublié, car la hargne et la vengeance ont jeté sur lui le voile du remords. Mais pour ceux qui ont combattu sous ses ordres, pour tous ceux qui sont morts pour rien, il est resté le héros de Palmyre. La compagnie légère du désert, la compagnie de Légion, quelques aviateurs de la base aérienne, sauront tenir en échec, pendant quinze jours ces intrus, hier amis, aujourd’hui tellement acharnés dans leur lutte.

Quinze longues journées de vingt-quatre heures, il leur fallut se battre. Les jours, les nuits étaient remplis de combats, de coups de main, de faits d’armes. Quinze jours d’une lutte incessante, qui a immobilisé une colonne blindée ennemie d’environ un millier d’homme, la Hab-force, brigade de cavalerie motorisée venant de Bagdad. Quinze jours d’agonie, car elle était sans espoir cette lutte à un contre dix. Malgré la hardiesse, la folle générosité de l’aviation terrestre et navale qui s’est dépensée sans compter, malgré ces pertes trop lourdes pour leur petit nombre (les carcasses des avions abattus restent dans le désert les témoins de la folle bravoure de ces pilotes qui sont morts pour que l’honneur soit sauf), Palmyre ne pouvait tenir plus longtemps.

Mais ce temps a été mis à profit par le général Dentz pour faire roquer vers Homs, les unités qu’il a pu prélever sur les autres secteurs. Et quand Palmyre, à bout de force, tombera, Homs sera parée pour prendre la relève.

Et chaque jour, c’est une angoisse nouvelle, l’attente du télégramme qui dira que Palmyre tient encore.

Pourtant, peu à peu, autour de l’oasis, le cercle se resserre. Le col des Tombeaux, grandiose et majestueux, est atteint par l’ennemi. La route de l’Ouest est maintenant coupée. Il va falloir tenir sans espoir de renforts. Et Palmyre tiendra.

Dans les jardins, dans ces jardins si luxuriants, si magnifiques, gagnés sur le désert, on se battra. Dans le réduit, on se battra. Dans le poste de commandement où Ghérardy attendra la mort, qui ne voudra pas de lui, on se battra. Puis ce sera l’obligation de rendre la place. Toute résistance est maintenant vaine, les blessés ne peuvent plus être évacués depuis que l’ennemi tient le col des Tombeaux. Et l’eau, cette eau si précieuse au désert, commence à manquer.

Et quand, au soir du 3 juillet, l’ennemi verra sortir un à un, de leurs emplacements de combat, ces hommes exsangues, il n’en comptera que quatre-vingt-huit. Son étonnement sera grand, car il croyait avoir devant lui un gros bataillon. S’il avait su, il aurait masqué Palmyre et aurait couru à Homs, occasion perdue pour le succès rapide de ses armes.

Le commandement anglais ne cachera pas son admiration pour cette poignée de braves. Spontanément, il leur fera rendre les honneurs avant de les faire partir pour les camps de prisonniers de Palestine.

Hommage du vainqueur à la gloire du vaincu. Hommage d’un chef qui a su, par son profond sens de l’honneur, reconnaître ce que la volonté, la ténacité humaines pouvaient faire accomplir à des soldats animés seulement par leur sentiment du devoir.

 

 

CHAPITRE XIV

 

 

Alors que Ghérardy sauvait ainsi l’honneur, les opérations sur le front de Damas ne se ralentissaient pas pour autant.

Damas évacuée, il fallait à nouveau se battre, mais se battre cette fois pour empêcher l’ennemi d’utiliser la voie qu’il a conquise et qui le mènerait directement à Beyrouth.

La route perce l’Anti-Liban, et se prête particulièrement bien à la défensive. Elle traverse en effet un défilé, dominé au Sud par l’Hermon, au Nord vers Bloudane par le djebel el-Chkif. La porte est fermée vers l’Ouest par une longue chaîne dont les sommets atteignent 1883 mètres, le Kfar Gabous. Coupée de ravins effrayants, cassée comme à plaisir pour s’opposer à la progression hors de la route, la montagne, le djebel Mazraat, est un réduit inexpugnable pour qui sait utiliser les ressources qu’il donne à la défense. Ces lieux chargés d’histoire – c’est là que Fayçal mit bas les armes en 1920 – sont propices à la guerre en montagne. Il faut tenir tous les sentiers de chèvres, tous les passages, en augmenter les difficultés pour que l’ennemi ne puisse tourner la position. Seule, la route reste dangereuse car elle est propice aux actions blindées. Elle sera barrée et on jouera de ses méandres pour arrêter, au plus loin, toute action ennemie qui tenterait de forcer le passage.

C’est le général Keime qui commande. Il a constitué trois groupements de force, deux à base d’infanterie et de spahis, aux ordres du colonel Beucler et du colonel Pefontan, le troisième à base de blindés aux ordres du chef d’escadrons Simon, celui de Cheikh Meskine. L’ensemble est soutenu par une artillerie, manœuvrée de main de maître par le chef d’escadron Pommeret, celui de Mazzé. Simon, Pommeret, bel attelage et qui prouvera que sa réputation n’est pas usurpée.

En face, c’est une unité hindoue qui est au contact, celle qui a pris Mazzé. Son mordant est refroidi depuis qu’elle a subi les assauts répétés des chars français. L’ennemi est-il trop pressant, bien vite Simon lance en avant ses blindés, qui font refluer dans la plaine de Quatana les audacieux progressant par la route. Là, alors, c’est à Pommeret d’agir. Ses concentrations tombent sur les camions, sur les cruisers, déciment les fantassins, s’ils n’ont pas eu le temps de se faufiler dans les abris qu’ils ont creusés. L’ennemi tente-t-il un débordement par la montagne ? Aussitôt une unité de spahis prolonge le front, et au milieu de ces rochers, il suffit de quelques armes automatiques bien placées pour arrêter un assaillant qui grimpe de la plaine.

Le front, dans cette zone, est enfin reconstitué. Jusqu’à la fin des opérations, l’ennemi s’usera en pure perte pour forcer le verrou. A des altitudes avoisinant 1500 mètres, le long des précipices, véritables gouffres, on se battra à pied, à cheval, avec les blindés, avec l’artillerie contre les chars et les fantassins ennemis. L’aviation ennemie ne pourra agir efficacement contre la poussière de défenseurs que la montagne protège. Elle reportera son action sur les arrières, dans la Békaa, où elle fera du reste de nombreux dégâts, mais elle n’aura aucune prise sur la résistance montagnarde.

Jusqu’à la fin, jusqu’au moment où la décision viendra du résultat des opérations malheureuses du Liban, le général Keime et sa magnifique équipe tiendront, dans l’enthousiasme, cette route de Beyrouth que l’ennemi aurait tellement voulu conquérir.

Le 22 juin donc, Damas est irrémédiablement perdue, il s’agit pour le commandement français de faire le point.

A Palmyre, on se bat, la colonne de l’Hab-force y est sévèrement accrochée. Dans le djebel Mazraat, la défense s’organise. On peut espérer que l’ennemi ne passera pas. Mais dans le secteur du Liban, dans ce secteur qui dévore les bataillons, que se passe-t-il ?

A Marjeyoun, la journée ne voit que les échanges rituels de tirs d’artillerie. Parfois des patrouilles se rencontrent, mais rien d’important n’est à signaler.

Dans le Chouf, le groupement du colonel Barré est toujours devant Jezzine. Chaque fois qu’il tente de faire faire mouvement à l’une de ses unités, l’artillerie et les armes automatiques de l’ennemi se manifestent. Tout décrochage est impossible. Un changement dans le dispositif pourrait avoir, pour nous, des conséquences imprévisibles.

Sur la côte, l’ennemi n’a pas encore pris le contact des éléments qui défendent Damour. Il regroupe ses forces, digérant sa victoire de Saïda. La flotte elle-même est moins virulente, ses tirs moins fréquents, moins brutaux. Que se passe-t-il donc en mer ? Nous ne le saurons que plus tard quand nous apprendrons que l’aviation allemande, basée en Crète, a fait une démonstration violente en Méditerranée. Pourquoi la Royal Air Force n’a-t-elle pas agi de même quand les avions allemands arrivaient en vue des côtes du Liban à bout d’essence, en route vers l’Irak ?

Ce calme, pour le général Dentz, est inquiétant. La sage lenteur avec laquelle l’ennemi progresse, ne lui paraît pas normale, car celui-ci ne peut ignorer la faiblesse des forces qui lui sont opposées. Aussi le commandant en chef est-il sur ses gardes. Il s’attend à une action de force sur l’un quelconque des centres névralgiques de la défense. Si les unités chargées de barrer la route de la côte tiennent, ce ne pourrait être que Marjeyoun ou Jezzine qui seraient menacées.

Marjeyoun, c’est la clef de la Békaa. Sa chute permettrait à l’ennemi de prendre à revers les défenses que Keime organise face à Damas. Ce serait la route de Beyrouth ouverte par l’Est.

Jezzine, c’est la route de Beiteddine, celle qui permettrait d’atteindre Beyrouth au plus court par les contreforts du Liban. Mais si la défense côtière était submergée, rien ne s’opposerait plus à la chute de Beyrouth.

La situation est grave, très grave, mais elle n’est pas désespérée. Tant que l’ennemi ne voudra pas comprendre l’inanité de ces combats et arrêter le carnage, les troupes françaises se battront.

Le 23 juin, les seuls points où l’ennemi manifeste son agressivité sont Palmyre et Marjeyoun. Dans l’ensemble les autres secteurs sont calmes. Quelques tirs d’artillerie et de mortiers dans le Chouf. Sur la côte et à Sud-Syrie, l’ennemi n’a pas encore repris le contact.

A Palmyre, l’encerclement de la garnison est achevé. L’artillerie anglaise tire rageusement sur nos points d’appui, mais notre aviation apporte aux défenseurs toute son aide et toute sa bravoure.

A Marjeyoun, chacun des adversaires s’entête, et la lutte reprend, âpre et sauvage. Albord veut conserver des vues sur le Houlé, l’anglais veut s’ouvrir la route de la Békaa. Au lever du jour, après un bombardement intense, l’attaque ennemie se déclenche sur tout le front de la position. A 10 heures, elle se localise vers Ebel el-Saki, où notre résistance – et l’ennemi l’a bien senti – est la moins forte. C’est en effet dans cette zone montagneuse, et sur la gauche de notre dispositif, que se trouve ce qui reste du 2e bataillon de chasseurs libanais. Et s’ils sont moins solides, moins aguerris, moins opiniâtres que les français, les libanais ne s’en battent pas moins avec courage. Mais leur ignorance de certaines règles du combat les conduit à commettre des fautes qui se payent par le sang. Cependant, après des aléas, au cours desquels l’ennemi a cru tenir la victoire, vers la fin de la journée, les défenseurs occupent toujours leurs positions et l’ennemi a été partout repoussé.

Dans le Chouf, le duel d’artillerie continue. Malheureusement, l’adversaire a des vues plongeantes sur nos positions. Il peut régler ses tirs avec précision. Mais la Légion reste égale à elle-même, et contre-attaques et coups de main se succèdent sans résultat.

Le 24 juin, toujours Palmyre, toujours Marjeyoun.

Contre l’oasis, l’attaque anglaise resserre son étreinte, mais la garnison rend coup pour coup. Bien mieux, elle contre-attaque. Son moral est excellent.

A Marjeyoun, depuis midi, la situation est grave. L’ennemi a pénétré dans le village et s’est emparé de la citadelle, mais notre infanterie, soutenue par une artillerie sans défaillance, tient toujours ses positions.

A Sud-Syrie, l’ennemi, qui depuis quarante-huit heures était inactif, vient tâter nos positions prudemment, comme à regret. Le répit qu’il nous a laissé, nous a permis de parfaire l’organisation hâtive du premier jour. Les plans de feux ont été remaniés. Ils battent maintenant les réseaux de barbelés qui ont été posés. Les fantassins ont creusé des emplacements de combat dont la protection est augmentée facilement par les parpaings dont la montagne regorge. L’artillerie est très active, Pommeret s’en donne à cœur joie de déclencher ses tirs sur tous les rassemblements que lui signalent ses observateurs.

Le lendemain, la situation à Marjeyoun devient inquiétante. L’adversaire a poursuivi son action de la veille. Il accentue sa pression sur Ebel el-Saki, où il a senti que la résistance était la moins coriace. Les unités du bataillon de chasseurs libanais repoussent avec succès les infiltrations de patrouilles. Mais bientôt elles sont obligées de céder devant une attaque plus puissante, les chassant de leurs positions.

Dans le secteur du Chouf, l’ennemi là aussi cherche la décision. Forçant le groupement Barré à l’immobilité, car il l’a solidement accroché, l’anglais, qui a été renforcé, pousse vers le Nord des éléments, sans doute montés de la côte, en direction de Beiteddine, par les routes de Kfarhim et de Gharifé.

Sur cette dernière route se trouvent quelques blindés, soutenus par des cavaliers. Ils ont la mission de retarder l’ennemi s’il pousse sur Beiteddine. Ce gros village de la montagne n’est actuellement tenu que par quelques éléments d’infanterie, insuffisants si l’adversaire progresse en force sur le village. Ordre est donné au général commandant le secteur du Liban de renforcer la garnison de Beiteddine et d’y constituer un centre de résistance capable de tenir l’ennemi en échec. C’est au chef d’escadrons Lehr qu’incombe la lourde tâche de coordonner la défense. Beiteddine est en effet la porte qui, par la montagne, en tournant les défenses de Damour, donne à l’ennemi la possibilité de dévaler vers Beyrouth qui, à une quinzaine de kilomètres, serait alors sérieusement menacée.

Le même jour, ce 25 juin, devant la plage de Khaldé, à 5 kilomètres au Sud de Beyrouth, le sous-marin le Souffleur, qui évoluait en surface, est coulé par un sous-marin anglais. Coup terrible pour les marins qui ne comprennent pas comment leur camarade a pu, ainsi, se laisser surprendre.

Le long de la côte, l’ennemi a repris sa progression ; son artillerie est en batterie au Nord de Saïda. Il est maintenant à bonne portée pour bombarder Damour avec ses canons lourds. Le bombardement ne tarde pas du reste à faire des ravages. Les coups tombent drus, écrasant les maisons, semant la mort surtout dans la population civile de ce petit village. Cette artillerie a pris la relève de la flotte qui, hier encore, bombardait Damour, et qui aujourd’hui s’est éclipsée. Et la mer, pour le moment tout au moins, est libre en surface, car certainement les sous-marins anglais sont à l’affût.

Palmyre tient toujours. Mais à Nébek, petite ville à peu près à mi-distance de Damas et de Homs par la route qui court aux pieds de l’Anti-Liban, les éléments retardateurs, qui y ont été laissés après la chute de Damas, sont maintenant au contact.

Les combats du 26 juin sont sporadiques sur l’ensemble des positions tenues par les troupes de Dentz. Duels d’artillerie et de mortiers, rencontres de patrouilles de contact. Mais on sent que, peu à peu, l’adversaire resserre son étreinte. Il tâte avec prudence nos défenses, cherchant à déceler les points faibles. Son artillerie a été renforcée. Elle serait maintenant complètement motorisée. Les batteries se déplacent en effet avec une grande rapidité, et chaque fois notre contre-batterie tombe dans le vide. Nos artilleurs pensent qu’ils ont affaire à des batteries nomades, dont les tirs très violents et ajustés nous font subir de lourdes pertes. Les résultats obtenus, les canons anglais disparaissent, évitant ainsi les représailles.

Le 27 juin, le contact se resserre encore, mais rien de décisif ne se produit. Dans le Chouf, nos éléments sont repoussés, lentement mais inexorablement. Leurs pertes sont sévères. Sur la mer, la flotte a fait sa réapparition, l’accalmie de la veille n’aura que peu duré. Ses tirs à terre recommencent avec la même précision, la même virulence. Damour et la route au Nord ne sont que poussières et ruines.

Mais l’anglais paraît désorienté. Il semble rechercher nos gros et être indécis quant au point d’application du coup de grâce qu’il veut assener aux troupes de Dentz. Le nombre de celles-ci se réduit chaque jour davantage. Les prisonniers faits, et qui encombrent les camps de Palestine, les pertes subies sont pourtant, pour Le Caire, un livre ouvert, car il connaît dans le détail notre ordre de bataille ; et par ses espions, et Dieu sait s’ils sont nombreux, il n’ignore aucun mouvement de nos unités. Mais il reste méfiant, et n’avance qu’avec une grande prudence, comme s’il attendait un événement. Pourtant la victoire est là, quand il le voudra !

Jusqu’au 30 juin, il ne tentera rien d’important. Il continuera sa lente progression dans le Chouf et sa flotte bombardera Damour, la route au Nord et les installations de TSF de Khaldé.

Le 30 juin, nous essuyons un échec à Nébek. Nos tirailleurs sénégalais, qui partaient à l’attaque pour dégager la ville, sont rejetés avec vigueur sur leurs positions de départ par les tirailleurs sénégalais gaullistes. L’ennemi avait été prévenu de cette action, montée pourtant dans le secret. Mais y a-t-il encore possibilité de garder un secret ? Quoi qu’il en soit, l’échec est cuisant, et le moral de nos tirailleurs est sévèrement touché.

A Palmyre, la garnison tient toujours, mais elle a dû abandonner à l’ennemi certains points de la palmeraie. Les troupes contre-attaquent sans relâche et réussissent à chasser des jardins les anglais qui s’y étaient infiltrés. L’ennemi, dans sa retraite précipitée, laisse matériel, armes et véhicules entre nos mains.

Le 1er juillet, deux brigades motorisées anglaises, libérées par la fin de la révolte de Bagdad, et qui s’étaient concentrées à la frontière irakienne, pénètrent en Djézireh et progressent en direction de Deir-ez-Zor en remontant l’Euphrate. Elles repoussent les éléments avancés de surveillance. A 10 heures, elles font leur entrée à Mayadine, à 40 kilomètres au Sud de Deir-ez-Zor. Vers 12 heures, quatre colonnes motorisées se présentent devant Deir-ez-Zor. Bien vite, toutes les issues de la ville sont tenues sous leurs feux et la route de Deir à Alep est coupée.

La menace sur Deir se précise le 2 juillet. Vers la fin de l’après-midi, une colonne motorisée s’est présentée devant Tell Kolchek. Elle est arrêtée dans sa progression par la garnison qui se bat vigoureusement.

A l’autre bout du front, sur la côte, nos positions de Damour sont pilonnées à la fois par la flotte et par l’artillerie en batterie au Nord de Saïda. Les résultats des tirs sont effrayants aux dires des blessés évacués. Les destructions s’accumulent. Un dépôt de munitions reçoit un coup au but et saute, augmentant encore les ravages.

Et le 3 juillet, c’est la fin du calvaire de Palmyre. Dans la nuit, à 1h45, le commandant Ghérardy lance son dernier message à Beyrouth. Il est à bout de forces et dans l’obligation de rendre la place. Il demande que cessent toutes les actions aériennes dans la région de Palmyre.

Treize jours, ils ont lutté, nos légionnaires et nos bédouins, et si leur sacrifice est poignant, il n’aura pas été vain car il aura permis au commandement de préparer la défense de Homs. Ils ont fixé autour d’eux plus de mille hommes, bien armés, disposant de matériels puissants, motorisés, cruisers. Si ces cavaliers avaient manœuvré en masquant Palmyre, ils auraient atteint Homs avant que la défense n’en fût prête. C’était la porte Nord du Liban conquise, avec toutes les conséquences qui auraient pu en découler.

C’est aussi le 3 juillet qu’arrivent de France, par avions, les premiers renforts que la mère patrie envoie au Levant. Maigres renforts, car la route aérienne est la seule qu’ils puissent emprunter, et les avions de transport, laissés à la France, sont en bien petit nombre. Une compagnie atterrira à Alep avec, en plus, des cadres volontaires, dont le célèbre capitaine Pillafort. Sera-ce tout ce que la France lointaine pourra faire pour ses troupes assiégées ?

Le même jour, à 17h45, Beyrouth reçoit un télégramme suffoquant. Il émane du commandant des troupes de l’Euphrate et est parti d’Hassetché. Que peut faire le colonel Ardouin en plein cœur de la Djézireh, si loin de ses troupes, à 150 kilomètres au Nord de Deir-ez-Zor ? Pour l’EM des troupes du Levant, c’est un mystère, comme il y en eut tant pendant cette période. Serait-ce que, surpris par l’arrivée soudaine des anglais devant son PC, il n’ait trouvé de libre que la piste du Nord ? Quoi qu’il en soit, ses troupes ont abandonné Deir-ez-Zor et se replient vers l’Ouest, le long de l’Euphrate par la route d’Alep. Ce repli sans chef, sans ordres concertés, sans coordination possible, s’effectue du reste dans des conditions très mauvaises. L’artillerie n’a pu être repliée et est restée aux mains de l’ennemi ; le pont de Deir-ez-Zor n’a pas été détruit. Pour le commandant en chef, les troupes de l’Euphrate sont en débandade. Peut-être se reprendront-elles quand elles auront échappé à l’étreinte ennemie.

Dans le Chouf, à 18 heures, le front s’allume de toutes parts. C’est sur le Chouf, du reste, que n’avait cessé de se porter l’attention du commandement, car c’est du Chouf que peut venir la décision pour l’ennemi. L’attaque ennemie se déclenche. Elle durera toute la nuit, et au matin du 4 juillet, nous sommes dans l’obligation d’abandonner Kharifé et de nous replier vers le Nord-Est. La nouvelle position, qui couvre Beiteddine, est jalonnée par Beiqoun, petit village qui barre la haute vallée du Nahr Barouk, Mazraat el-Chouf, Aannbâl, le piton 877.

Sur Damour, la flotte recommence sa danse de mort. Sa tactique reste la même : tirs de gros calibres sur nos positions pour les bouleverser au maximum, tirs sur nos batteries pour les réduire au silence. Car notre dispositif d’artillerie est connu de l’ennemi qui, à coup sûr, peut museler nos velléités de riposte. Il dispose de renseignements si sûrs, qu’on pourrait croire qu’il est renseigné heure par heure. Ses observateurs avancés, ses guetteurs de la flotte ont eu tout le temps voulu pour faire leurs repérages, et les artilleurs d’en face en font bon usage. Pourtant le camouflage n’a pas été oublié dans la mise en place de nos unités, mais le calme relatif qui régnait jusqu’à ce jour, a permis à l’ennemi de découvrir les indices qui ne trompent pas et d’agir comme à livre ouvert. Les navires de guerre disposent de moyens d’observation si perfectionnés, par rapport à ceux de l’armée de terre, que c’est d’eux sans doute, que l’ennemi tire sa parfaite connaissance de notre dispositif.

C’est ce qui fait alors dire au général Dentz, qui s’émeut de voir son artillerie réduite ainsi au silence, que « la victoire appartient à celui qui tient la mer ». La flotte ennemie, qui évolue à proximité de la côte, n’agit-elle pas comme si elle était aux écoles à feux.

Et effectivement la décision viendra de la mer. L’ennemi, comme à regret pourrait-on penser, a progressé le long de la côte avec une sage lenteur. Ce n’est que lorsque son dispositif terrestre a été mis en place, et que la flotte, par ses tirs préliminaires et d’appui, eut préparé l’action, qu’il est passé à l’attaque. C’est ainsi qu’il a opéré à Saïda, c’est ainsi qu’il va opérer à Damour.

 

 

CHAPITRE XV

 

 

Les journées des 4 et 5 juillet sont des journées d’attente pour nos troupes. Elles sentent bien que le sort de la campagne va se jouer là, sur cette côte, car partout ailleurs le front est stabilisé.

Au cours de ces deux journées, la flotte ennemie s’acharne sur nos défenses de la côte, pendant que l’artillerie motorisée prend à partie toutes nos positions, dans le Chouf.

Ailleurs, rien de grave n’intervient. Des automitrailleuses anglaises sont arrivées devant Raya, mais pour une cause inconnue, après avoir tâté les résistances que leur offrent les troupes de Deir, enfin reformées, elles ont fait demi-tour, sans insister.

C’est au cours de la nuit du 6 au 7 juillet que le sort de la campagne va se décider.

Damour est défendue par deux bataillons, un bataillon de tirailleurs, un bataillon de Légion, celui-là même qui tenait garnison à Baalbeck avant le début de la guerre. Il est aux ordres d’un vieux baroudeur, le commandant Brisset.

L’ennemi borde maintenant le Nahr Damour, ce fleuve qui, l’hiver, gonflé par les pluies, descend de la montagne avec l’allure d’une grande rivière torrentielle, mais qui, l’été, presque à sec, serpente au milieu des rochers qu’il a arrachés aux flancs de la montagne chaotique, dont les lèvres sont, vues de la mer, aussi à pic qu’un mur.

Les légionnaires ont organisé leur position sur la rive Nord du fleuve. De la mer jusqu’aux environs d’El-Boum, qui domine le littoral de ses 500 mètres d’altitude, elle sinue en utilisant au mieux le terrain, ses anfractuosités, ses angles morts. Comme toujours, les légionnaires ont remué la terre, tranchées couvertes, abris dans le roc, observatoires protégés, barbelés bien battus par les armes automatiques. Le plan de feux a été étudié avec toute la minutie que ces braves mettent dans tout ce qu’ils font. La position est forte, très forte, et l’ennemi le sait bien. Aussi est-ce à la flotte qu’il demandera l’effort de destruction ; à ses canons d’user de toute leur puissance pour bouleverser la position, afin de la livrer aux troupes à terre quand ils l’auront rendue intenable.

Le 6 juillet, dans cette clarté diffuse qui, à cette époque, est la nuit de l’Orient, un bombardement d’une intensité peu commune s’abat sur nos positions. De toutes parts, fusent les obus, obus lourds de la marine arrivant en sifflant, éclatant avec un bruit sourd, bouleversant rocs, barbelés, obus de l’artillerie de terre, achevant le travail par leurs éclatements rageurs qui balaient le sol.

Pendant trois heures, légionnaires et tirailleurs subiront ce pilonnage infernal. Rien ne paraît pouvoir lui résister et combien y aura-t-il de rescapés quand l’infanterie donnera l’assaut ?

Et puis au moment où le soleil va apparaître derrière les monts, le tir s’allonge, et la vallée du Nahr Damour répercute les échos des premiers coups de feu qui annoncent l’attaque.

Les australiens, profitant de la nuit et du tonnerre de l’artillerie, qui a couvert les bruits de leur progression, se sont infiltrés dans la vallée, et au moment où le jour se lève, ils montent à l’assaut des points d’appui de la Légion.

Notre artillerie n’a pu réagir de toute sa puissance. Prise elle-même sous les tirs de la flotte et des pièces nomades, elle a été quasi muselée pendant toute la nuit. Que pouvait-elle faire du reste contre cet enfer ? Maintenant elle a déclenché le tir de barrage prévu, mais il est trop tard ; légionnaires et australiens sont déjà au corps-à-corps.

Les légionnaires auraient en face d’eux cinq bataillons australiens, des meilleures troupes. Mais cette disproportion d’effectifs n’est pas pour leur en imposer. Ils rendent coup pour coup et prouvent une fois de plus que « là où est la Légion, l’ennemi ne passe pas », comme le disait jadis le général Rollet. Chacun combat pour son compte, la lutte est enragée, on se bat avec les armes automatiques, à la grenade, à la baïonnette, et au bout d’une heure, pour le commandant Brisset, l’attaque ennemie a été enrayée.

Mais une chose l’inquiète pourtant. Le pont de Damour était défendu par une compagnie qui maintenant est muette, et pour cause ! Les chars anglais ont franchi le Nahr à gué, près de son embouchure, ont progressé dans la bananeraie, et pris à revers le point d’appui dont ils ont décimé les défenseurs. De cette belle compagnie ne subsistent plus que quelques rescapés qui, au travers des rochers et de la bananeraie, essaient de regagner Damour.

Tant pis, ce qui reste tiendra. L’ordre est de tenir, la Légion mourra pour exécuter l’ordre.

Maintenant que l’attaque frontale a été enrayée, il faut savoir ce qui se passe aux ailes du dispositif, et le commandant Brisset apprend que la situation est grave. Appuyé par la flotte, dès 6 heures, l’ennemi, progressant par les hauts du terrain, a atteint El-Boum, faisant peser sur sa gauche une menace mortelle. Continuant leur progression par les hauts, les australiens sont bientôt au piton 567. Ils progressent en direction d’El-Bouache, à 3 kilomètres à l’Est de Damour.

Et toute la journée, les combats vont continuer, acharnés, opiniâtres, meurtriers. Vers 20 heures, il ressort des renseignements que c’est sur la gauche du bataillon Brisset, par les collines par conséquent, que l’ennemi a prononcé son effort. Fixant de front les légionnaires, il a glissé l’aile droite de son dispositif par les têtes de ravins et la position est pratiquement tournée. Aussi, pour protéger son flanc gauche, le commandant Brisset veut récupérer les garnisons des points d’appui (PA) qui n’ont plus leur utilité dans la bananeraie. Ils profiteront de la nuit pour se replier. Ils effectueront ce repli sans difficultés.

Toute la journée, nos légionnaires ont lutté. Ils ont tenu en échec un ennemi brave et accrocheur, appuyé par une artillerie rageuse et féroce. Un moment, le PC a lui-même été menacé. Le commandant Brisset a dû, lui aussi, faire le coup de feu. Et puis une contre-attaque de sa réserve l’a dégagé. Pour combien de temps ?

Il est là, dans sa farouche résolution de tenir, tenir encore, tenir jusqu’au bout, jusqu’à la mort, car il sait que si Damour est pris, c’est la chute de Beyrouth assurée, la conquête par l’ennemi de la capitale où s’arc-boute la volonté et où siège l’honneur des armes. Brisset est le dernier rempart, bien faible, hélas, avant la fin. Il ne veut pas céder, car alors tout s’écroule, et les sacrifices auront été vains.

Et pourtant, qu’elle est longue la liste des morts et des blessés qui, à chaque instant, s’allonge davantage. Les conditions du combat sont atroces, la chaleur suffocante, la soif, cette terrible soif des pays chauds, tellement ardente, et les réserves d’eau qui s’épuisent, car les obus ont fait bonne mesure sur les citernes qu’ils ont crevées, et le mince filet d’eau qui scintille dans les fonds, et qui est le Nahr Damour, est maintenant aux mains de l’ennemi.

Vers 20 heures, Brisset rend compte, par écrit, au colonel qui commande le sous-secteur, de la situation. Il l’assure de sa certitude de pouvoir tenir, s’il est ravitaillé en eau, et si des munitions sont poussées dans ses points d’appui.

Mais, quelle n’est pas sa stupeur de recevoir à 21 heures, en réponse à ce compte rendu d’espérance, l’ordre écrit d’avoir à se replier sur Kfarchima, sa mission étant terminée ! Kfarchima, ce petit village aux portes de Beyrouth, près Baabda ! Que veut dire cet ordre ? Le commandant Brisset ne comprend pas. Comment sa mission peut-elle être terminée, puisque, ayant reçu l’ordre de défendre Damour à tout prix, il est toujours maître de Damour ? Les australiens, certes, sont au contact, mais ils sont contenus, et pour l’instant, les légionnaires tiennent encore toutes leurs positions. S’ils les abandonnent, l’ennemi va se précipiter dans le village. C’est le sacrifice de tant de vies, inutile, c’est l’action menée depuis tant d’heures, réduite à néant. C’est aussi le déshonneur. Car pour le légionnaire, reculer sans y être forcé par l’ennemi, c’est trahir son serment, c’est salir son drapeau. S’en aller ainsi, au moment où peut-être l’ennemi est las de la bataille, c’est contraire à toutes les règles de la tactique, à toutes les règles aussi de l’honneur militaire ! L’ennemi, lui aussi, a soif ; lui aussi est harassé par la lutte farouche qu’il poursuit. Ses morts et ses blessés sont nombreux, plus nombreux que les nôtres, et leurs corps sont visibles, dans les barbelés, sur les pentes, dans le fond des ravins. On sent du reste, chez lui, des signes de fatigue. Ses assauts sont moins violents, moins fréquents, et la bataille tend peut-être à se stabiliser. Partir au moment où le succès défensif va vraisemblablement porter ses fruits, mais ce serait trahir, trahir la confiance que le commandement a dans la Légion, trahir aussi la France !

Le commandant Brisset est accablé. Il demande confirmation, car bien sûr, le commandant du sous-secteur n’a pu donner un ordre pareil, qui s’apparente à la lâcheté. En réponse, c’est derechef l’ordre de se replier qu’il reçoit, la mission étant terminée.

Que se passe-t-il dans ce PC dont le chef, du reste, pas une fois, pendant toute la durée du combat, n’a eu le courage, pour ne pas dire la décence, de venir voir Brisset ? Sans doute, ne se rend-on pas compte de ce qui se passe ? Sans doute n’a-t-on pas compris que les légionnaires tiennent toujours et partout leurs positions ?

Tout cela, Brisset l’expose en pure perte. L’ordre est maintenu. Brisset, la rage au cœur, est bien obligé d’obéir. Il ne peut, en plein combat, donner l’exemple de la révolte. Il est soldat, soldat de toutes ses fibres, de tout son être. Il se plie à ce déshonneur. Et les yeux remplis de larmes, il transmet à ses compagnies cet ordre invraisemblable.

Dans la nuit, commence la rupture du contact. C’est une longue théorie d’ombres, hâves, couvertes de poussière et de sueur, de sang aussi, car nombreux sont les blessés qui ont tenu à honneur de continuer à se battre. C’est une succession de petites colonnes dont les hommes portent sur leurs dos armes et munitions, car il ne faut rien laisser qui puisse faire croire à une fuite, aux australiens. Ils grimpent la montagne, escaladent les rochers, descendent les pentes, découragés.

Et comme sur un mot d’ordre mystérieux, tout d’un coup les tirs de l’ennemi se sont tus. C’est le calme qui suit la tempête. Le décrochage, comme si on en avait été prévenu en face, s’effectue sans qu’un seul coup de fusil ne sanctionne le bruit de la pierre qui roule, le choc d’un bidon sur une crosse, le juron étouffé du maladroit qui dégringole dans le ravin. Rien. Le grand silence est le seul compagnon de cette longue théorie de soldats qui, tout à l’heure, vomissaient la mort, et qui, maintenant, écrasés de chagrin et de rancœur, sentent leur fatigue. Le ressort moral est cassé, ce ressort qui toujours, au plein milieu de l’action, fait oublier la soif, la chaleur, la blessure qui saigne, la lassitude extrême.

Le repli du bataillon Brisset, qui tenait les avancées de Damour, ouvre la route du village qui n’est plus maintenant défendu que par un bataillon de tirailleurs du 22e RTA qui se trouve seul pour s’opposer à l’avalanche des vainqueurs. Accroché à la bananeraie et aux maisons du village, il est dominé par les crêtes où, tout à l’heure, se battait le bataillon Brisset. C’est en effet, comme nous l’avons vu, sur la gauche des légionnaires, par les hauts, que l’ennemi avait fait son effort. Mais la résistance de Brisset l’a surpris, et il n’a pu obtenir, comme il le pensait, la possession des collines qui lui aurait permis de prendre à revers les tirailleurs.

L’ordre effarant, donné à la Légion, équivaut, pour lui à la victoire. Les hauts sont libres, maintenant, et il peut progresser vers Kfarmatta et la cote 680 où il est signalé en fin de nuit. Mais cette progression, très en flèche, est cependant, pour lui, dangereuse, car s’il n’élargit pas la brèche, il sera vulnérable sur son flanc droit. Cette vulnérabilité n’a pas échappé au commandement qui, à Beyrouth, suit anxieusement les réactions du combat.

Alors, jouant le tout pour le tout, le commandant en chef, après avoir fait faire le compte des unités qui lui restent donne l’ordre à Sud-Syrie de mettre un bataillon à la disposition du Liban.

En pleine nuit, une colonne de camions rejoint Khan Mayssaloun et embarque le bataillon du 29e RTA que Sud-Syrie a retiré des positions qu’il tenait dans la montagne, au Nord de la route de Damas. Dans la matinée du 7, ce bataillon est débarqué vers Aïn-Traz, à 5 kilomètres de Kfarmatta.

Sa mission est simple. Débouchant au plus tôt des hauteurs Nord de Kfarmatta, et agissant sur la direction Kfarmatta El-Boum, four à chaux, pont de Damour, il doit couper de leurs arrières les unités ennemies qui ont progressé au Nord-Est de Damour. Puis, faisant face au Sud, il s’opposera à tout retour offensif de l’ennemi, en tenant les rives du Nahr, pendant que d’autres unités détruiront les australiens ainsi encerclés.

Pendant que se prépare cette action, la situation est très confuse à Damour, que tiennent toujours les unités du 22e RTA. Le colonel commandant le sous-secteur reçoit personnellement, par téléphone, du général Dentz, l’ordre de s’accrocher à Damour, sans esprit de recul. L’ordre est de tenir, tenir sur place jusqu’à la mort.

Le bataillon du 29e RTA a débouché des hauteurs de Kfarmatta, à midi. Mais il est très fatigué. La longue nuit en camions, faisant suite aux actions multiples menées sur la frontière syro-libanaise, fait sentir ses effets. Néanmoins, nos tirailleurs progressent. Bientôt, dépassant Kfarmatta, ils atteignent, au four à chaux, les derniers emplacements du bataillon Brisset. Que n’est-il encore là, ce bataillon ! Sa présence aurait, avec le renforcement qu’il aurait reçu des tirailleurs, changé la physionomie de la bataille de Damour. Mais les tirailleurs avaient-ils reçu cette mission ?

L’ennemi paraît avoir été surpris par l’audace de cette manœuvre dans son flanc. Mais sans tarder, il réagit avec vigueur. Son artillerie motorisée et la flotte concentrent leurs tirs sur les tirailleurs qui sont bientôt cloués au sol. Quoi qu’ils fassent, l’heure du succès est passée, ils ne parviendront pas à déboucher du four à chaux, pour atteindre le pont de Damour, qui est tout près, pourtant, mais dont ils n’occuperont jamais les ruines.

Ils resteront là, inutiles dans leur sacrifice, durement accrochés par l’ennemi, sans pouvoir esquisser la moindre manœuvre. Leur action n’aura donc aucune influence sur la suite des combats. Et pourtant, ils étaient bien près de réussir. Maintenant, morts et blessés gisent sur le terrain. Certains de ces blessés resteront trois jours aux emplacements où ils auront été couchés au sol, trois jours d’une lente agonie, pendant lesquels ils demanderont secours aux australiens passant auprès d’eux, mais ils n’auront d’autre aide que celle de coups de pied ou de coups de crosse, quand ce ne sera pas le coup de pistolet de l’ennemi les libérant ainsi sauvagement de leurs souffrances.

La bataille pour Beyrouth n’en continue pas moins. Le 29e RTA ayant échoué, il faut vaille que vaille, en récupérant tout ce qui est valide, reconstituer un front pour barrer la route de Beyrouth, dont l’ennemi distingue maintenant dans les lointains, les frondaisons, les hautes maisons, les villas qui se cachent au fond des jardins luxuriants.

Dans l’après-midi, le colonel commandant le sous-secteur rend compte téléphoniquement à Beyrouth que, pour lui, la guerre est finie, les australiens entourent son PC et il va être obligé de se rendre. Le général Dentz prend lui-même l’appareil pour lui dire qu’il va tout faire pour le sauver.

Cette conversation a été captée au passage par un enseigne de la marine qui, avec sept marins sous ses ordres, commande un poste de guet, installé au Nord de Damour. Sa mission est de surveiller les évolutions de la flotte, et depuis que le combat s’est rapproché de lui, il observe aussi ce qui se passe sur le champ de bataille. Revel, car c’est son nom, rend compte à son chef qu’il laisse un matelot pour assurer la permanence du guet, et qu’avec les six autres, il court dans Damour pour tenter de délivrer le colonel.

Et le plus fort, c’est que son coup d’audace réussit !

Il entre dans Damour par le Nord, tombe à l’improviste sur un groupe d’australiens qui, devant cette action imprévue, s’empressent de rebrousser chemin vers le Sud. Il arrive sans grande difficulté au PC du colonel. Il se présente à lui, et le pousse vers la sortie Nord de Damour, lui fait prendre la route de Beyrouth au pas de gymnastique, le cache au creux d’un rocher en lui recommandant d’attendre son retour. Car, au cours de l’action, un des marins a été touché par une balle tirée par les australiens en s’enfuyant, et il faut le récupérer et le panser, s’il vit encore. Revel et ses hommes pénètrent à nouveau dans Damour, retrouvant leur camarade qui, hélas, a été tué, enlèvent son corps et le ramènent vers la cachette où doit se trouver le colonel. Hélas, elle est vide ! Revel ne peut croire que déjà les australiens soient passés par là. Il commence ses recherches. A Khaldé, nul n’a vu le colonel, il rentre dans Damour, patrouille dans les ruelles, dans les maisons, monte vers les collines, rien ! Toute la nuit y passera et le colonel sera introuvable !

On saura par la suite que le colonel aurait été découvert par des australiens dans la cachette où Revel l’avait laissé. Ceux-ci l’auraient fait prisonnier. Il serait en route pour la Palestine. Mais ce sera aussi un de ceux qui préféreront ne pas rentrer en France à l’issue des combats !

Vers 18 heures, le général Dentz, qui ignore du reste, à cette heure, l’action de Revel, donne l’ordre de monter un coup de main à base d’automitrailleuses, pour tenter de délivrer le commandant du sous-secteur, dont on est maintenant sans nouvelles et pour cause, car à cette heure Revel l’a déjà enlevé de son PC.

Un officier de l’état-major, dans le jour finissant, est envoyé à Khaldé, pour expliquer au chef d’escadrons de Carmejane ce qu’on attend de lui. Prenant à ses ordres tout ce qui est encore capable de combattre, se servant de l’escadron d’AM de Riondel, ultime réserve, pour balayer la route, il doit pénétrer dans Damour, prendre liaison avec le 29e RTA, toujours cloué au four à chaux, et, avec les rescapés du 22e RTA, couvrir au besoin leur repli et regrouper l’ensemble aux environs de Khaldé, où les débris du bataillon Brisset, qui se réorganisent et se partagent ce qui leur reste d’armes, les recueilleront.

Carmejane, celui du Maroc et de Sanamein, a compris. Ses ordres sont bien vite donnés. Les uns après les autres, les pelotons d’AM foncent sur la route de Damour, pénètrent dans le village, et l’un d’eux arrivera au Nahr. Ils trouvent les tirailleurs du 22e RTA qui, calmement, modifient leurs emplacements, pour faire face à la menace sur leur flanc gauche. Le repli du bataillon Brisset n’a donc pas été exploité par les australiens puisqu’ils n’ont pas encore pris à partie les tirailleurs ! Où sont donc alors ces unités qui encerclaient le PC du commandant du sous-secteur ? Mais si tout cela n’est pas clair, on l’élucidera plus tard. Il importe pour l’instant de couvrir le repli du bataillon du 22e RTA, qui sera plus utile ailleurs.

L’ennemi cependant a éventé la menace blindée. Un tir d’artillerie, bien réglé, bat la route à la sortie Nord de Damour. Sur les crêtes, vers l’Est, les armes automatiques crépitent. Carmejane sent qu’il est peut-être trop tard pour faire replier les fantassins. Ramenant ce qu’il peut d’éléments d’infanterie, il monte vers les crêtes qui dominent la route, et où apparaissent les australiens. Ceux-ci n’insistent pas et se replient. Le passage est ouvert au bataillon. Sous la protection des AM, il va se replier. Malheureusement, rien ne pourra être fait pour celui du 29e RTA, trop loin pour profiter de l’aide des AM, et séparé de la route de Damour, du reste, par le gros des australiens. Les AM continueront à patrouiller sur la route toute la nuit, elles ne se replieront qu’au lever du jour.

Carmejane rentre à son PC de Khaldé. Pendant son absence, l’officier d’EM a esquissé avec le commandant Brisset l’amorce d’une position. L’armature en sera les légionnaires rescapés et une compagnie de tirailleurs malgaches qui, jusqu’alors, surveillait la mer. Quand les tirailleurs algériens arriveront, ils n’auront qu’à prendre leur place dans le dispositif.

Et le jour se lève. Le soleil dore les lointains qui se confondent dans une brume impalpable, pendant qu’il accuse encore plus les silhouettes trapues et tordues des oliviers de Khaldé. Leurs feuillages vert tendre se détachent sur la riante blancheur des orges non moissonnées. Tout est calme. Tout est serein. Un jour commence. Pourquoi faut-il que la mort rôde ?

Parfois, dans les lointains, un coup sourd, bientôt suivi d’un craquement très proche. C’est l’ennemi qui tire sur le mât de TSF de Khaldé, qu’il n’atteindra jamais du reste.

Mais c’est plus au Sud que le combat se prépare. Là, les hommes soufflent après leur folle nuit. Dans les trous, près des armes, ils dorment, harassés, recrus de fatigue, automates plus que soldats. A 2 kilomètres au Sud de Khaldé, la route de Beyrouth est de nouveau bouchée. Mais bouchon bien faible et bien ténu, qui ne résistera pas longtemps si l’ennemi l’attaque en force.

Sur le littoral, la situation est donc précairement rétablie. Mais pendant que Carmejane tentait son action de désespoir, les australiens ont progressé par la montagne. Telle est la raison pour laquelle la route de Damour a été si facilement déblayé. Longeant les crêtes, ils ont toute la nuit poussé vers le Nord. Ils seraient maintenant arrivés aux emplacements de batteries. Les nouvelles qui parviennent des artilleurs sont mauvaises et contradictoires. Surprises par les australiens, deux batteries auraient fait sauter leurs pièces, les autres se replieraient en direction du Nord. Ne pourrait-on plus compter sur leur appui ?

Le colonel Georges Picot a pris, le 7 au soir, le commandement du sous-secteur de Damour. L’action de Carmejane lui permet maintenant d’y voir plus clair dans l’imbroglio que lui a laissé son prédécesseur, mystérieusement disparu et que Revel continue à rechercher. Il approuve les dispositions prises et décide d’étendre si possible ses défenses vers l’Est.

Le 8 juillet, vers 9 heures, il rend compte que les australiens tiennent depuis 8 heures environ la crête de Naamé, un peu à l’Est de la route, à 4 kilomètres au Nord de Damour. Vers midi, cependant, la montagne s’allume, et descendent vers la mer des multitudes de petites colonnes. Continuant leur progression par les hauts, les australiens ont gagné du terrain, sans grand mal, il faut le dire, puisque plus rien dans cette partie de la montagne ne peut s’opposer à leur progression. Maintenant, ils descendent droit sur le PC du colonel Georges Picot, qui a juste le temps de se replier sur le Karacol de Choueifate, pendant que sur la route les AM de Riondel mènent une action retardatrice efficace.

C’est le glas de la bataille de Damour. Le village est définitivement perdu et Beyrouth directement menacée. La lutte, qui dure depuis un mois, arrive sans doute à son terme.

 

 

L’anglais sent bien que les troupes de Dentz ont atteint les limites de leur résistance. C’est l’hallali qui va bientôt sonner. Encore un effort et la victoire sera à la Grande-Bretagne.

Aussi, sur tous les points d’accrochage, l’offensive reprend. Dans le Chouf, l’ennemi pousse vers Jezzine dont il n’a toujours pas réussi à nous chasser.  A Marjeyoun, le général Garnier, adjoint au commandant du Liban, prescrit au colonel Albord, devant la pression de l’ennemi, de replier ses éléments vers le Nord. Dans le secteur Sud-Syrie, l’ennemi monte une attaque sur le Djebel Mazzar. Il voudrait s’ouvrir la route de la Békaa. Mais son action échoue, 200 prisonniers restent entre nos mains. Les unités qui se sont échappées de Damas par la route de Homs, ont tenté de faire tête à Nébek. Elles sont maintenant obligées de se replier sur Homs devant les actions plus vigoureuses de leurs poursuivants. L’ennemi, peu à peu, prend le contact de tous nos points de résistance en Sud-Syrie, mais celui-ci pris, il ne pousse pas.

Sur Alep, rien de grave ne se décèle encore. L’ennemi a pourtant occupé toute la Djézireh. Mais au 10 juillet, ses éléments n’ont pas dépassé la transversale Raqqa Tell Abiad, à 180 kilomètres à l’Est d’Alep.

C’est de la mer que viendra la décision. La bataille perdue de Damour aura une répercussion trop profonde, dans tous les domaines, sur les combattants des autres zones, pour que valablement la lutte puisse se poursuivre.

Ce ne sont point les mesures de réorganisation du commandement qui pourront changer quoi que ce soit au fait que l’ennemi est arrivé maintenant aux portes de Beyrouth. Deux sous-secteurs du Liban sont créés : celui du littoral, aux ordres du colonel Georges Picot, celui des collines aux ordres du colonel Bapst, rappelé de Homs, l’ensemble commandé par le général Beucler. Le Liban est quasiment perdu, à l’exception du doigt de gant de Marjeyoun, comme la Syrie l’a été après la chute de Damas.

Le 9 et le 10 juillet, l’action ennemie ne se manifeste que par des tirs d’artillerie. Comme après chaque conquête d’un point important du littoral, il semble que le commandement anglais, avant de passer à la phase, que nous français appellerions d’exploitation, digère sa victoire, se réorganise et, méthodiquement, prépare la suite des combats. Sur la route littorale, toutefois, ses tirs sont plus denses, plus précis, plus meurtriers. Khaldé est l’objectif principal de ses concentrations, mais le mât de TSF, fièrement, reste debout, avec, à son sommet le drapeau français que Revel y a accroché, comme pour narguer l’Angleterre.

Et pourtant, une simple poussée de l’infanterie australienne, et tout s’écroulerait, tant les troupes françaises sont épuisées. Seule l’action des cadres les maintient en alerte. Sans eux ce serait la débandade, le vide de l’arrière, trop connu de ceux qui se sont battus en 1940 en France, la fuite qui commencerait par les cuisiniers, pour se propager, comme une poussée de lave descendant d’un volcan, jusqu’à l’avant, jusqu’au tireur au FM, jusqu’au guetteur, jusqu’au grenadier. Tous, pris d’une sorte de fièvre obsidionale, auraient tôt fait de laisser là armes et munitions pour courir, on ne sait où, tout ressort moral définitivement brisé. Les cadres, pendant ces quelques jours, firent preuve d’un courage exemplaire, d’une volonté farouche et d’une énergie digne de tous les éloges.

Mais pourquoi donc l’ennemi bien renseigné ne pousse-t-il pas ? Qui le retient de donner le coup de grâce ? Pourquoi continuer à maintenir, levée, l’épée, qui achèverait, en retombant, cette ridicule armée de Dentz, qui a osé braver l’Angleterre.

Dans la nuit du 10 au 11 juillet, arrive sur les ondes à Beyrouth un radiogramme signé de Sir Maitland Wilson, qui somme de déclarer Beyrouth ville ouverte. Serait-ce la réponse aux avances que le général Dentz, depuis plusieurs jours, a fait tenir, par le truchement du consul des Etats-Unis à Beyrouth, au commandement anglais ? Déclarer Beyrouth ville ouverte, ce serait le renouvellement de ce qui, en France en 1940, a été la cause de tant de déboires, de tant d’erreurs, de tant d’acrimonie ! Où chaque maire, chaque autorité administrative, s’opposaient à l’action de l’armée, ayant déclaré leur ville ou leur village « ville ouverte ». Et puis Beyrouth est le port d’attache de la flotte. Ce serait la vouer à l’impuissance. Il est vrai que, depuis quelques jours, nos meilleures unités ont quitté, sur ordre, leur mouillage pour rallier la haute mer.

Sir Maitland Wilson ne peut pourtant ignorer les intentions du général Dentz puisque, chaque jour, celui-ci les a transmises au commandement supérieur du Caire, par l’intermédiaire de l’amiral Godfroy. Il sait donc que la réponse sera négative, car le général Dentz a toujours fait savoir aux anglais qu’il continuerait la lutte tant qu’il serait attaqué et que les troupes anglaises continueraient leur action.

Mais, en cette matinée du 11 juillet, alors que l’ennemi est aux portes de Beyrouth, il paraît difficile, devant l’état de délabrement des troupes du Liban, de continuer une lutte qui, tôt ou tard, s’achèvera par la défaite inéluctable. Ainsi la décision est-elle prise de demander l’armistice.

Vichy a reçu, en même temps que Dentz recevait l’ultimatum de Sir Maitland Wilson, un mémorandum du gouvernement anglais dont les termes sont incompatibles avec l’honneur d’une nation. Cette nation fût-elle vaincue, occupée par l’ennemi, meurtrie dans toutes les fibres de son histoire et de sa gloire. Vichy ne répondra pas à une telle injure, mais fait savoir à son représentant au Levant que, sur certaines bases, il est autorisé à traiter. La principale de ces restrictions s’oppose à toute discussion avec les gaullistes ; le seul interlocuteur sera le commandement anglais qui accepte. Et le 12 juillet, au matin, le général de Verdilhac, adjoint au général Dentz, emmènera avec lui, pour la Palestine, la délégation française.

La lutte est finie. Une suspension d’armes est ordonnée. A partir du 12 juillet 0 heure, le feu cesse dans les Etats du Levant. Cette guerre, la guerre de Syrie, comme on l’appellera, aura duré trente-quatre jours, trente-quatre jours de souffrance, de martyres, de tueries fratricides.

 

 

CHAPITRE XVI

 

 

C’est à 8 heures, le 12 juillet, que la délégation française doit franchir, au Sud de Khaldé, la ligne des combats. Des motocyclistes australiens attendent les voitures françaises. Ils les encadrent, et, à toute allure, elles s’enfoncent vers le Sud, vers cette Palestine, où se tient le grand quartier général anglais. Elles refont cette longue route défendue âprement pendant plus d’un mois.

A droite, la mer scintille au soleil. A gauche, les collines ont retrouvé leur calme champêtre. Les paysans, les petits pâtres s’affairent à leurs tâches quotidiennes. La vie a repris.

Damour, Saïda et son Kalaat el-Bahr (le château de la mer) sont dépassés. Au carrefour de la route qui monte en serpentant vers Marjeyoun, des carcasses de camions calcinés attestent de la violence de l’action menée contre la colonne Bocquillon. Et c’est el-Khonor où débarquèrent les commandos australiens pour prendre à revers le bataillon Le Corné à Kasmiyé.

Le Litani franchi, Tyr apparaît. Son village arménien a peu souffert, mais la ville reste anxieusement repliée sur elle-même.

Puis voici la montée d’Iskandaroun et la descente sur Nakoura, dernier poste français avant la Palestine.

La délégation française arrive à Saint-Jean-d’Acre où se trouve le commandement anglais.

Réception fraîche et hautaine de la part du vainqueur. La haine serait-elle à ce point ancrée en son cœur qu’il ne saurait dominer sa victoire, ou bien n’est-ce qu’une façade que le flegme britannique accentue ?

Le général de Verdilhac se trouve aux prises avec des conditions très dures, très peu généreuses de la part de notre ancien allié. Il sent bien, du reste, que derrière cette intransigeance et ce peu d’amabilité, se cache l’influence clandestine des gaullistes, surtout du général Catroux, qui considère comme une injure personnelle que les anglais aient accepté de l’exclure des négociations. Et puis, il y a aussi cette rancœur, cette haine sourde contre ces français qui l’ont mis en contradiction avec ses déclarations, qui ne l’ont pas reçu à bras ouverts, quand il s’est présenté, les armes à la main du reste, alors qu’il avait orchestré sur les ondes sa brillante promenade damascène.

Une convention est enfin signée. Elle arrête les hostilités le 14 juillet 0 heure. Le général de Verdilhac a obtenu, comme il avait reçu l’ordre de l’exiger, les honneurs de la guerre pour l’armée vaincue. Regroupées dans des zones de concentration, doux euphémisme comme on s’en apercevra par la suite, les unités de Dentz rendront l’armement collectif, mais garderont leurs armes individuelles. Les armes lourdes, l’artillerie, les moyens de transport seront livrés aux anglais. L’armée de Dentz sera rapatriée en France par des bateaux français. Les civils français, qui en feront la demande expresse, auront le droit d’être rapatriés avec l’armée. Aucun soldat français ne pourra être rapatrié si, au préalable, il n’a opté pour le retour en France. Les prisonniers, qui n’opteraient pas pour la France Libre, seront rendus par les anglais, mais après que tous les prisonniers détenus par les vichystes auront rejoint la Palestine.

L’armée anglaise et l’armée des Français Libres occuperont conjointement les anciens Etats sous mandat. Le délégué du général de Gaulle, le général Catroux, prend le titre de délégué général pour les Etats sous mandat.

Une commission de contrôle, qui siégera à Aley, au Sud de Beyrouth, veillera à la stricte application des clauses de la convention. Les Français du Levant auront donc à subir à nouveau les investigations de commissions d’armistice ! Après les italiens, les anglo-gaullistes ! Tristesse de ces temps troublés.

Le général de Verdilhac rentre à Beyrouth. Il rend compte au général Dentz des résultats de sa mission. Il reçoit une « approbation douloureuse » et reste chargé des discussions avec les anglais. Et celles-ci ne lui manqueront pas !

Dès le lendemain de la signature de l’armistice de Saint-Jean-d’Acre, l’armée commence son regroupement dans les zones qui lui sont assignées. Il faudrait mieux, au demeurant, appeler ces zones des camps, car elles seront entourées de barbelés, comme le sont, là-bas, dans les brumes du Nord, les oflags et les stalags. On n’ira toutefois pas jusqu’à installer des miradors, un fil électrique, une garde…

Les hommes sont tristes. Avec rage, ils ont vu partir leur matériel, leurs armes lourdes et conserver leurs armes individuelles est pour eux une bien maigre consolation.

Les difficultés vont bientôt commencer. Les anglais, comme s’ils regrettaient d’avoir été trop doux dans les clauses qu’ils ont imposées pour l’armistice, remettent chaque jour en question ce qui la veille avait eu leur approbation. Ils ergotent, discutent, poussés en sous-main, on le sent bien à Tripoli, où est maintenant le PC de Dentz, par les gaullistes qui jouent, là, leur jeu clandestin. Toutefois, tant que le général Chrystal siégera à Aley, les clauses de la convention seront respectées dans leur ensemble. Mais on le relèvera bientôt, le jugeant trop favorable à ces « sales vichystes » !

La question des rapatriements est la plus importante. Les anglais, maintenant, veulent la faire traîner en longueur. Après avoir admis que ce serait contraire à leur intérêt de les effectuer par bateaux anglais (l’Angleterre est à cours de tonnage), ils soutiennent que, dans leur esprit, les départs ne devaient commencer que dans six mois. Cependant, Vichy a déjà pris toutes ses dispositions pour transporter l’armée du Levant. Il lui a fallu prendre contact non seulement avec les anglais qui tiennent la mer, mais encore avec les commissions d’armistice allemande et italienne, car les bateaux devront passer dans les eaux territoriales de Grèce et d’Italie, aux mains de l’ennemi. Ces six mois, que réclament les anglais devraient permettre à leur propagande et surtout à celle des gaullistes d’agir sur le moral de ces soldats qui, rongés par l’inaction, se laisseront bien, un jour, toucher par la sirène de la dissidence qu’ils rejoindront. Mais la ficelle est un peu grosse et les anglais en conviennent. Ils acceptent que les rapatriements commencent quand tous les accords maritimes auront été signés.

Pour le moment, l’armée du Levant se réorganise. Le général Dentz et tout l’état-major des troupes du Levant ont laissé vide le grand sérail de Beyrouth et sont allés s’installer, vaille que vaille, à Tripoli. Dans les camps, les unités, sous les ordres de leurs chefs, pansent leurs blessures. Les vides causés par les morts et les blessés imposent des remaniements. Des compagnies, des escadrons, des batteries sont dissous. On prépare les embarquements futurs. Certains commandants d’unités ont même pris l’initiative de causeries à leurs hommes afin d’occuper les loisirs forcés.

Les vainqueurs sont entrés à Beyrouth. Ce fut une grande parade militaire.

 

 

Beyrouth, cette ville qui pendant vingt-neuf années a été le cerveau d’où partaient tant de bienfaits que la France apportait à ces populations turbulentes, Beyrouth change de maître.

Mais alors que les australiens, les hindous, les anglais, en tenue impeccable, défilent dans les rues, conservant la dignité qui convient à des soldats valeureux, les gaullistes, eux, étalent une joie confinant bientôt à l’injure, à la raillerie, à l’hostilité. Très rapidement, ils vont se conduire comme dans une ville ennemie qu’ils auraient conquise de haute lutte. Pourquoi cette haine ? Pourquoi ce débraillé qui fait ressembler, ces soldats, braves eux aussi et valeureux, à une horde plus qu’à une armée ? Pourquoi ces brimades qui s’adressent du reste aux libanais, atterrés, affolés, et qui ne comprennent plus ?

Aller au sérail (c’est ainsi qu’on nomme là-bas le siège de l’administration) pour une quelconque formalité, c’est goûter aux prémices de la révolution. Dans ces couloirs, où autrefois régnait le silence, on joue, on crie, on boit. Le libanais, tout au moins dans les premiers jours qui suivirent l’entrée des troupes anglo-gaullistes à Beyrouth, ne reconnaît plus ces lieux où il avait été accoutumé de trouver bon accueil et discrétion.

Dans les rues, ces soldats, par groupes de cinq ou six, vareuse ouverte, calot ou béret sur l’épaule, déambulent, flânent, interpellent les filles, les femmes. Qu’une voiture civile passe, elle est arrêtée, le conducteur prié instamment de céder sa place, et nos gens, empilés sur les coussins, partent pour une randonnée dans les boîtes de nuit, sur les plages environnantes, même plus loin dans la montagne. Quant au pauvre propriétaire, il retrouvera un jour sa voiture, si Dieu le veut !

Le général Catroux pensait pouvoir s’installer dans la résidence des Pins qui fut de tout temps occupée par le haut commissaire. Mais le 22 juin, en plein jour, des avions aux cocardes françaises !? sont venus lâcher leurs bombes sur cette belle demeure. Cinq morts, dont le porte-fanion du général, sept blessés, une merveilleuse villa endommagée, tel est le bilan du raid.

Dentz est donc à Tripoli. Aidé de quelques officiers, des notes qu’ils ont prises, du journal de marche tenu heure par heure, des documents officiels, il rédige son rapport d’opération. Le dénombrement des pertes est en cours. Il faut écrire aux familles qui, en France ou en Afrique du Nord, attendront, en vain, des nouvelles de l’être cher qu’elles ne reverront plus. Il faut aussi chaque jour discuter avec le vainqueur, sauvegarder les clauses d’une convention qu’il veut toujours remettre en question, donner au général de Verdilhac, qui se débat à Aley, avec des problèmes chaque jour renouvelés, toutes instructions propres à conserver intact ce qui peut l’être encore de nos unités.

Un matin, une nouvelle atterrante fait le tour des popotes. Vingt-huit officiers supérieurs vont être emmenés en otages, en Palestine. Ils y répondront du retour au Liban, de deux ou trois officiers anglais ou gaullistes, faits prisonniers pendant la campagne et qu’on avait envoyés dans un avion, en France, comme témoins de l’agression, dont les Etats du Levant étaient les victimes.

Et comme cette mesure ne paraît pas suffisante pour calmer l’ire des vainqueurs, comme ils pensent qu’il faut frapper un grand coup pour abattre le moral de cette ridicule petite armée, le général Krystal, qui est le représentant du commandement anglais, chargé de l’application des clauses de l’armistice, tâche dont il se tire le mieux possible, comme nous l’avons vu plus haut, reçoit l’ordre, au mépris de toutes les lois de la guerre, de faire arrêter le général Dentz. Il sera emmené en Palestine, lui aussi servira d’otage. Mais derrière cette manœuvre, et nul ne s’y trompe, la propagande montre le bout de l’oreille. Le général en chef neutralisé, et de la manière forte, ses soldats seront en condition pour mieux écouter les arguments de la dissidence.

Car le général Catroux est gêné par la présence de Dentz. Pour les libanais, il est toujours le haut commissaire, et les témoignages que ne cessent de lui apporter les plus hautes personnalités politiques et religieuses du Liban et de la Syrie, sont autant de camouflets que le général Catroux, lui le nouveau tenant du pouvoir, ressent comme une injure personnelle. Il est temps que tout cela cesse. Et un après-midi, le général Savage, qui commande les unités australiennes, reçoit de ses chefs la mission qui déshonore ces derniers. Il se présente à Tripoli et communique au général Dentz l’ordre qui vient de lui être donné, de s’assurer de sa personne et de l’emmener sous escorte en Palestine.

Ce jour-là, la France du Levant a subi, en la personne de son représentant, le plus cruel affront qui pouvait lui être fait. Le général Savage, lui, l’a compris. Il exécute l’ordre qu’il a reçu. Il emmène en Palestine le haut commissaire de la France. (Il y sera traité comme un simple prisonnier pris les armes à la main, sur le champ de bataille). Mais au retour, écœuré, il adresse à son chef une « lettre de démission ». Lettre admirable dans ses considérants, et qu’il aura la loyauté de faire lire aux français. Chez cet homme, le sentiment de l’honneur a prévalu.

A Tripoli, c’est la consternation, mais, pour toute l’armée française, qui dans ses camps, s’attend, elle aussi, à être considérée comme prisonnière de guerre, c’est une rage, impuissante hélas, mais qui se traduit par un redoublement de résistance à la propagande gaulliste.

Cette résistance ne cesse de se manifester et se concrétise par des incidents navrants. Les Français Libres, qui se présentent dans les camps, sont presque toujours reçus par des huées ; des pierres sont lancées sur leurs voitures, des cris couvrent leur voix quand, doucereux, ils tentent de rallier à leur cause ces soldats auxquels ils ont fait tant de mal. De larges banderoles apparaissent bientôt à l’entrée des camps portant des slogans qui en disent long aux gaullistes sur les sentiments de ceux qui les ont accrochées. Les légionnaires sont peut-être les plus virulents car ils ont le plus souffert. Le plus cocasse, ce sera de découvrir que certains camps australiens reprendront les noms des camps voisins pour baptiser les leurs !

Les officiers, pour leur part, sont soumis à un lavage de cerveau avant la lettre. Périodiquement, le général de Larminat qui connaît, au moins de nom, presque tous les officiers qu’il administrait quand il était le chef d’EM des troupes du Levant, chef d’EM respecté et aimé du reste, a entrepris cette tâche ingrate. Et ses causeries, quand il croit avoir conquis son auditoire, peu ou prou attentif, se termine invariablement par l’assurance que « pour les vichystes, comme pour les gaullistes, l’ennemi numéro un du moment est l’Angleterre ! ».

Comment le général de Larminat ne comprenait-il pas son erreur en proclamant que vichystes et gaullistes n’avaient qu’un même ennemi : l’anglais ? Comment voulait-il que ces soldats qui avaient subi les coups des anglais et des gaullistes ne les réunissent pas dans une même rancœur ? Ils en arrivaient même à se demander « mais pourquoi cette guerre, si maintenant l’ennemi est l’Angleterre ? » Pourquoi avoir forcé les soldats gaullistes à trahir leur serment ? Pourquoi avoir déclenché ces combats puisque, quelle que soit l’autorité qui représenterait la France au Levant, les gaullistes convenaient maintenant que la France serait la perdante ? Car, et les événements se chargeront de le démontrer par la suite, l’occasion était trop belle de pouvoir chasser les français du Levant, et la « perfide Albion » l’a saisie aux cheveux. L’opération se fera en deux temps, les anglais ne voulant quand même pas heurter, trop de front, leurs alliés de la veille.

Ce que le général de Larminat aurait dû dire aux vichystes, puisqu’aussi bien maintenant l’irréparable avait été commis, c’est que, si eux partaient du Levant, les Français Libres ne seraient plus assez nombreux pour tenir tête aux anglais et ne pourraient résister à leurs coups bas. « Restez avec nous, pour que nous puissions, réunis, conserver à la France ces Etats sous mandat qui risquent d’échapper à sa souveraineté ». Il est vrai que le général Catroux avait déclaré aux Etats du Levant, dès le 8 juin, qu’ils étaient maintenant indépendants ! Aussi bien, le deuxième temps de l’action ne sera déclenché qu’en 1945.

Car pour le commandement des Français Libres, l’inquiétude du moment est justifiée. Les australiens fraternisent un peu trop à son goût avec les troupes de Dentz. En effet, étonnés de la belle attitude, de la dignité de ces soldats qu’ils viennent de vaincre, surpris au surplus de n’avoir trouvé aucun soldat de la Wehrmacht dans leurs rangs, ils se renseignent, parlent avec nos hommes, écoutent leurs arguments, et ne comprennent plus les raisons du combat. Leur attitude vis-à-vis des gaullistes devient très vite hostile. Dans les bagarres qui mettent les troupes gaullistes aux prises avec les civils, ce sont toujours les gaullistes qui ont tort pour la police australienne. Et on verra un camp « PETAIN » occupé par les australiens !

Tout cela en dit long sur la mentalité de chacun, et sur les résultats de cette guerre.

Il faut ajouter que, dans ses Chroniques irrévérencieuses déjà citées, le général de Larminat, ne voulant sans doute pas rappeler de cuisants souvenirs, qui ne se prêteraient pas à l’ironie, écrit au début de sa troisième partie, page 223 : « Cette troisième partie relate des événements se situant entre octobre 1944 et mai 1945. Ceux qui j’ai vécus de 1941 à 1944, en Syrie, Libye, Tunisie, Algérie, Italie, Provence, ne m’ont pas paru se prêter à une relation continue digne d’intérêt. J’ai préféré en extraire les épisodes les plus marquants ».

Il est évident que rappeler que, par la volonté d’un seul, des français s’étaient entretués au Levant pendant plus d’un mois, n’était pas digne d’intérêt ! Mieux valait donner en annexe, le récit de Rudolph Rahn sur les événements de 1941, qui ne traite que de l’activité de celui-ci avant le 8 juin, et oublie de relater de quelle façon l’aide allemande qu’il proposait à des fins inavouables a toujours été refusée par le général Dentz. Car cela il ne fallait pas le faire savoir, pour accréditer, une fois de plus, et sans grande difficulté, nul n’osant contredire, la thèse de la trahison des vichystes.

Le rôle de Rudolph Rahn est cependant assez surprenant. S’autorisant de son amitié avec un des dirigeants allemands, il resta, comme nous l’avons déjà dit, au consulat allemand. Il émit un jour la prétention d’ériger celui-ci en consulat général. Le général Dentz eut beaucoup de difficultés à l’en dissuader. En désespoir de cause, il lui fit remettre un passeport français du nom de Renoir, qui, ainsi, le neutralisait diplomatiquement.

 

 

CHAPITRE XVII

 

 

Les jours passent. Juillet va s’achever dans la lente monotonie d’heures toujours semblables depuis la fin des combats. Enfin, un matin, la nouvelle arrive qu’un bateau est parti de Marseille et qu’il sera là dans quelques jours. Aussitôt, les dispositions sont prises pour que, conformément au plan d’embarquement établi par le 4e bureau, les unités désignées soient prêtes à monter à bord afin que le temps à quai soit réduit au strict minimum. Mais quelle n’est pas la stupeur de Dulac, de Schumaker, de Méry, de constater que leur plan est nul et non avenu pour les anglo-gaullistes. Les Français Libres, en accord avec le commandement anglais, désigneront nommément les officiers et les sous-officiers qui embarqueront et qui ne seront pas forcément les cadres des unités rapatriées. Ils se réservent aussi le droit de désigner les unités.

Une fois la pompe amorcée, les bateaux se succéderont à un rythme suffisamment rapide pour que l’attente de ceux qui partent ne soit pas trop longue. Il faut cependant donner le temps à la France de ventiler les arrivants, sans embouteiller les transports de métropole sur lesquels l’occupant a fait de terribles ponctions.

L’embarquement à Beyrouth se fait toujours suivant la même discipline. Chaque bateau absorbe son contingent de soldats, son contingent de cadres et aussi de civils. Et puis, ceci peut être dévoilé maintenant, parmi ces rentrants se trouvèrent quelques-uns de ces Français Libres que la nostalgie de la France, le dégoût d’une politique trompeuse, ou tout simplement la lassitude, amenaient à s’embarquer clandestinement. Combien furent ainsi découverts au débarquement, quand on s’apercevait que certaines unités avaient proliféré en cours de route !

La cérémonie, si tant est qu’on puisse appeler cérémonie les formalités imposées aux partants, est immuable. Avant d’avoir le droit de monter à bord, tout militaire, de quelque grade qu’il soit, doit passer devant un aréopage composé de Français Libres. Durement interrogé et fiché, l’homme signe l’option qu’il fait. Il prouve ainsi que c’est de son plein gré qu’il agit. S’il rentre en France, et en particulier s’il détient un grade, on se souviendra de lui plus tard, car les fiches seront conservées. Après, il peut franchir la passerelle. Mais là encore, dans la cérémonie de l’option, combien furent maladroits les gaullistes qui, au lieu de tenter d’amadouer, n’avaient aux lèvres que sarcasmes, dédain et injures voilées. Combien d’officiers, combien d’hommes de troupe auraient alors dit « oui », si on avait su les prendre, et si l’on s’était abstenu de continuer à les brimer et à les accabler.

Sur les quais, les unités anglaises rendent les honneurs, mais les libanais fidèles sont là. Nombreux sont ceux qui pleurent en voyant partir un ami, un chef respecté, un camarade de combat. Les uns sortent de larges mouchoirs, véritables serviettes, pour essuyer les larmes qu’ils n’essaient pas de cacher ; d’autres, surtout des civils, tendent à la famille française qui s’en va, la clef de la maison qu’elle avait occupée et où elle avait su se faire aimer et respecter. Car, pour tous, les français de France reviendraient un jour. La France ne pouvait abandonner ainsi ce pays, où sa culture rayonnait depuis si longtemps.

Il fallut environ trois mois pour que « la ridicule petite armée de Dentz » ait regagné la France ou l’Afrique du Nord. Trois mois au cours desquels, à chaque arrivée de bateau, Marseille était le siège d’un cérémonial d’une grandeur et d’une simplicité magnifiques.

Ne restaient plus alors au Levant que certains officiers que les gaullistes tenaient prisonniers à la prison des Sables, à Beyrouth. Pour ceux-là, qu’il fallut arracher à la condamnation dont ils étaient menacés, les négociations furent longues, âpres, laborieuses. Un de ces officiers, actuellement titulaire d’un très beau poste, ne se doute certainement pas à qui il doit de n’avoir pas été fusillé, un beau matin de septembre. Mais il y avait aussi ceux qui, pour une raison ou pour une autre, ne croyaient pas pouvoir rentrer en France.

Optèrent pour la France Libre, soixante-douze officiers, cinq cent quarante-quatre hommes de troupe et environ cent fonctionnaires civils. C’était là le maigre bilan d’une propagande largement orchestrée, de promesses d’avancement ultra rapide, de traitements civils et de soldes de beaucoup supérieurs aux taux pratiqués en France. Mais cette propagande a été, partout et toujours, marquée par la haine, et c’est la haine qui l’a fait échouer.

Ce n’était du reste pas, la joie au cœur, que partaient du Levant tous ces soldats que la propagande montrait liés au vieux chef qui tentait d’épargner à la France les conséquences de tant d’erreurs d’entre les deux guerres. Un sentiment irréfléchi de confiance, d’affection, d’amour filial était à la base de cette décision. Tenus le plus souvent dans l’ignorance fragmentaire de ce qui s’était passé en France en 1940, ne sachant de la défaite de leur pays que les bribes glanées çà et là, les légionnaires, les tirailleurs, les spahis obéissaient au sentiment inné chez eux du devoir. Là où est le chef, là doit suivre le soldat. Et pour eux, leurs chefs, tous leurs chefs ne pouvaient pas se tromper, ou alors, il leur fallait admettre que quarante millions de français se trompaient. Et puis, traumatisés par les combats récents, pleurant encore douze cents des leurs qui jamais ne reverraient ni la France ni l’Afrique, s’affligeant des deux mille cinq cents blessés qui rentraient, marqués pour toujours dans leur chair par ces combats fratricides, les cadres et la troupe n’aspiraient qu’à retrouver la saine discipline de leur armée.

Cette position était du reste entretenue par les deux mille huit cents prisonniers, de retour de Palestine et qui ne pardonnaient ni les barbelés, ni la propagande, ni les miradors, ni les brimades.

Quels que soient les arguments que les Français Libres aient employés dans leur propagande, les français de Dentz en revenaient toujours aux mêmes conclusions : « Pourquoi avoir envahi les Etats du Levant, qui tôt ou tard seraient entrés dans la lutte avec armes et bagages ? Pourquoi n’avoir pas cru ce que tant de braves gens disaient qu’ils se battraient contre ceux qui viendraient les armes à la main ? Pourquoi avoir attaché foi aux renseignements truqués, erronés, orientés que les fabricants d’eau trouble avaient avantage à faire envoyer en Palestine ? »

Combien d’agents ennemis, et de tous les bords, étaient à l’origine de ces renseignements ? Car pour tous, sauf les vrais français, ceux de Vichy comme ceux de Londres, la guerre fratricide ne pouvait que leur être bénéfique.

Pour les soldats de Dentz il était évident qu’alors, peu ou mal renseignés, ne connaissant aucune des grandes pensées des dirigeants, ignorant, et pour cause, les accords secrets signés entre Vichy et Londres, une seule pensée les guidait : rejoindre la mère Patrie et oublier ce cauchemar. Certes, ils étaient les vaincus, mais leur action avait au moins donné à la « France qui souffrait » la possibilité de finasser avec son oppresseur.

Leur action trompa Hitler au point qu’il libéra un certain nombre de prisonniers, surtout des officiers d’active, dont le futur maréchal Juin, volontaires pour aller se battre au Levant. Parmi ceux-là, qui arrivèrent hélas quand tout était consommé, combien se couvrirent de gloire en Tunisie, en Italie, en France, en Allemagne, dans les maquis.

 

 

Avant de quitter pour toujours cette terre, où chacun des combattants de Dentz laissait une partie de son cœur, nombreux furent les cadres qui obtinrent d’accompagner les corvées désignées pour effacer les traces des combats. C’était pour eux un pèlerinage, pèlerinage douloureux et pénible au cours duquel, sur le terrain même des combats, on pouvait pleurer ses morts.

Le plus émouvant d’entre tous, celui qui a le plus marqué les participants, fut sans doute celui de Kasmiyé, où le bataillon Le Corné s’est battu avec une rage décuplée par la rage ennemie.

Ici, là, un casque, un bidon, un fil téléphonique coupé, une arme brisée, des caisses de munitions éventrées, des trous d’obus et des trous d’hommes, éboulés, enchevêtrés. Tout le ravage de la mort.

De la mort, car par place, de petits tas sombres entourés d’herbes folles, repoussées avec plus de vigueur, ne sont que les corps de ceux qui, ici, luttèrent, il y a deux mois. Certains de ces corps, oubliés ou non découverts, sont restés sur le sol comme ils étaient tombés, leurs faces grimaçantes tournées vers le ciel. Nous donnerons la sépulture à ces pauvres restes qui dorment pour toujours dans cette terre d’Orient pour laquelle ils sont tombés.

Combien seront nombreux ceux que nous laisserons là-bas. Les Gaillard-Bournazel, les Lalanne, les Chevigny, les Pinoteau, les la Chauvelais, les Bodeman, et tous les autres, les obscurs, les soldats de la France, qui l’ont servie, là, comme ils l’auraient servie partout où elle l’aurait demandé, avec bravoure, avec crânerie, jusqu’à l’ultime sacrifice.

 

 

L’armée du Levant est maintenant rentrée en France ou en Afrique du Nord. Ses unités sont stationnées dans des garnisons de fortune, les unes dans des camps provisoires, les autres dans des villages ou dans des villes. Elles attendent les ordres qui vont les réorganiser. Elles vont aller, pour la plupart, grossir les rangs de l’armée d’Afrique, de cette armée que le général Weygand reforge clandestinement à la France. Peu d’entre elles resteront en métropole, car l’occupant réclame alors leur dissolution. Or le gouvernement de Vichy ne veut pas perdre le fruit de l’expérience qu’elles ont acquise. Toutes pansent leurs blessures morales. Chacun tente d’oublier le cauchemar qu’il vient de vivre. On procède aux démobilisations indispensables, on rengage aussi. Et bientôt, noyée dans la masse, l’armée de Dentz ne cherchera que l’oubli, le grand oubli que le temps apporte, mais qui n’est pas pour autant le pardon.

 

 

CHAPITRE XVIII

 

 

On peut se demander maintenant : pourquoi cette guerre que d’aucuns, dans les deux camps, ont qualifiée avec raison de stupide ?

Stupide pour les attaquants, dispersant ainsi leurs efforts au moment où les chars de Rommel menaçaient l’Egypte. Ils détruisaient sciemment la sauvegarde qu’était, pour eux, la présence des troupes françaises au Levant. Ils savaient, en effet, que le commandement français respecterait les accords de neutralité de 1940, et que d’allemands, il n’y en avait point au Levant.

Stupide pour les défenseurs qui usaient, en pure perte, un potentiel superbe de bravoure, de patriotisme, d’abnégation. Ils verraient leur place prise, provisoirement, et pour bien peu de temps, par leurs frères ennemis.

Aurait-il alors fallu ne pas se défendre, laisser pénétrer, sans les combattre, ces troupes anglo-gaullistes, qui venaient l’arme à la main, conquérir des territoires que, depuis vingt ans, convoitait l’Angleterre ?

Lié par ses engagements avec Londres, le gouvernement français leur était resté fidèle, malgré sa stupeur de l’attaque anglaise. Les ordres donnés à Dentz de résister par les armes étaient connus de tous, et surtout du commandement anglais. Celui-ci ne pouvait douter de sa résolution à se défendre.

Faut-il penser qu’intoxiqué par des renseignements orientés, le commandement du Caire ne croyait pas à cette résistance ? Qui porte alors la responsabilité d’avoir fourni aux anglais ces renseignements ? (Voir annexe 7).

Nous savons que le général Wavell avait par deux fois repoussé les instances du général Catroux, l’incitant à entrer au Levant. Quels sont les arguments qui le firent céder à la fin d’avril ?

Distraire la valeur d’une division australienne, et des meilleures, aidée par les six bataillons et l’escadron de chars gaullistes, et, plus tard par la valeur d’une brigade hindoue, puis par l’Hab-force, n’aurait eu que peu de répercussions sur le front d’Egypte, cela est possible. Mais c’était ajouter, comme l’a dit le général Wavell, à ses préoccupations du moment, un fardeau inutile. (Voir annexe 8).

Et si Dentz n’avait pas résisté à l’attaque anglaise sur le Levant, que se serait-il passé en France ? Car il fallait, devant le choix à faire, que le commandant en chef français pensât aux répercussions possibles à l’autre bout de la Méditerranée. Que penserait l’allemand de cette « démission » de la France qu’il traiterait aussitôt de trahison ?

Déclarant caduc l’armistice, il aurait tout de suite occupé la zone libre, comme il fit en novembre 1942. Et qui sait si cette fois, ayant conscience maintenant de la faute commise en 1940, il n’aurait pas décidé, malgré le refus de Franco, d’assurer le libre passage par l’Espagne, de sauter sur l’Afrique du Nord. Hitler en avait encore la possibilité. La campagne des Balkans s’achevait par une victoire éclair de la Wehrmacht. Barbarossa n’était pas encore déclenché. Il avait assez de divisions pour en distraire une dizaine qui seraient venues facilement à bout de la résistance que l’armée d’Afrique lui aurait certainement opposée. Celle-ci, privée de tout soutien logistique, sans chars valables, n’aurait pu que mener un combat sans espoir.

Et cela est d’autant plus vraisemblable que les Alliés n’ont pas osé, dans la crainte de la réaction allemande, débarquer en France en 1942. Et cependant, la Wehrmacht était alors enlisée dans la bataille de Stalingrad.

La suite de la guerre aurait été changée. Les conséquences de cette invasion allemande en Afrique auraient eu des répercussions très profondes sur son déroulement ultérieur.

Avait-il donc raison, le général Dentz, quand, à son procès, il arguait, pour sa défense, que son action au Levant avait sauvé l’Afrique du Nord et par suite permis la libération ?

Aussi grave de conséquences pour la France, aurait été la non résistance de Dentz, que la solution du colonel de Larminat qui, en juillet 1940, proposait que tout le corps expéditionnaire, suivant la brigade polonaise réfugiée au Levant, passât en Palestine.

Alors pourquoi cette guerre qui, mise à part la volonté anglaise de conquérir les territoires du Levant, s’achèverait pour tous les français, quel que soit leur drapeau, par la certitude d’un affaiblissement de la France ?

On pourrait penser que, pour les gaullistes, il importait, vis-à-vis des anglais, d’abord de pouvoir leur prouver qu’ils étaient implantés sur de nombreux territoires de l’Empire, ensuite qu’ils disposeraient d’une force importante, le ralliement des 30000 soldats de Dentz, triplant le nombre de leurs unités. Mais pour atteindre ces résultats, le mieux n’aurait-il pas été de patienter, et surtout d’utiliser vis-à-vis des vichystes, une carte psychologique toute différente de celle qui fut employée. Les ralliements ne furent pour eux qu’une goutte d’eau dans la mer.

Et puis n’était-ce pas dangereux pour le commandement anglais de surestimer les sentiments de Dentz ? Car, si oubliant son devoir, ou ayant vraiment au cœur, ce dont on a voulu le charger, la haine des Français Libres, il avait ouvert son territoire aux forces allemandes, que serait-il arrivé ?

Anglais et gaullistes se seraient trouvés pris entre deux feux et l’action de Rommel en aurait été facilitée.

Dentz n’a pas eu heureusement ces noirs desseins. Il a toujours refusé, même aux heures les plus sombres de la lutte, les aides que lui proposait la commission d’armistice et celles que le mystérieux Rahn voulait lui imposer. Il a alors préféré la défaite au déshonneur.

 

Avec le recul du temps qui donne aux sentiments du moment plus de sérénité, plus de calme, avec l’étude du déroulement des événements, il est juste de penser que la guerre du Levant fut plus qu’une faute, elle fut un crime contre la France, alors que celle-ci se débattait, encore exsangue, dans des difficultés inextricables. Et bien plus, ce qu’on oublie trop, elle administra la preuve à tous les peuples qui constituaient l’Empire qu’il était loisible de prendre les armes contre elle, puisque les français se battaient entre eux sur l’un de leurs territoires.

L’éveil d’un peuple au nationalisme est un long accouchement dont l’idée n’éclate pas spontanément dans la masse. Si l’élite, les évolués, les trublions, les agents de l’ennemi peuvent espérer, en éveillant la notion de patrie, obtenir leur liberté, tant que la nation-guide reste forte, juste et équitable, l’ensemble du peuple ne suit pas ses mauvais bergers. Aussi, à moins qu’elle ne veuille se suicider elle-même, la nation tutrice doit-elle se garder tant par ses actes que par les discours de ses dirigeants de donner le mauvais exemple de la rébellion. Car le processus est irréversible. La guerre subversive étale bientôt dans la clandestinité ses tentacules, entraînant dans son action cette masse humaine. Elle sera la seule à souffrir, du reste et, en définitive, changera, dans le cas du Levant, un maître paternel contre l’inexorable corset de fer du progressisme.

Sans citer l’Indochine où les erreurs commises furent à l’origine de la guerre, l’action menée au Levant, dans ces pays arabes ou à prédominance arabe, fut sans doute le ferment d’où germèrent les révoltes tunisienne, marocaine et algérienne ?

Si, pendant vingt ans, la France dut mener, seule, la guerre contre ses possessions révoltées, l’origine en est peut-être à l’exemple donné au Levant par les Français Libres, portant les armes contre leurs frères ?

Quelle que soit la façon dont on essaie de prendre le problème, on ne peut que regretter ce coup fatal, cette guerre fratricide imposée à la France, alors que dans les fers, elle ne pouvait quasiment rien pour s’opposer à ce coup bas. C’était ajouter au calvaire de quarante millions de français qui, ne pouvant alors être ni les résistants de l’extérieur, ni les soldats de la revanche, étaient obligés de subir la dure loi du vainqueur.

En 1941, la France se réveillait à peine de son cauchemar. Les chefs qu’elle s’était donnés essayaient, par tous les moyens, de panser ses plaies, pour qu’elle guérisse vite et puisse reprendre sa place dans la lutte.

C’était alors le moment où l’armée de l’armistice se mettait sur pied et, clandestinement, préparait le triplement de ses unités, afin de pouvoir aligner, le moment venu, trois cent mille soldats et des meilleurs. C’était aussi le moment où, en Afrique du Nord, sous le proconsulat de Weygand, se préparaient ces division qui, grâce à lui et par lui, purent tenir tête en Tunisie à von Arnim et à Rommel, puis, par la suite, se couvrirent de gloire en Italie, en Provence, sur le Rhin, sur le Danube.

En France, pour qui réfléchissait, tous les espoirs se tournaient vers cette zone libre, cette « semble tête de pont », que les signataires de l’armistice avaient su, en 1940, arracher aux allemands. D’elle viendrait le salut. L’occupant s’en doutait bien du reste, car, dès le 9 novembre 1942, il faisait franchir à ses quelques divisions de la zone occupée, la ligne de démarcation pour courir aux côtes méridionales. En dix jours, tout ce qui avait été préparé en deux années fut ruiné. L’armée de l’armistice fut dissoute, les dépôts de matériels de toutes sortes découverts en quasi-totalité. Il n’y eut plus de liens tactiques, plus d’unités organisées. La « Résistance », malgré son ardeur, ne pourra jamais compenser la perte de ces 300000 hommes encadrés, qui attendaient alors leurs libérateurs.

Partout, en métropole, comme en Afrique du Nord, comme au Levant, l’armée était une vaste école où se forgeaient les unités de la revanche. Tous, cadres et troupes, œuvraient dans le bon sens, avec, ancrée au plus profond d’eux-mêmes, dans leur cœur, la volonté de chasser l’allemand, de l’abattre, de venger la défaite de 1940.

 

 

CONCLUSION

 

 

Et maintenant, le drame est joué, ensevelissant morts et blessés des deux camps dans l’oubli d’une action guerrière inutile. Mais pour ceux qui ont souffert de leurs frères d’armes pareil traitement, comment oublier ?

A peine les tintements d’allégresse des cloches de la libération avaient-ils cessé d’annoncer au monde la bonne nouvelle : la France enfin dégagée de ses fers, qu’un immense remous, qu’un véritable ras de marée, s’abattaient sur les pauvres français.

Si ne fut pas dressée, dans chaque village, la guillotine qu’avait préconisée le général Leclerc au général Giraud, comme celui-ci le rapporte dans ses Mémoires : « Un seul but, la victoire », des moyens plus modernes et plus expéditifs furent employés. Le pistolet, la mitraillette firent leur œuvre. Les camps d’internement, à peine vidés de leurs victimes de l’occupation, furent à nouveau remplis par ceux que l’on accusait d’avoir collaboré avec le vainqueur du moment. Quarante millions de français qui, pendant quatre longues années, avaient appelé de leurs vœux leur délivrance, tremblèrent une fois encore pour leur liberté et pour leur vie. Quatre années de tourments, de peur, de crainte, de souffrances physiques et morales ne comptaient pas eux yeux de leurs nouveaux maîtres.

La « Terreur » vengeresse écrasait à nouveau la France, écrasait ceux qui n’avaient pas compris qu’il aurait fallu se trouver à temps dans le camp du vainqueur et épouser ses idéaux. Et les victimes succédaient aux victimes. La mort, une fois encore, fauchait, et son choix, bien souvent, était illégal ou injuste.

Le général Dentz fut arrêté. Il fut emprisonné, jugé, condamné à mort. Les tribunaux qui, en ces temps troublés, rendaient la justice en France n’avaient admis aucune circonstance atténuante. C’était nier que le soldat doit l’obéissance à ses chefs, à son gouvernement, base de la discipline militaire.

Il mourut à Fresnes, le 13 décembre 1945. Après sa pénible détention, après ces longs jours où il avait vécu les boulets aux pieds, les menottes aux poignets, comme le veut le règlement pour les condamnés à mort, son état de santé était tel que le général de Gaulle le gracia. Mais cette grâce arrivait trop tard. Et cet homme tout droit, ce soldat dont le crime avait été d’avoir choisi la porte étroite que lui indiquait son devoir, rendit son âme à Dieu en subissant l’ultime affront d’une crapule, un condamné de droit commun se refusant à partager sa cellule.

Combien d’autres, parmi ceux qui avaient donné leur pleine mesure au Levant, sont morts dans ces temps troublés, ou depuis ! Heureux furent-ils quand ils eurent la mort du soldat au combat et ne furent pas les victimes de ces vengeances anonymes. Mais au moment de mourir, ils emportaient l’amer regret, le désespoir de s’être vu imputer à crime leurs grandes chevauchées, leurs faits d’armes, leur sacrifice, alors qu’ils ne se battaient que pour conserver à leur patrie ce Levant qu’on avait confié à leur honneur de soldat.

Etre absent de la patrie pendant de longues années, ferait-il oublier ce qu’est cette patrie ? Etait-il sincère ce glorieux, très glorieux officier des FFL, quand, après quatre ans de durs combats, en Norvège, en Afrique, au Moyen-Orient, il débarquait en Provence et se gaussait de ceux de ses camarades qui, agenouillés, baisaient le sable de la plage, de la patrie retrouvée ? Pour lui ne comptait alors que de chasser l’allemand abhorré hors de la France et de régler leur compte à tous ces français qui, par leurs actes, n’avaient pas approuvé ou aidé son combat. Il a depuis regretté ses paroles.

La guerre reste atroce dans ses prolongements. Quand un pays aussi glorieux que la France est traumatisé à mort dans ses bases profondes, la notion même de l’idée de patrie arrive à s’estomper dans l’esprit de ses enfants, fussent-ils des meilleurs.

 

 

Que tous les morts du Levant reposent en paix au pays où le ciel est si bleu, où l’homme se sent si près de Dieu. Dans les plaines et dans les montagnes, leurs âmes sont bercées par le vent. Du large, il apporte la saveur marine de cette mer qui, là-bas, très loin vers l’Ouest, baigne les côtes de la patrie, ou bien chargé des parfums des sables arabiques, puisés aux mystérieux pays de cet Orient de rêve, il les encense et les enivre.

Leurs tombes, leurs pauvres tombes magnifient leur sacrifice. Et le passant se découvre car il sait qu’ici repose, dans la paix de l’éternité, un de ceux qui a su faire le don de sa vie, pour que la France, la douce France, si lointaine, mais si proche encore au cœur de tous ceux qui vivent là, puisse sortir grandie de sa mort.

Ils ont, tous nos morts, porté témoignage de l’honneur de la France, de son respect de la parole donnée. Ils ont fait l’ultime don pour qu’un jour, leur patrie soit de nouveau grande et forte.

Puisse leur message avoir été entendu. Puisse leur leçon et leur exemple enflammer les français, tous les français. Que ce peuple tout entier, dans son immense amour de la patrie, demande à Dieu de lui conserver son visage, son vrai visage, celui que le monde entier aime et respecte, le visage souriant de la France éternelle.

 

Tripoli, 1941.

Clermont, 1943.

La Varenne, 1966.

 

 

ANNEXE I

 

 

ACCORD CHURCHILL – DE GAULLE (1er juillet 1940)

 

« Le général de Gaulle procède à la constitution d’une force française de volontaires. Cette force qui comprend des unités navales, terrestres, aériennes et des éléments techniques et scientifiques, sera organisée contre des ennemis communs. Elle ne pourra jamais porter les armes contre la France ».

 

Déclaration du général de Gaulle à Dakar en septembre 1940.

« Je ne prendrai jamais la responsabilité de faire verser le sang des français par mes soldats. Cela m’est d’ailleurs interdit par mes promesses solennelles et par mon propre traité avec les anglais ».

 

 

ACCORDS PETAIN – GEORGE VI

 

Acceptés le 6 décembre 1940 par le Chef de l’Etat.

Ratifiés à Londres le 9 décembre 1940 par le Gouvernement anglais.

Commencés par Louis Rougier, terminés par Pierre Dupuy, ministre du Canada en France, entre Jacques Chevalier, secrétaire général de l’Instruction publique et Lord Halifax, chef du Foreign Office.

Ratifiés moralement par George VI par sa signature au bas des messages secrets adressés au maréchal Pétain.

…………..Article VI – Les troupes françaises, stationnées dans les colonies et les Territoires d’Outre-Mer, doivent s’opposer à toute tentative d’invasion, d’où qu’elle vînt…

 

 

ANNEXE 2

 

 

Il n’est pas inutile, au surplus, pour clore une discussion qui a pris ses origines dans les slogans de la politique du moment, aidée par une propagande orientée, et qui continue, dans de nombreux esprits, à être la vérité, de rappeler, pour répondre à cette accusation de trahison, ce que Winston Churchill a déclaré à M. Harold Laski : « Je n’ai pas dit que la France ait trahi en demandant l’armistice. J’ai même reconnu qu’elle était dans la nécessité de le faire. Ce n’est pas ma faute si Paul Reynaud a négligé d’en informer le Conseil des ministres. J’ai trouvé à Londres quelqu’un qui a spontanément soutenu cette thèse de la trahison française. C’est un général français. Je m’en suis servi ».

On ne peut être plus explicite et la cause paraît maintenant entendue. Churchill avait vu l’état de la France au 15 juin 1940. Il n’avait aucune illusion sur l’étendue du désastre. Mais il fallait pour que « le vent de l’Histoire puisse souffler » dans le bon sens, accréditer, auprès du monde entier, l’idée que le dernier gouvernement de la IIIe République, que les généraux, les officiers, les soldats, qui acceptaient l’armistice, avaient trahi. On n’a pas manqué de le répéter depuis.

 

 

ANNEXE 3

 

 

Tous étaient dans les mêmes dispositions d’esprit que le général Beaufre qui écrit dans son livre Le Drame de 40, page 263 : « Au cours d’un autre déplacement j’ai entendu l’un des premiers messages du général de Gaulle. Pour dire ici le fond de ma pensée, nous n’étions pour la plupart pas revenus de la stupeur de la défaite, nous ne l’acceptions pas moralement, mais nous voyions mal comment ne pas reconnaître que le désastre était total. La résistance qui s’organisait à Londres avait toute notre sympathie, mais cela nous paraissait la tâche la plus facile, et dans le moment la moins urgente. Pour nous, l’essentiel était de sortir le pays de l’affreux bouleversement où la défaite l’avait plongé. Ce sauvetage nécessaire nous valait un rôle ingrat et terriblement difficile, mais c’était, nous semble-t-il, notre devoir le plus clair ».

 

 

ANNEXE 4

 

 

Pour les besoins de leur politique, et peut-être par la suite pour se disculper aux yeux du vainqueur, nous n’ignorons pas que certains généraux et diplomates allemands de l’époque ont nié, depuis, qu’Hitler ait eu en 1941 ces intentions.

Les tenants de la politique francophile étaient beaucoup plus nombreux qu’on ne pense, dans la Wehrmacht ; et leurs écrits tendent à accréditer cette thèse.

Elle a, depuis, été acceptée par tous ceux qui ont voulu accabler Dentz et ses soldats. Ils ont essayé de prouver que l’argument que Dentz avait alors invoqué pour « entraîner ses soldats à se battre » et qu’il invoquera par la suite pour sa défense, était une chimère, née de sa mauvaise conscience et « que jamais les allemands n’avaient eu ces noires intentions ».

On serait alors tenté de croire qu’ils préfèrent le témoignage « orienté » d’anciens ennemis, si haut placés fussent-ils alors, à celui de généraux français, tel le général Huntziger qui, à l’époque, n’avait aucune raison de soutenir cette thèse si elle ne s’appuyait sur des renseignements irréfutables.

Pourquoi, à la fin de 1940, le général Huntziger aurait-il ainsi averti le général Dentz, s’il n’avait cru de son devoir de l’informer de ce qu’il savait.

Au surplus n’est-ce pas ce qui s’est passé en 1942 ?

 

 

ANNEXE 5

 

 

LES PROTOCOLES

 

Certains et non des moindres dans la hiérarchie, ont voulu prouver que les protocoles, qui furent signés en juin 1941 à Paris, par le général Warlimont et le représentant du gouvernement français n’étaient ni plus ni moins qu’une trahison envers la France et ses anciens alliés, et donnaient ainsi à ceux-ci quitus de leur action au Levant.

Cette affirmation mérite que la vérité soit rétablie.

Certes, vingt-cinq ans après les faits incriminés, les beaux esprits et les sectaires auront toujours le droit de prétendre que « tout cela relève du roman ! ». Roman, hélas, qui a vu couler trop de sang et naître trop de haines pour qu’à l’avance on ne réponde à leurs objections.

 

L’Irak, au début de 1941, s’agite. Etalé entre les deux fleuves impériaux de l’antiquité, charnière entre le Moyen-Orient et l’Orient, exutoire au surplus des pétroles qui foisonnent dans son sous-sol ce territoire revêt trop d’importance sur la route des Indes, pour que l’Angleterre puisse s’en désintéresser. Aussi, en 1920, accepte-t-elle avec empressement le mandat que la SDN lui octroie, à charge pour elle d’amener ce pays à l’indépendance.

Mais là, comme partout ailleurs, ce qui s’est passé et qui se passe encore en Europe échauffe les esprits. N’est-il pas arrivé le temps où, enfin, la liberté pourra être reconquise ? Le parti anti-anglais est puissant. Il a, à sa tête, un homme, comme on en a tant trouvé en ces temps troublés, Rachid Ali. Ardent patriote peut-être, mais surtout ennemi déclaré de l’Angleterre.

Il a pris contact avec les nazis, que leurs successives victoires lui ont fait choisir pour l’aider à libérer son pays du joug anglais. Il croit en ces lointains alliés, et pense le moment venu de secouer cette tutelle qui tient son pays prisonnier du gouvernement de Londres. Ce dernier ne veut-il pas que l’Irak rompe sa neutralité et déclare la guerre aux puissances de l’Axe !

A la fin d’avril 1941, il passe à la révolte ouverte. Ses partisans prennent les armes et mettent le gouvernement pro-anglais en difficulté. Toutefois, pour parachever ce qu’il croit être sa victoire, il a besoin de l’aide promise par Berlin. Il appelle Hitler à l’aide.

Les dirigeants nazis paraissent avoir été pris de court par cette révolte qui ne vient pas, pour eux, à son heure. La campagne des Balkans s’achève ; la Grèce est, elle aussi, vaincue ; la Crète vient d’être conquise, mais l’Irak est situé à plus de 3000 kilomètres.

L’aide aérienne est seule possible.

Comment faire franchir aux matériels une si longue distance qui ne peut être couverte sans escale intermédiaire ? Il s’agit pour le Reich de trouver à mi-chemin les terrains où ses avions pourront se ravitailler.

La Palestine est naturellement exclue. La Turquie, échaudée par sa défaite d’il y a vingt ans, se cantonne dans une stricte neutralité. Il serait peut-être possible de faire fléchir sa position, mais les délais sont trop courts pour entamer une action diplomatique. Le seul territoire où l’allemand pourrait faire escale reste le Levant occupé par les troupes de la France vaincue. C’est donc au Levant que devront faire escale les avions.

Hitler pourrait, pense-t-il, imposer à la France ce nouveau diktat. Mais il « sent » que ce serait contraire aux buts de la politique qu’il a amorcée avec la France. Au surplus, sans accord de Vichy, il ne peut être assuré que ses avions ne seront pas reçus à coups de canon et que les troupes françaises ne basculeront pas alors dans le camp ennemi. Il importe donc pour lui de négocier ce passage, quitte à promettre des compensations au gouvernement de Vichy. Mais il faut agir vite car Rachid Ali est en difficulté.

Le 2 mai, Von Ribbentrop alerte à Paris l’ambassadeur Otto Abetz. « Négociez l’escale au Levant des avions en route pour l’Irak. Mais faites vite car le temps presse ».

Le 3 mai Abetz téléphone au représentant du gouvernement de Vichy à Paris. Il veut le retrouver sans tarder et n’hésite pas, fait rare, à se déplacer lui-même. Il expose la requête du Reich et réclame une réponse pour le soir.

Cette précipitation étonne son interlocuteur. Comment ! Pour la première fois, l’Allemagne n’impose plus ! Elle demande une autorisation ! Mais alors ne serait-ce pas l’occasion de marchander et d’obtenir en contrepartie le règlement de nombreuses questions jusqu’alors en suspens ?

L’amiral Darlan est prévenu à Vichy. Lui aussi pense qu’il y a peut-être une carte à jouer, et aussitôt il prend le train pour Paris. Abetz est prévenu de cette arrivée, mais il piaffe car les avions attendent.

Nous sommes le 4 mai.

L’amiral et le représentant du gouvernement à Paris mettent au point les demandes compensatrices. Autoriser l’escale, c’est donner aux anglais prétexte à intervention, et il faut être assuré que le risque accepté aura une contrepartie payante.

Le 5 mai, les demandes françaises sont remises à Abetz qui a un haut-le-corps en les lisant.

-Libération immédiate de 350000 prisonniers anciens combattants.

-Libération des officiers de réserve anciens combattants.

-De l’armement pour l’armée de l’armistice.

-Assouplissement de la ligne de démarcation.

-Rattachement progressif à l’administration française des départements du Nord et du Pas-de-Calais, alors rattachés abusivement au gouvernement allemand de Bruxelles.

-Allégement de 100 millions par jour de l’indemnité de guerre, fixée à 400 millions.

-Reconnaissance à la paix de la souveraineté française sur le Levant.

-Mêmes garanties pour les autres territoires de l’Empire.

Abetz essaie de faire comprendre que ces demandes sont exagérées. Il lui est rétorqué que l’autorisation accordée peut faire basculer l’Empire dans la dissidence et que la France a besoin de ces compensations en contrepartie.

Au surplus l’heure presse, a-t-il dit, et mieux vaut donc qu’il transmette, telles qu’elles sont présentées, les demandes à Ribbentrop qui tranchera.

A sa grande stupéfaction, le 6 mai, Ribbentrop l’avise que toutes les demandes françaises, sauf la dernière, sont acceptées par le Führer, qui recevra l’amiral Darlan à Berchtesgaden.

Les avions peuvent décoller. L’amiral Darlan envoie au général Dentz l’ordre de les laisser atterrir à Alep. Escale technique, sans plus. Aucune sortie de la base ne sera autorisée pour les équipages. Tout le personnel allemand de servitude sera réembarqué avec les avions.

Le 7 mai, les premiers avions allemands arrivent au Levant. On connaît la suite.

Le 12 mai, comme prévu, l’amiral Darlan rencontre le Führer.

Hitler consent à tout. Il accepte même la dernière clause ! Il y met seulement la condition que la France doit défendre elle-même son Empire, s’il est attaqué, « l’Allemagne ne voulant, ni ne pouvant prendre à sa charge, gratuitement, la défense de l’Empire français ».

Reste, après la mise au point officielle, la rédaction définitive de ce qui prendra le nom des « Protocoles ». Ils devraient être signés dans les meilleurs délais.

Or le texte soumis à Paris par les allemands aux diplomates français n’est pas conforme aux clauses arrêtées par l’amiral et le Führer.

S’y trouve en effet ajouté un paragraphe qui prévoit l’ouverture aux troupes de l’Axe des ports de l’Afrique du Nord. Rommel et le commandement italien en ont un pressant besoin, surtout de Bizerte, pour assurer le soutien de l’Afrika Korps.

Les français n’acceptent pas cette clause non prévue. Une fois de plus, ils se trouvent en face de la mauvaise foi nazie. Maintenant que les avions ont eu le droit d’atterrir en Syrie, aussi bien à l’aller qu’au retour, les allemands ne sont plus pressés de tenir leurs promesses, et pourquoi se gêneraient-ils !

S’engagent des discussions âpres et difficiles. L’amiral y participe, en particulier le 27 mai. Mais il sent qu’il va tout perdre s’il ne paraît pas céder. Il s’apprête à parapher le projet qui lui est soumis, quand, se ravisant, il demande qu’on y ajoute une clause subordonnant l’octroi des ports à l’exécution des autres conditions arrêtées entre le Führer et lui. Cette exécution, en effet, serait susceptible, comme il le fait écrire, « de retourner l’opinion française en faveur des allemands ».

Simple clause de style, pensent ceux-ci, mais qui va cependant tout sauver.

Les accords seront signés, au début de juin à Paris, par le général Warlimont pour l’Allemagne.

A Vichy, le projet est soumis au gouvernement. Celui-ci, y compris l’amiral Darlan et tous les chefs de l’Empire africain, se refusent à donner suite au projet, tant que les conditions acceptées par Hitler n’auront pas été exécutées et que l’opinion française n’aura pu de ce fait être retournée.

C’était de bonne guerre. La cession des ports africains se trouvait ainsi reportée à plus tard.

Toutefois, pour que les Protocoles, dont les causes acceptées étaient avantageuses pour la France, ne soient pas annulés par les allemands, on fera preuve de bonne volonté en « acceptant » seulement d’effectuer quelques transports en Méditerranée pour le compte de l’Axe[15].

L’essentiel est de gagner du temps, car Barbarossa, dont l’attaché militaire français en Roumanie a rendu compte de l’imminence du déclenchement, va bientôt enliser la Wehrmacht dans l’édredon russe.

Et les ports de l’Afrique du Nord ne seront pas ouverts aux allemands. Ils s’empareront de Bizerte lorsque la campagne de Tunisie aura déjà scellé leur destin.

Quant aux conditions acceptées le 12 mai par Hitler, elles auront un début d’exécution. Les anciens combattants prisonniers revinrent ; 50000, dont le général Juin, rentrèrent immédiatement. La liberté retrouvée était, pour eux, de trop de prix pour qu’ils n’en soient pas reconnaissants à ceux qui en avaient été les artisans.

Ajoutons que, lorsque les hostilités furent déclenchées au Levant, l’un des membres du gouvernement de Vichy se rendit à Ankara en ambassade extraordinaire pour négocier avec la Turquie, le passage de 10000 hommes de troupe et de quelques unités de chars. La Turquie voulut tirer avantage de cet assouplissement à sa neutralité. Elle réclama, en échange de sa bonne volonté, la province d’Alep et le fameux bec de Canard. L’ambassadeur extraordinaire aussitôt rompit les négociations. « Vichy voulait bien se battre pour conserver à la France ses possessions, mais il se refusait à les amoindrir quel que soit le drapeau qui y flotterait par la suite ».

 

 

ANNEXE 6

 

 

PROCES DU MARECHAL PETAIN

 

(Extrait du livre Révision du général Héring et du commandant Le Roch. Les Iles d’Or, 1949. Pages 77 et suivantes).

 

La Syrie.

La défense de la Syrie contre les anglais était conforme aux intérêts permanents de la France. Notre politique au Levant a été, de tout temps, de résistance aux convoitises anglaises.

Cette défense était même conforme à l’accord Pétain – Churchill, en son paragraphe 6 dont, en cette importante discussion, nous reproduisons ci-dessous le libellé.

« Toute agression anglaise contre les colonies françaises sera repoussée par les armes, pour éviter la défense conjointe par l’Axe des dites colonies, ce qui équivaudrait à céder à l’Axe les colonies françaises et les bases ».

En application rigoureuse de cet accord, la France repoussa l’offre de défense conjointe que lui fit l’Allemagne. (Déposition du général Bergeret).

La fable de la présence des allemands en Syrie aux côtés des français, présence qui fut officiellement affirmée aux anglais par le général Catroux, est démentie par tous ceux qui étaient alors sur place et qui ont témoigné de bonne foi.

Dans son message du 8 juin 1941, le Maréchal prenait à témoin les français du Levant :

« Depuis plusieurs jours, la propagande, qui forgeait le prétexte de l’agression, prétendait que des troupes allemandes débarquaient en grand nombre dans nos ports du Levant, que la France se préparait à livrer à l’Allemagne les territoires dont la défense vous est confiée.

Vous qui êtes sur place, vous savez que tout cela est faux ».

Les porte-parole du pays neutre immédiatement voisin, la Turquie, ont tenu, en conscience, à le déclarer dès qu’ils ont vu se déclencher l’attaque anglaise sous ce prétexte. Témoin ce message radiodiffusé par la station d’Istanbul :

« Il est sûr maintenant qu’il n’existe pas de forces allemandes en Syrie. Les anglais ont attaqué ce pays pour atténuer certains critiques adressées au gouvernement à propos de l’affaire de Crète. (14 juin 1941) ».

Le grand chef militaire anglais au Levant, le général Wavell, devait d’ailleurs déclarer :

« L’expérience m’avait appris à n’accepter qu’avec une certaine réserve les renseignements des Français Libres… Le général Catroux « a admis » par télégramme que son information était erronée ». (Rapport du maréchal Wavell en 1946, cité dans le numéro de Combat du 5 juillet 1946).

A ce mépris de la vérité s’alliait d’ailleurs chez les gaullistes, un total mépris des conventions, voire même des plus solennelles promesses ;

 

-Quant aux français des FFL.

En effet l’accord Churchill – de Gaulle signé le 1er juillet 1940 spécifiait : « Le général de Gaulle procède à la constitution d’une force française de volontaires. Cette force…ne pourra jamais porter les armes contre la France ». (Monde illustré du 16 juin 1945 et autres publications).

Cet engagement avait été renouvelé le 24 septembre 1940 devant Dakar, lorsque, en face de la résistance française, le QG gaulliste avait fait diffuser ce message en clair : « Le général de Gaulle a fait retirer ses forces car il ne veut pas de bataille rangée entre français ».

Aussi le général Leclerc qui, lui, n’a combattu que les italiens et les allemands, était-il hostile à l’action des FFL contre la Syrie française. (Amiral Muselier : De Gaulle contre de Gaulle, page 218).

 

-Quant à l’humanité :

Les étrangers de bonne foi ont jugé très sévèrement les fauteurs de ces luttes fratricides. Un américain, de très grande autorité morale aux Etats-Unis et le mieux documenté sur ces questions, l’historien Langer, note en son compte rendu :

« Les anglais ont commis la faute inexcusable de faire combattre des français contre des français ». (Langer, page 168).

 

-Quant à la France :

Alors que syriens et libanais vivaient paisiblement sous le régime du mandat, c’est un général, sans pouvoir politique, agissant sous la seule autorité du général de Gaulle, le général Catroux, qui déclencha leur révolte en proclamant, le 1er juin 1941 : « Au nom de la France Libre…je viens mettre fin au régime du mandat et vous proclame libres et indépendants ».

Cette trahison vis-à-vis de la France entraînait l’introduction du loup dans la bergerie : l’appel aux anglais.

Dans une conférence de presse tenue à Paris le 2 juin 1945, le général de Gaulle en revendique la responsabilité :

« C’est la France Libre qui prit l’initiative d’entrer en Syrie en 1941 en y entraînant l’Angleterre ».

Même à défaut d’ordres du gouvernement de Vichy, cette attitude traçait au général Dentz commandant des troupes et haut-commissaire en Syrie, son devoir de français. M. de Kérillis, membre de la commission des Affaires Etrangères FFL, l’a reconnu lui-même en criant à Londres « casse-cou ».

« Les soldats de Vichy, écrit-il au QG gaulliste, prennent l’apparence de se battre pour conserver la Syrie à la France, quand les soldats du général de Gaulle se battent pour séparer la Syrie de la France. (De Kérillis : De Gaulle dictateur, page 138. Editions Bauchemin, Montréal, 1945).

Dès lors l’accusation se retourne contre les accusateurs.

 

 

ANNEXE 7

 

 

Le grand anglais, qui fut l’artisan, la pierre angulaire de la résistance britannique et par suite de la victoire alliée, a consacré un chapitre de ses Mémoires aux événements de Syrie. Il paraît nécessaire de l’analyser pour en tirer les conclusions qui s’imposent.

Dans le chapitre XVIII intitulé : « La Syrie », Churchill, après avoir exposé impartialement la situation stratégique au Moyen-Orient, écrit notamment : « Le 2 mai, Rachid Ali demanda au Führer de lui fournir un appui armé contre nous en Irak, et le lendemain, l’ambassade d’Allemagne à Paris (soit le 3 mai) était chargée d’obtenir du gouvernement français l’autorisation de faire « transiter » par la Syrie les avions et le matériel de guerre destiné à Rachid Ali ». Tout ce qui suit est relativement exact, à l’exception du nombre d’avions qui transitèrent réellement au Levant. Il continue : « A cette même époque, comme nous l’avons vu, le commandant du Moyen-Orient ne savait plus où donner de la tête…Le général de Gaulle insistait pour entreprendre immédiatement une campagne avec les Forces Françaises Libres, au besoin sans l’appui des forces britanniques. Mais, nous souvenant de Dakar, Wavell, qui était sur les lieux et nous tous, à Londres, pensions qu’il n’était pas prudent d’employer les troupes gaullistes seules, même pour s’opposer à une avance allemande en Syrie. Cela pouvait toutefois devenir inévitable[16]. Mais Churchill continue : « Malgré notre répugnance à ajouter aux charges écrasantes de Wavell, il nous fallut le presser de faire ce qu’il pouvait pour aider les Français Libres. Le 28 avril (donc antérieurement à la demande d’aide des révoltés d’Irak, et au transit des avions de l’Axe au Levant), il répondit qu’il disposait en tout et pour tout d’un unique groupe tactique… En conséquence les chefs d’état-major donnèrent pour instructions à Wavell[17] de ne faire au général Dentz aucune offre d’aide formelle. Mais si ce dernier s’opposait à un débarquement allemand par mer et par air, il devait avoir sur l’heure l’appui de toutes les forces britanniques disponibles. Le général Wavell reçut d’autre part l’ordre d’entreprendre immédiatement des opérations aériennes contre toute pénétration éventuelle des allemands. (Il n’y eut pas de combats aériens anglo-allemands, ce qui est regrettable, car les avions allemands attaqués au moment où, à bout d’essence, ils approchaient des côtes libanaises, auraient été une proie facile pour les avions de la Royal Air Force. A moins que Wavell n’ait considéré qu’il n’y avait pas pénétration allemande !).

Le 8 mai, sur un télégramme au général Ismay, Churchill écrivait de sa main : « Nous devons apporter notre aide quelle qu’elle soit, sans nous soucier de ce qui se passe à Vichy ». (A qui cette aide était-elle destinée ?). Le 9 mai, il envoyait au général Wavell un télégramme dans lequel il disait : « Les renseignements qui nous parviennent nous portent à croire que l’amiral Darlan a fait un marché pour aider quelques milliers d’allemands, transportés par air, à prendre pied en Syrie[18] ».

« Le 17 mai, le général Wavell télégraphia qu’en raison du transfert de certaines unités de la Palestine en Irak, des opérations en Syrie signifiaient ou bien que l’on devait laisser les Forces Françaises Libres agir seules, ou bien qu’il fallait expédier des renforts d’Egypte. Il était absolument convaincu que les Français Libres ne seraient d’aucun secours et ne feraient qu’aggraver la situation. Il terminait en disant qu’il espérait bien qu’on ne lui imposerait ce nouveau fardeau que s’il s’avérait absolument indispensable… A ce moment un malentendu s’éleva entre nous, à Londres, et le général Wavell, malentendu causé par l’impression qu’il avait eue que nous faisions plus de cas des avis formulés par les chefs de la France Libre que des siens…et du moment qu’il en était ainsi, il préférait être déchargé de son commandement. Je m’empressais de le rassurer… ». (Wavell sur place avait compris l’inanité de la menace).

Le 22 mai, Wavell télégraphiait au Premier ministre : « Cette affaire de Syrie est alarmante, car les forces aériennes ennemies, établies sur le territoire, sont plus près du canal que si elles étaient à Mersa-Matrouh. Les partisans de Vichy semblent à présent tout à fait acquis aux allemands[19] ».

Le 25 mai, le général Wavell faisait savoir à Londres que « le général Wilson (Sir Maitland Wilson, replié de Crète en Palestine) se préparait à avancer en direction du Nord avec des forces composées de la 7e division australienne, des soldats de la France Libre, d’une patrie de la 1e division de cavalerie, à présent motorisée. Il ne pourrait se mettre en marche que dans la première semaine de juin, au plus tôt[20] ».

Le 5 juin, Wavell télégraphiait « qu’on éviterait la bataille dans la mesure du possible. Nos armes devant être au début de la propagande, les tracts, l’intimidation. En cas de résistance, on userait de toute la force disponible ».

Le 6 juin, Churchill écrivait au général de Gaulle : « Je tiens à vous adresser mes meilleurs vœux de succès dans l’opération que nous entreprenons en commun au Levant… Je souscris à votre décision de promettre l’indépendance à la Syrie et au Liban, et, comme vous le savez, je considère comme essentiel que nous donnions à cette promesse tout le poids de notre garantie… Je suis donc obligé de vous demander, dans ces instants si graves, de ne pas insister pour proclamer Catroux haut-commissaire en Syrie ».

Le 7 juin, il écrivait aussi au président Roosevelt : « Nous entrons en Syrie demain matin… Je ne puis dire comment le gouvernement de Vichy réagira en face de ces événements. Personnellement, je ne crois pas qu’il puisse faire plus de mal qu’à l’heure actuelle[21]. Je vous serais extrêmement obligé de continuer à faire pression sur lui. Nous n’avons aucun intérêt politique en Syrie, nous ne voulons que gagner la guerre[22]. Le contingent des Forces Françaises Libres, commandé par le général Legentilhomme, était composé de 6 bataillons, une batterie et une compagnie de chars. Les forces de Vichy, commandées par le général Dentz, comprenait 18 bataillons, 120 canons, 90 chars, soit 35000 hommes en tout. Une aviation composée de 90 appareils et une formation navale constituée par 2 destroyers et 3 sous-marins, stationnée à Beyrouth.

« Bien que notre attaque n’eût, pour ainsi dire, aucun effet de surprise, certains pensaient que « l’ennemi » ne nous opposerait qu’un simulacre de résistance. Mais lorsqu’il se rendit compte de notre faiblesse, il reprit courage et réagit vigoureusement, ne fût-ce que pour l’honneur de ses armes. Les Forces Françaises Libres furent tenues en échec à 16 kilomètres de Damas, et une contre-manœuvre, tournant leur flanc Est, menaça leurs lignes de communications. Un bataillon britannique fut écrasé à Kuneitra au cours d’une contre-attaque effectuée par deux bataillons appuyés par des chars[23]. Au cours de cette première semaine, il apparut clairement à Wavell qu’il nous fallait des renforts. Une des brigades de la 6e division puis une deuxième furent envoyées fin juin. Il fit marcher sur Palmyre un groupe tactique de la 1ère division de cavalerie baptisée Hab-force. Deux brigades de la 10e division indienne qui se trouvaient en Irak, reçurent l’ordre de remonter l’Euphrate en direction d’Alep. Damas fut enlevée par les australiens, le 21, après trois jours de durs combats. Leur avance fut aidée par un raid audacieux du commando numéro 11 qui fut amené par mer derrière les lignes ennemies[24].

« Le 12 juillet, les émissaires de Vichy arrivèrent pour demander un armistice qui leur fut accordé. Nos pertes s’élevaient à plus de 4600 tués ou blessés, celles de l’ennemi à 6500[25] ».

« Un incident désagréable restait à régler. Des soldats anglais, faits prisonniers pendant la campagne, avaient été embarqués en hâte à destination de la France occupée, et allaient certainement être livrés aux allemands[26]. Lorsqu’on s’en aperçut, le général Dentz et d’autres officiers supérieurs furent détenus en otages. Ce geste produisit l’effet qu’on en attendait et nos hommes nous furent rendus[27] ».

Les quelques pages que Churchill consacre dans ses Mémoires aux opérations du Levant, laissent le lecteur avec un sentiment indéfinissable, comme si l’auteur n’avait pas très bonne conscience en rapportant ces faits. La suite des événements lui a prouvé, s’il en était besoin, qu’il avait attaché aux flancs du corps expéditionnaire qui se battait en Cyrénaïque une pomme de discorde. Les libanais et les syriens, se révoltant contre la domination gaulliste, forcèrent le commandement anglais à s’interposer avec violence par moments pour rétablir l’ordre dans ces pays où, jusqu’en 1941, régnait un calme politique complet et où chacun, libanais ou syrien, formait des vœux pour que la France se relevât de sa chute.

Mais Churchill, dans ses Mémoires, laisse entrevoir les dessous machiavéliques qui amenèrent les anglais à intervenir au Levant.

Le prétexte avoué, qu’ils invoquèrent, fut l’arrivée de la fameuse avant-garde aérienne allemande. Or, la demande d’aide de Rachid Ali est du 2 mai, le transit des 79 avions s’échelonna entre le 7 mai et le 15 mai, mais dès le 28 avril, Wavell répondait officiellement qu’il ne disposait que d’un groupe tactique pour les opérations du Levant ! Et cette réponse était donnée à la suite des propositions du chef des Français Libres en Palestine, d’entrer immédiatement – et seul s’il le fallait, sans appui des forces britanniques – au Levant. Dans l’esprit de Churchill, l’opération était donc déjà inscrite en pointillé, bien avant que les avions allemands n’atterrissent sur les terrains du Levant, et cette idée lui avait été suggérée à Londres par ceux-là mêmes qui, de par leur nationalité et leur serment, n’auraient jamais dû faire une telle proposition.

Churchill « savait » que le gouvernement de Vichy devrait s’opposer par les armes à toute intrusion anglo-gaulliste au Levant. Au demeurant, quand les opérations furent déclenchées, le 8 juin, il y avait beau temps que les aviateurs allemands n’étaient plus au Levant. On peut se demander, à nouveau, les raisons qui s’opposèrent à l’attaque par la RAF de ces avions aussi bien à l’aller qu’au retour. Les 2e bureaux anglo-gaullistes, toujours si bien renseignés, n’ignoraient aucun des horaires de passage ! Cela valait la peine de déplacer une ou deux escadres de la RAF pour cette lutte aérienne qui aurait, par sa réussite certaine, facilité la suite des opérations. Et aussi que penser des pressions qui furent faites sur Wavell pour l’amener à changer d’opinion en si peu de temps ?

La vérité est ailleurs. Et il reste qu’il est regrettable que des français se soient laissés berner à ce point par le Premier ministre anglais qui, au demeurant, agissant au Levant, comme il l’avait fait à Mers el-Kabir et à Dakar, œuvrait par tous les moyens, honnêtes et clandestins, pour ce qu’il estimait être le bien de sa patrie.

 

 

ANNEXE 8

 

 

Notre récit ne serait pas complet si nous ne donnions certains témoignages émanant de Français Libres, articles qui parurent dans la presse alliée à l’époque, et qui éclairent d’un jour particulier quelques-uns des aspects de la politique alors suivie par la France Libre.

Pour les uns, les anglais, aidés ou non des gaullistes, avaient raison de vouloir occuper ces territoires du Levant, d’une importance stratégique de premier plan pour le maintien des communications alliées au Moyen-Orient. Puisque les allemands avaient commencé à mettre un pied au Moyen-Orient, toutes les craintes étaient justifiées, et il fallait mieux prévenir que subir. Cette menace, malgré les promesses de Dentz, était trop grave pour la suite des opérations, pour qu’on puisse la laisser se renouveler.

Nous avons vu ce qu’il fallait penser de l’occupation du Levant par les allemands, mais la propagande de l’époque, bien orchestrée, trompait, sciemment, même ceux qui se voulaient impartiaux, mais qui n’avaient, pour fonder leur jugement, que les renseignements qu’on voulait bien leur donner.

Pour les autres, si l’opération anglaise était nécessaire, il ne fallait surtout pas que les Français Libres y participent. Car leur présence exaspérait les français de Vichy, et on courrait à la guerre. Dentz avait bien promis qu’il défendrait le Levant contre toute action armée, d’où qu’elle vînt, mais il n’oserait certainement pas ordonner de résister aux anglais, alors que l’entrée des Français Libres, au Levant, les armes à la main, déclencherait la riposte des armes.

Ceux-ci avaient peut-être raison, car Dentz aurait sans doute traité avec les anglais, si en sous-main ceux-ci n’avaient été poussés à l’intransigeance. Au reste, tous les français du Levant connaissaient les termes de l’accord de Gaulle – Churchill, et ils espéraient que les Français Libres ne se parjureraient pas, en venant, même symboliquement, en aide aux troupes anglaises de Palestine. Hélas, ils se sont parjurés, et la présence des gaullistes au Levant fut plus néfaste pour la France que n’importe quelle occupation anglaise. Cette présence fut le levain qui fit éclore révolte sur révolte, dans le sein des populations libanaises et syriennes, jusqu’à l’éviction honteuse de la France en 1945.

Nombreux furent, semble-t-il, les français réfugiés alors à New York, qui prirent parti contre l’entrée des Français Libres au Levant. Malgré leur opposition, toute verbale du reste, « le général de Gaulle décidait de jeter les Forces Françaises Libres contre la Syrie et nommait le général Catroux, son représentant dans le Levant. Il lui intimait l’ordre de publier une proclamation par laquelle il accordait l’indépendance entière aux populations de la Syrie et du Liban ».

Et voici le passage essentiel : « Au moment où les forces de la France Libre, unies aux forces de l’Empire britannique, son allié, pénètrent sur votre territoire, je déclare que j’assume les pouvoirs, les responsabilités et les devoirs du représentant de la France au Levant…

« Je le fais au nom de la France Libre qui s’identifie avec la France traditionnelle et réelle, et au nom de son chef, le général de Gaulle…

« En cette capacité, je viens mettre fin au régime du mandat et vous proclame libres et indépendants. Vous serez donc désormais des peuples souverains et indépendants, et vous pourrez, soit vous constituer en Etats séparés, soit vous unir en un seul Etat. Votre statut souverain sera garanti par un traité dans lequel seront définies nos relations réciproques ».

Signé Catroux.

Cette proclamation fut connue, en son temps, à l’EMTL, apportée, semble-t-il, par le patriarche des maronites.

« On raconte qu’au moment de signer ce document historique et si lourd de sens, le général Catroux faillit se récuser. En cette circonstance, il a fait preuve d’une extraordinaire docilité car il n’ignorait pas que cette déclaration était nulle en droit ». Le mandat avait été donné à la France par la SDN. A elle seule, ou tout au moins aux puissances ayant signé la délégation du mandat, appartenait la possibilité juridique de le faire cesser, à la demande de la puissance tutrice.

« Dans la pensée du général de Gaulle, sans doute cette offre d’indépendance allait provoquer, au Liban et en Syrie, une vague d’enthousiasme indescriptible. Il y serait accueilli en libérateur par des foules exaltées qui lui ouvriraient toutes grandes les portes des églises et des mosquées. Malheureusement, cette déclaration jetait la semence de laquelle devait germer une moisson de troubles innombrables. D’elle allait partir tout un engrenage de complications politiques qui, un jour, bouleverseraient la France, l’opposeraient violemment à la Grande-Bretagne et à l’Amérique, éveilleraient et exciteraient dans les profondeurs du monde arabe, des aspirations enflammées, provoqueraient dans un monde en révolution, un nouveau séisme dont les frémissements s’étendraient, pendant cette période de guerre de l’Atlantique à l’océan Indien. Ils poseraient ainsi de redoutables problèmes pour les Alliés en guerre avec le Japon ».

Le général de Gaulle devait un jour expliquer son action en la rejetant sur les anglais qui l’avaient forcé à faire cette promesse aux libanais et aux syriens. Et en effet, le 6 juin, Churchill, dans une lettre au général de Gaulle, « souscrivait » à la décision de ce dernier, de donner l’indépendance à la Syrie et au Liban, et lui donnait tout le poids de la garantie britannique. Où donc est la vérité ? Il faut constater en effet, avec regret, que jamais, à notre connaissance, la propagande gaulliste qui, tellement souvent, a souligné ses griefs contre l’Angleterre, n’a osé proclamer à cette époque que l’offre faite au Liban et à la Syrie était provoquée par les menées anglaises.

Dans une lettre adressée, à cette époque, de New York à Londres, son auteur écrivait « qu’il considérait comme une faute politique majeure de provoquer la séparation de la Syrie et du Liban. Si le général de Gaulle accorde si facilement l’indépendance à 800000 pauvres paysans maronites ou musulmans, qui n’ont jamais constitué un Etat indépendant, comment pourra-t-il la refuser plus tard aux missions de marocains, de tunisiens et d’annamites, qui ont formé pendant des siècles des empires et des royaumes libres et florissants ? Cette concession constituerait un premier démembrement de notre Empire et donnerait le signal d’un démembrement plus grand encore.

N’était-ce pas en effet une anomalie grave de conséquences de considérer que les soldats de Vichy prenaient l’apparence de se battre pour conserver le Liban et la Syrie à la France quand les soldats du général de Gaulle se battaient pour séparer le Liban et la Syrie de la France ! En fait, la manœuvre politique du général de Gaulle avait cette conséquence navrante qu’elle exaspérait l’armée française de Vichy à laquelle on disait : « Défendez la Syrie et le Liban qui sont perdus pour la France, si l’Angleterre et les gaullistes gagnent ». La France captive, épouvantée par cette guerre fratricide, était jetée dans un nouvel abîme de douleurs. La propagande allemande marquait l’un des plus grands triomphes psychologiques de cette guerre ».

Vint ensuite l’inévitable et désastreux épilogue.

Le général de Gaulle réalisa tout de suite l’immense faute qu’il allait commettre, s’il exécutait la promesse qu’il avait faite aux peuples syrien et libanais. Il décida donc de renier la parole qu’il avait donnée. Il nomma un haut-commissaire, M. Helleu, pour la Syrie et le Liban, et fit savoir aux populations atterrées que leur sort ne serait réglé qu’après la guerre !

« Par malheur, l’administration gaulliste se montra aux libanais et aux syriens sous le jour le plus fâcheux. Les gaullistes remplacèrent les pétainistes, sans apporter le moindre changement moral, le moindre esprit de réconciliation et d’unité française, la moindre vision d’héroïsme. Les populations indigènes ne trouvèrent dans les partisans du général de Gaulle qu’une nouvelle faction révolutionnaire, en laquelle ils cherchaient en vain le visage de la vraie France, et dont au surplus ils discutaient l’autorité et les droits. Pour garder la Syrie et le Liban, il eût fallu que les partisans du général de Gaulle apparussent à ces populations, comme les continuateurs, les défenseurs, les sauveurs héroïques d’une légalité française rénovée par les épreuves.

Bientôt, l’agitation monta. Elle s’étendit aux monts du Liban. Les populations chrétiennes qui y vivent depuis les Croisades n’ont cessé de montrer à la France « l’amitié la plus tendre et la plus émouvante. Ces maronites, aux traditions millénaires, groupés autour de leur vieux patriarche, habitué à défier les infidèles turcs et arabes, et à implorer contre eux l’aide des français, se détournèrent lentement des nouveaux maîtres que l’exil leur envoyait ». Ce n’est pas en effet ce qu’ils espéraient le 8 juin, quand ils applaudissaient à l’annonce de leur indépendance totale. Il y eut des manifestations à Beyrouth. Les étudiants crièrent : « A bas la France ! A bas de Gaulle ! ». Leurs cris « retentirent loin au-delà de la ville, des hautes montagnes et du désert rouge ». Depuis l’écroulement du Royaume franc de Jérusalem, jamais des cris hostiles « à la douce France n’avaient retenti en ces lieux ». La grande majorité des libanais d’Egypte, d’Amérique et du monde entier prirent parti pour leurs frères.

« M. Helleu fit connaître au général de Gaulle la gravité de la situation. Le général de Gaulle, alors à Alger, et qui craignait les répercussions de ces troubles dans les milieux arabes d’Afrique du Nord, comme dans les milieux français de Londres et d’Alger crut pouvoir employer la manière forte. Il ordonna d’arrêter le président de la République libanaise, Béchara el-Khoury, le président du Conseil, Riad el-Solh, et les principaux ministres et députés. M. Helleu objecta que des événements très graves pouvaient résulter de cette décision. Le général de Gaulle renouvela l’ordre, qui fut exécuté ».

Etait en ce moment, à Beyrouth, le général Spears, celui-là même qui avait emmené à Londres le général de Gaulle, en juin 1940. Il prévint Churchill que l’exaspération des populations libanaises et syriennes prenait la forme d’un ouragan contre les français ; qu’elle avait des répercussions dans tout le Proche-Orient, etc. « M. Churchill demanda au général de Gaulle de relâcher immédiatement les prisonniers libanais, et de faire un suprême effort pour ramener le calme. On dit que le général de Gaulle refusa. Il était du reste maintenant trop tard, la révolte avait éclaté. Des soldats réguliers libanais, des étudiants, des rebelles, des prêtres gagnèrent la montagne et les fusils partirent. Puis la Syrie, habitée par des populations musulmanes moins attachées à la France que les populations maronites, se souleva à son tour. Et finalement l’agitation gagna tout le Proche-Orient. L’Egypte, l’Irak, l’Arabie prirent parti contre les français. Enfin en Turquie, point sensible entre tous dans la stratégie diplomatique, des manifestants défilaient dans la capitale aux cris de : « A bas la France ! A bas de Gaulle ! ».

« L’Angleterre et les Etats-Unis ne pouvaient que s’inquiéter de ces développements. Une note fut envoyée au général de Gaulle. Il dut céder. Le 22 novembre 1943, il fit relâcher les prisonniers libanais et destitua son responsable, M. Helleu, qui n’hésita pas à écrire « que le général de Gaulle avait refusé de l’écouter quand il prévenait des très graves conséquences qu’auraient les arrestations ordonnées ».

Tout était perdu. Et en 1945 la France était évincée honteusement du Levant par son allié anglais, qui se frottait sans doute les mains d’avoir réussi une opération politique qui effaçait les néfastes conclusions des accords Sykes-Picot de 1917, et le mandat de la SDN, avec l’aide des français et sans qu’ils s’en doutent.

Ces événements étaient la conclusion logique de tout ce qui précède. Si les troupes de Vichy étaient restées au Levant, si la guerre n’avait pas été déclenchée avec une légèreté criminelle, la France n’aurait pas connu les événements qui l’ont endeuillée si longtemps, et elle ne pleurerait pas, actuellement encore, ses morts inutiles, ses souffrances sans nombre, et ses belles possessions perdues ».

(Extraits de De Gaulle dictateur, op. cit.).


[1] Propositions déjà entérinées par la conférence de San Remo.

[2] Voir annexe 2.

[3] Voir annexe 3.

[4] Voir annexe 6.

[5] Sentinelles.

[6] Chenillettes blindées britanniques.

[7] Relation du moment faite par un rescapé du bataillon. Elle n’est citée que pour montrer l’état d’esprit des combattants.

Beyrouth ne voulut pas croire cette version, et n’en fit jamais état. La disproportion des forces en présence était suffisante pour expliquer la chute du centre de résistance de Kasmiyé.

[8] Futur général Monclar.

[9] Cavaliers du Levant, du général Keime, commandant la cavalerie du Levant.

[10] Il avait remplacé Collet au commandement du groupement Tcherkesse.

[11] Cavaliers du Levant (op. cit.).

[12] Sa mission était de s’emparer de Jezzine. Le commandement du Liban ignorait alors la valeur de la défense australienne. Sans doute aurait-il dû modifier les ordres donnés au colonel Barré après son premier échec pour s’emparer de ce village.

[13] Une enquête postérieure a permis de connaître l’origine de cet ordre. Fidèle aux instructions du général Dentz, l’auteur n’insistera pas sur ce point.

[14] Voir annexe 7.

[15] 30000 tonnes de phosphates amenées mensuellement à Caronte près de Marseille.

3000 tonnes de vivres et 78 camions de Marseille en Tunisie.

Tous ces transports furent arrêtés dès le premier torpillage qui ne tarda guère, et il n’en fut plus question.

Conférence : La Marine française pendant la Deuxième Guerre mondiale par l’amiral Auphan et Jacques Mordal.

Documents de M. Benoist Méchin.

[16] Il est bon, à ce moment, de se souvenir de la déclaration du général de Gaulle en septembre 1940, à Dakar.

[17] Faudrait-il entendre que le général Dentz avait demandé à Wavell de l’aider ?

[18] Nous savons ce qu’il faut penser de ce marché et de ces quelques milliers d’allemands.

[19] Nous sommes loin des avions en transit et de l’aide éventuelle à donner à Dentz. La propagande a fait son œuvre et les 2e bureaux ont bien mal travaillé.

[20] Ce qui prouve que les anglais étaient peu inquiets de « l’occupation » du Levant par les allemands, puisqu’ils ne pensaient déclencher leur opération qu’un mois après le passage des premiers avions. Pour qui connaît la vitesse, à l’époque, des décisions allemandes, si les nazis avaient eu, au Levant, cette fameuse avant-garde, depuis longtemps elle serait partie à l’attaque de Suez, devançant de beaucoup la « processionnelle » mise en route des forces de Wavell. (Note de l’éditeur).

[21] Il y avait longtemps que les avions allemands étaient repartis du Levant. Quel mal faisait alors Vichy au Levant ?

[22] On voit mal comment attaquer 30000 pauvres soldats assiégés au Levant, pouvait contribuer à faire gagner la guerre. Leur présence au surplus garantissait la tranquillité intérieure de ces pays et la sûreté éloignée du Canal.

[23] Ce fut la manœuvre de cavalerie du colonel Le Couteulx de Caumont, hélas sans les deux bataillons.

[24] On ne voit pas comment le raid du commando numéro 11 vraisemblablement dans la région de Saïda put aider les australiens à prendre Damas, située au-delà de deux chaînes de montagne à quelque 80 kilomètres de la mer à vol d’oiseau. La vérité, et Churchill l’a bien compris, c’est la résultante constante des opérations menées au Liban sur celles menées en Syrie qui est la cause indirecte de la chute de Damas.

[25] En réalité 1200 tués et 2500 blessés. 11000 tués ou blessés de l’aveu même de Churchill dans une stupide et inutile campagne.

[26] Embarqués sur quoi? La mer était aux anglais et aucun bateau n’arrivait plus depuis février à Beyrouth. Un avion emmena en France un lieutenant des Forces Françaises Libres au nom connu. Il était vraisemblablement accompagné par deux ou trois officiers anglais. Ils furent amenés en zone libre et non en zone occupée. Il ne fut jamais question de les livrer aux allemands.

[27] Il est regrettable qu’un grand homme ait pu être aussi mal renseigné. Il est vrai qu’on ne lui disait que ce qu’on voulait qu’il sache.